- LND 2023 - Mai
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Quand fraternité et sonorité apparaissent soudain au détour d’une nuit d’ivresse ajaccienne, c’est l’amour et l’humanité qui se remettent en marche, voire qui pédalent un petit peu… Une nouvelle de Julie Sansonetti.
Le vélo
“Rollin & Scratchin des Daft Punk, s’il vous plait ! Merci !!!”
4h32.
Ma première note écrite est enregistrée sur mon iPhone. C’est pratique, cette application.
Je tends mon écran pour le plaquer sur le plexi qui entoure le DJ que je prends un peu trop souvent pour un jukebox à ma disposition.
Heureusement, il me reconnait.
“Oui c’est moi la relou qui demande toujours la musique, à 4h32, je suis de retour, sauf que maintenant, je n’ai plus à te crier dans les tympans pour t’ordonner d’honorer ma playlist !”
Je viens d'acheter mon premier iPhone parce que, la veille, dans les mêmes établissements, je me suis fait voler mon téléphone.
Trop bu, trop égaré, j’ai laissé traîner le combiné.
Caché ? Volé !
L’occasion de me faire un cadeau.
C’est les vacances, billet retour résident Marseille-Ajaccio.
C’est mon anniversaire, en plus.
Pourtant fille unique, je suis avec mes sœurs, sœurs de cœur, aussi vaporisées que moi, présentement, la taille de nos incertitudes incrustée dans nos talons perchés, identité à peine majeure bricolée.
J’ai dix-neuf ans, je veux danser.
Je veux danser.
Je veux danser.
Je veux beaucoup danser.
Ma vie, c’est la nuit.
La nuit, c’est moins pire.
La nuit, je peux enfin réussir à l’oublier ?
Je me suis faite éjectée par mon premier émoi, à moi, désormais sans moi.
Les mois ont passé. Je me suis vautrée dans la facilité, dans le cercle vertueux des copines sans horloge, des nuits sans Soleil, des étoiles qui mentent avant de reprendre les amphis le lundi, les révisions le mardi, belote comme repas de midi, rebelote le jeudi, attendant le week-end comme le messie, la même litanie chaque semaine, encore saoule de l’avant-veille.
Je l’ai revu, ce soir. Il est passé devant le Lamparo avec ses amis.
Ils sont entrés.
Puis ils se sont dirigés vers notre table.
Les copines m’ont accroché le bras “discrètement”.
Elles savent tout.
Elles voient tout.
Elles me connaissent mieux que moi.
Il s’est approché, a fait semblant de ne pas me voir.
Et ils sont repartis sans rien dire.
Même pas la politesse.
Même pas une bise glacée.
Même pas souhaité mon anniversaire alors que, pertinemment, il le savait.
Mon cœur s’est pincé. Très fort, pincé.
Je m’en suis voulu, d’avoir encore des sentiments si prononcés qu’ils font mal même jusqu’au bout des pieds.
J’ai fait semblant de ne pas avoir vu, pas calculé.
La groupie du pianiste, Michel Berger.
J’ai levé la petite sœur empèguée, j’ai trinqué, culbuté, grimacé, mis la rondelle d’agrume sous mon palais.
Je pensais que j’allais enfin pouvoir tout effacer.
Mais malgré la Tequila-frappée, le passé reste à jamais indélébile.
“Travaux au quatrième étage” devrait s’appeler cette musique.
Les premières notes de marteau piqueur démarrent. La boîte tremble.
Je suis dans un paradis visqueux créé de toute pièce par mon millième verre de citron artificiel sous quatre-vingt-dix degrés d’éthanol, entourée d’un monde électrique qui fleure le whisky-soda, la fraise Tagada et Dior Homme en transe.
L’Entracte est ma deuxième maison, un grand loft presque new-yorkais rouge, dont la dépendance appelée Lamparo se trouve à deux pas, une dépendance sans sevrage qui colle à la peau, toujours visitée un peu plus tôt.
Qu’elles sont rassurantes, les nuits qui se ressemblent ! Les âmes aux mêmes places, le lustre au même endroit, les pampilles qui tournent au rythme des coups de fouet de mes Gamma G.T., les barrières qui séparent les vrais habitués des touristes de passage, mes papilles sans goût, et la bibliothèque qui pleure ses lecteurs aux abonnés absents.
La légende dit même que la bibliothèque serait un papier peint, en réalité.
Dès que je reviens, je revois les mêmes piliers aux mêmes parcelles de comptoir, aux mêmes Chesterfields imbibés, les mêmes bouteilles marquées-entamées, les mêmes couples de fortune se déclarer le même amour stupéfié qui ne survivra que samedi en huit.
