Julie Sansonetti - Le vélo

Quand fraternité et sonorité apparaissent soudain au détour d’une nuit d’ivresse ajaccienne, c’est l’amour et l’humanité qui se remettent en marche, voire qui pédalent un petit peu… Une nouvelle de Julie Sansonetti.

 

Le vélo

 

Rollin & Scratchin des Daft Punk, sil vous plait ! Merci !!!

4h32.

Ma première note écrite est enregistrée sur mon iPhone. Cest pratique, cette application.

Je tends mon écran pour le plaquer sur le plexi qui entoure le DJ que je prends un peu trop souvent pour un jukebox à ma disposition.

Heureusement, il me reconnait.

Oui cest moi la relou qui demande toujours la musique, à 4h32, je suis de retour, sauf que maintenant, je nai plus à te crier dans les tympans pour tordonner dhonorer ma playlist !

Je viens d'acheter mon premier iPhone parce que, la veille, dans les mêmes établissements, je me suis fait voler mon téléphone.

Trop bu, trop égaré, jai laissé traîner le combiné.

Caché ? Volé !

Loccasion de me faire un cadeau.

Cest les vacances, billet retour résident Marseille-Ajaccio.

Cest mon anniversaire, en plus.

Pourtant fille unique, je suis avec mes sœurs, sœurs de cœur, aussi vaporisées que moi, présentement, la taille de nos incertitudes incrustée dans nos talons perchés, identité à peine majeure bricolée.

Jai dix-neuf ans, je veux danser.

Je veux danser.

Je veux danser.

Je veux beaucoup danser.

Ma vie, cest la nuit.

La nuit, cest moins pire.

La nuit, je peux enfin réussir à loublier ?

Je me suis faite éjectée par mon premier émoi, à moi, désormais sans moi.

Les mois ont passé. Je me suis vautrée dans la facilité, dans le cercle vertueux des copines sans horloge, des nuits sans Soleil, des étoiles qui mentent avant de reprendre les amphis le lundi, les révisions le mardi, belote comme repas de midi, rebelote le jeudi, attendant le week-end comme le messie, la même litanie chaque semaine, encore saoule de lavant-veille.

Je lai revu, ce soir. Il est passé devant le Lamparo avec ses amis.

Ils sont entrés.

Puis ils se sont dirigés vers notre table.

Les copines mont accroché le bras discrètement”.

Elles savent tout.

Elles voient tout.

Elles me connaissent mieux que moi.

Il sest approché, a fait semblant de ne pas me voir.

Et ils sont repartis sans rien dire.

me pas la politesse.

me pas une bise glacée.

me pas souhaité mon anniversaire alors que, pertinemment, il le savait.

Mon cœur sest pincé. Très fort, pincé.

Je men suis voulu, davoir encore des sentiments si prononcés quils font mal même jusquau bout des pieds.

Jai fait semblant de ne pas avoir vu, pas calculé.

La groupie du pianiste, Michel Berger.

Jai levé la petite sœur empèguée, jai trinqué, culbuté, grimacé, mis la rondelle dagrume sous mon palais.

Je pensais que jallais enfin pouvoir tout effacer.

Mais malgré la Tequila-frappée, le passé reste à jamais indélébile.

Travaux au quatrième étagedevrait sappeler cette musique.

Les premières notes de marteau piqueur démarrent. La boîte tremble.

Je suis dans un paradis visqueux créé de toute pièce par mon millième verre de citron artificiel sous quatre-vingt-dix degrés d’éthanol, entourée dun monde électrique qui fleure le whisky-soda, la fraise Tagada et Dior Homme en transe.

LEntracte est ma deuxième maison, un grand loft presque new-yorkais rouge, dont la dépendance appelée Lamparo se trouve à deux pas, une dépendance sans sevrage qui colle à la peau, toujours visitée un peu plus tôt.

Quelles sont rassurantes, les nuits qui se ressemblent ! Les âmes aux mêmes places, le lustre au même endroit, les pampilles qui tournent au rythme des coups de fouet de mes Gamma G.T., les barrières qui séparent les vrais habitués des touristes de passage, mes papilles sans goût, et la bibliothèque qui pleure ses lecteurs aux abonnés absents.

La légende dit même que la bibliothèque serait un papier peint, en réalité.

Dès que je reviens, je revois les mêmes piliers aux mêmes parcelles de comptoir, aux mêmes Chesterfields imbibés, les mêmes bouteilles marquées-entamées, les mêmes couples de fortune se déclarer le même amour stupéfié qui ne survivra que samedi en huit.

Sauf ce soir.