Sauf ce soir.
Alors que je devais oublier mon humanité dans le flux anesthésié de mon énergie, combo Daft Punk / vodka-Gini, une voix a fendu mes habitudes.
Dans un grand geste qui déplie mon bras, je heurte l’épaule de la jeune femme qui a crié « “Bon anniversaire ! » derrière mon dos, que j’ai compris en murmures, décibels trop forts dans l’angle de la cabine.
Elle me regarde, gentille et douce.
Je la vois double.
Je la connais ?
Elle me regarde.
Je fais le focus.
C’est qui, déjà, elle ?
Non, non, je dois confondre.
Elle me dit quelque chose.
Elle a l’air si jeune pour être ici.
Elle m’énerve, elle a l’air trop sage.
Elle m’énerve beaucoup, je n’arrive pas à savoir qui c’est.
Je suis ivre et pleine de rage, colère de la nuit, chantier de gloire.
Ça y est, je la remets.
« Qu’est-ce que tu fous là, toi ? Mais tu ne devrais pas être ici, t’as pas l’âge pour rentrer en boîte ! Tu es venue avec ton frère, j’espère ?
-Ne dis rien !
-Quoi ? Il ne sait pas que tu es là ?
-Non, non, je ne lui ai rien dit !
-Tu es rentrée comment alors ? Tu es avec qui ?
-T’inquiète pas pour ça !
-Si, justement ! Ton frère est dehors, il est passé au Lamparo tout à l’heure, je vais l’appeler pour qu’il vienne te chercher.
-Surtout pas ! Je suis venue toute seule et de mon plein gré !
-Viens, on sort. »
J’agrippe ma nouvelle cavalière d’anniversaire par la main, je la contrains à me suivre dans un élan de courage pour séparer la foule en deux.
Je pousse des coudes, je tape des dos.
J’écrase des orteils innocents, j’esquive des doigts collants.
Je me retourne, elle est effrayée.
L’alcool est retombé comme un soufflet, je dois la raccompagner.
J’aperçois le hublot de la porte de droite, sortie imminente, bouffée d’air frais.
Je tire mon ombre pour qu’elle prenne la lumière.
« Je te raccompagne à la maison tout de suite. »
Je ne rigole plus.
Sur le chemin, pas un seul mot.
Je suis ivre, elle est pétrifiée.
Seul le bruit des clous de mes aiguilles bavarde.
Place des Palmiers.
La fontaine est à l’arrêt.
Les premiers maraîchers commencent à s’installer.
Un banc, je dois m’asseoir.
J’ôte mes ustensiles de torture, le fakir va prendre congé.
Nous sommes maintenant deux pauvres jeunes idiotes écroulées sur le granit blanc, à côté du QG des illuminés du quartier.
Chut ! Ils vont se réveiller !
Je ne dois pas parler trop fort, mais je dois lui parler.
« Pourquoi as-tu fait ça ?
-Je suis désolée…
-Tu es folle, ton frère va te tuer ! Tu as quinze ans ! Il m’a tellement répété et répété, des milliers de fois répété que tu ne devrais jamais lui ressembler. Et toi, tu es déjà là, en plus seule, et en plus sans lui ! Et s’il t’était arrivé malheur ? Et si tu avais rencontré un pervers, là-bas, s’il t’avait séquestrée ? Je vais appeler ton frère, tout lui raconter, il ne va surement pas répondre vu la manière dont il m’a ignorée ce soir, mais je dois l’appeler…
-Non ! Non ! Je t’en prie ! »
Elle se met à genoux, les deux mains sur les miens.
Je la hisse haut, dégoutée, comme un linge mouillé tombé de son tancarville.
Je sors mon portable de mon sac.
Je parcours mon répertoire.
La plupart de mes contacts sont mal orthographiés, ou carrément oubliés par mon nouvel appareil.
Je n’avais jamais eu la foi de changer son pseudo niais. “Amour” n’est plus, désormais.
À la place, je reconnais son numéro écrit en dix chiffres.
Une sonnerie.
Deux sonneries.
Trois sonneries.
Messagerie.
« Tu t’en tires bien ! Il ne répond pas. Comment t’as fait pour venir en boîte ?
-J’ai mis mon réveil, une robe, et je suis venue… Je voulais te voir toi.
-Hein ? Mais pourquoi ?
-Il t’aime toujours.
-Tu te fous de moi, là ?