Alors que je devais oublier mon humanité dans le flux anesthésié de mon énergie, combo Daft Punk / vodka-Gini, une voix a fendu mes habitudes.

Dans un grand geste qui déplie mon bras, je heurte l’épaule de la jeune femme qui a crié « Bon anniversaire ! » derrière mon dos, que jai compris en murmures, décibels trop forts dans langle de la cabine.

Elle me regarde, gentille et douce.

Je la vois double.

Je la connais ?

Elle me regarde.

Je fais le focus.

Cest qui, dé, elle ?

Non, non, je dois confondre.

Elle me dit quelque chose.

Elle a lair si jeune pour être ici.

Elle m’énerve, elle a lair trop sage.

Elle m’énerve beaucoup, je narrive pas à savoir qui cest.

Je suis ivre et pleine de rage, colère de la nuit, chantier de gloire.

Ça y est, je la remets.

« Quest-ce que tu fous là, toi ? Mais tu ne devrais pas être ici, tas pas l’âge pour rentrer en boîte ! Tu es venue avec ton frère, jespère ?

-Ne dis rien !

-Quoi ? Il ne sait pas que tu es là ?

-Non, non, je ne lui ai rien dit !

-Tu es rentrée comment alors ? Tu es avec qui ?

-Tinquiète pas pour ça !

-Si, justement ! Ton frère est dehors, il est passé au Lamparo tout à lheure, je vais lappeler pour quil vienne te chercher.

-Surtout pas ! Je suis venue toute seule et de mon plein gré !

-Viens, on sort. »

J’agrippe ma nouvelle cavalière danniversaire par la main, je la contrains à me suivre dans un élan de courage pour séparer la foule en deux.

Je pousse des coudes, je tape des dos.

J’écrase des orteils innocents, jesquive des doigts collants.

Je me retourne, elle est effrayée.

Lalcool est retombé comme un soufflet, je dois la raccompagner.

Japerçois le hublot de la porte de droite, sortie imminente, bouffée dair frais.

Je tire mon ombre pour quelle prenne la lumière.

« Je te raccompagne à la maison tout de suite. »

Je ne rigole plus.

Sur le chemin, pas un seul mot.

Je suis ivre, elle est pétrifiée.

Seul le bruit des clous de mes aiguilles bavarde.

Place des Palmiers.

La fontaine est à larrêt.

Les premiers maraîchers commencent à sinstaller.

Un banc, je dois masseoir.

J’ôte mes ustensiles de torture, le fakir va prendre congé.

Nous sommes maintenant deux pauvres jeunes idiotes écroulées sur le granit blanc, à côté du QG des illuminés du quartier.

Chut ! Ils vont se réveiller !

Je ne dois pas parler trop fort, mais je dois lui parler.

« Pourquoi as-tu fait ça ?

-Je suis désolée…

-Tu es folle, ton frère va te tuer ! Tu as quinze ans ! Il ma tellement répété et répété, des milliers de fois répété que tu ne devrais jamais lui ressembler. Et toi, tu es déjà là, en plus seule, et en plus sans lui ! Et s’il t’était arrivé malheur ? Et si tu avais rencontré un pervers, là-bas, sil tavait séquestrée ? Je vais appeler ton frère, tout lui raconter, il ne va surement pas répondre vu la manière dont il ma ignorée ce soir, mais je dois lappeler

-Non ! Non ! Je ten prie ! »

Elle se met à genoux, les deux mains sur les miens.

Je la hisse haut, dégoutée, comme un linge mouillé tombé de son tancarville.

Je sors mon portable de mon sac.

Je parcours mon répertoire.

La plupart de mes contacts sont mal orthographiés, ou carrément oubliés par mon nouvel appareil.

Je navais jamais eu la foi de changer son pseudo niais. Amour” nest plus, désormais.

À la place, je reconnais son numéro écrit en dix chiffres.

Une sonnerie.

Deux sonneries.

Trois sonneries.

Messagerie.

« Tu ten tires bien ! Il ne répond pas. Comment tas fait pour venir en boîte ?

-Jai mis mon réveil, une robe, et je suis venueJe voulais te voir toi.

-Hein ? Mais pourquoi ?

-Il taime toujours.

-Tu te fous de moi, là ?

-Si tu savais comme il taime. Cest lui qui ma dit que tu fêtais ton anniversaire ce soir, au Lamparo et à lEntracte. Avant de sortir, il était dévasté. Je navais plus réussi à lui parler depuis des semaines. Pour ne rien te cacher, il pleurait, avant de claquer la porte

-Pars, tout de suite ! Je ne veux plus tentendre ! Je te couvrirai pour ce soir, ne tinquiète de rien, mais là, maintenant, je veux que tu disparaisses.

-Attends ! Je minquiète beaucoup pour sa santé. Il ne mange plus. Il fait des crottes de boules de mie de pain et il sort de table. Quand il me parle, il est forcément méchant. Le repas, cest le seul moment que lon passe ensemble quand il descend enfin de Corte. Mais il est si triste. Tout le week-end, il sort. Je sais que toute la semaine, il dépense sa jeunesse à LOriente. Il nest pas en train de redoubler sa première année, il est juste en train de se bousiller.

-Tu veux que je fasse quoi, moi ? Cest lui qui ma larguée, avant de se mettre avec une chèvre sans cervelle ! Il a voulu le vélo. Maintenant, il pédale.

-Il nest plus avec elle. Il va sinstaller à Marseille, à la rentrée. Et je pense quil le fait pour te retrouver. »

À ces mots, mon gosier ne se sent plus de joie. Jouvre un large bec, et laisse jaillir mon foie.

Mon acolyte se lève dun bond, et sans réfléchir, récupère mes cheveux derrière ma nuque.

La tempête calmée, nous nous levons pour changer de trottoir.

« Jai si honte que tu maies vue comme ça ! Ne dis rien à ton frère, sil te plait.

-Ça nous fera un secret chacune à garder. »

Mes esprits reprennent le dessus.

Je me rappelle quil y a une fontaine à côté de la Mairie.

Je traverse pieds nus, étanche ma soif, m’éclabousse le visage et les cheveux.

Je suis trempée, mon mascara doit faire pitié.

« Ça va mieux ?

-Non, enfin oui, mais non. Il ne doit pas partir pour moi.

-Tu ne laimes plus ?

-Je nai pas dit ça.

-Alors, pourquoi tu nen veux pas ?

-Parce que, dabord, il doit soccuper de vous. Ta mère est seule, tu as l’âge le plus difficile, il doit soccuper de vous. Il doit dabord vous protéger, avant de penser à déménager. Moi, je nai pas de sœur, je nai pas de frère. Je peux partir sans me faire de souci. Lui, il vit pour lui, et oublie ce quil devrait être.

-Avec ma mère, on va très bien, je te remercie ! On veut simplement quil soit heureux, et je sais profondément que ça ne marchera pas sans toi.

-Quil vienne me le dire lui-même, dans ce cas-là. Je sais que tu voulais bien faire. Mais sil est si malheureux, pourquoi nest-il même pas capable de me dire bonjour quand il me voit ?

-Cest un abruti qui ne sait pas assumer sa jauge damour pleine à craquer.

-Alors, quil aille se faire… »

La petite pousse un cri strident et part en courant, mon cœur se déchire un peu plus et mon pouls semballe.

Elle a vu un fantôme ?

Oui, son frère derrière mon dos.

« Ouste ! Va-t-en ! »

De loin, je lui fais signe de rentrer chez elle, je vais men occuper.

« Son plan a marché, elle a donc réussi à s’échapper.

-Tu étais au courant ? Elle ma dit que tu ne savais pas

-Je lui ai interdit de mettre son idée à exécution mais, visiblement, elle nen a fait qu’à sa tête.

-Je lai récupérée à lEntracte et je lai immédiatement ramenée, ne lui tombe pas dessus sil te plait, elle était en sécurité, elle a pensé bien faire.

-Je le sais.

-Tu sais quoi ?

-Quelle est sortie en douce juste pour te parler. Quelle t’a raconté la vérité.

-Ah, c’était donc vrai ? Marseille à la rentrée ?

-Oui, oui, mais pas que ça. Tout le reste aussi, je sais ce quelle a pu te dire. Et elle a bien fait.

-Tu as de la chance de lavoir à tes côtés pour taimer sans condition. Prends soin delle, avant que ton absence la pousse à te haïr pour l’éternité. Tout amour, après avoir passé la date de péremption, ne peut jamais plus se rattraper.

-Et toi ?

-Quoi, moi ?

-Cest trop tard ?

-Je te déteste dé, oui.

-Mais est-ce que tu crois que, toi et moi, nous sommes périmés ?

-La cloche a sonné depuis longtemps, mon carrosse sest déjà transformé en citrouille et ma robe en haillons.

-Jaime bien, ton style pouilleuse en haillons. Je crois même que je taime encore, tout court.

-Tu sais faire du vélo ?

-Un peu, pourquoi ?

-       Alors, je vais tapprendre à pédaler. »

 

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