-Si tu savais comme il t’aime. C’est lui qui m’a dit que tu fêtais ton anniversaire ce soir, au Lamparo et à l’Entracte. Avant de sortir, il était dévasté. Je n’avais plus réussi à lui parler depuis des semaines. Pour ne rien te cacher, il pleurait, avant de claquer la porte…
-Pars, tout de suite ! Je ne veux plus t’entendre ! Je te couvrirai pour ce soir, ne t’inquiète de rien, mais là, maintenant, je veux que tu disparaisses.
-Attends ! Je m’inquiète beaucoup pour sa santé. Il ne mange plus. Il fait des crottes de boules de mie de pain et il sort de table. Quand il me parle, il est forcément méchant. Le repas, c’est le seul moment que l’on passe ensemble quand il descend enfin de Corte. Mais il est si triste. Tout le week-end, il sort. Je sais que toute la semaine, il dépense sa jeunesse à L’Oriente. Il n’est pas en train de redoubler sa première année, il est juste en train de se bousiller.
-Tu veux que je fasse quoi, moi ? C’est lui qui m’a larguée, avant de se mettre avec une chèvre sans cervelle ! Il a voulu le vélo. Maintenant, il pédale.
-Il n’est plus avec elle. Il va s’installer à Marseille, à la rentrée. Et je pense qu’il le fait pour te retrouver. »
À ces mots, mon gosier ne se sent plus de joie. J’ouvre un large bec, et laisse jaillir mon foie.
Mon acolyte se lève d’un bond, et sans réfléchir, récupère mes cheveux derrière ma nuque.
La tempête calmée, nous nous levons pour changer de trottoir.
« “J’ai si honte que tu m’aies vue comme ça ! Ne dis rien à ton frère, s’il te plait.
-Ça nous fera un secret chacune à garder. »
Mes esprits reprennent le dessus.
Je me rappelle qu’il y a une fontaine à côté de la Mairie.
Je traverse pieds nus, étanche ma soif, m’éclabousse le visage et les cheveux.
Je suis trempée, mon mascara doit faire pitié.
« Ça va mieux ?
-Non, enfin oui, mais non. Il ne doit pas partir pour moi.
-Tu ne l’aimes plus ?
-Je n’ai pas dit ça.
-Alors, pourquoi tu n’en veux pas ?
-Parce que, d’abord, il doit s’occuper de vous. Ta mère est seule, tu as l’âge le plus difficile, il doit s’occuper de vous. Il doit d’abord vous protéger, avant de penser à déménager. Moi, je n’ai pas de sœur, je n’ai pas de frère. Je peux partir sans me faire de souci. Lui, il vit pour lui, et oublie ce qu’il devrait être.
-Avec ma mère, on va très bien, je te remercie ! On veut simplement qu’il soit heureux, et je sais profondément que ça ne marchera pas sans toi.
-Qu’il vienne me le dire lui-même, dans ce cas-là. Je sais que tu voulais bien faire. Mais s’il est si malheureux, pourquoi n’est-il même pas capable de me dire bonjour quand il me voit ?
-C’est un abruti qui ne sait pas assumer sa jauge d’amour pleine à craquer.
-Alors, qu’il aille se faire… »
La petite pousse un cri strident et part en courant, mon cœur se déchire un peu plus et mon pouls s’emballe.
Elle a vu un fantôme ?
Oui, son frère derrière mon dos.
« Ouste ! Va-t-’en ! »
De loin, je lui fais signe de rentrer chez elle, je vais m’en occuper.
« Son plan a marché, elle a donc réussi à s’échapper.
-Tu étais au courant ? Elle m’a dit que tu ne savais pas…
-Je lui ai interdit de mettre son idée à exécution mais, visiblement, elle n’en a fait qu’à sa tête.
-Je l’ai récupérée à l’Entracte et je l’ai immédiatement ramenée, ne lui tombe pas dessus s’il te plait, elle était en sécurité, elle a pensé bien faire.
-Je le sais.
-Tu sais quoi ?
-Qu’elle est sortie en douce juste pour te parler. Qu’elle t’a raconté la vérité.
-Ah, c’était donc vrai ? Marseille à la rentrée ?
-Oui, oui, mais pas que ça. Tout le reste aussi, je sais ce qu’elle a pu te dire. Et elle a bien fait.
-Tu as de la chance de l’avoir à tes côtés pour t’aimer sans condition. Prends soin d’elle, avant que ton absence la pousse à te haïr pour l’éternité. Tout amour, après avoir passé la date de péremption, ne peut jamais plus se rattraper.
-Et toi ?
-Quoi, moi ?
-C’est trop tard ?
-Je te déteste déjà, oui.
-Mais est-ce que tu crois que, toi et moi, nous sommes périmés ?
-La cloche a sonné depuis longtemps, mon carrosse s’est déjà transformé en citrouille et ma robe en haillons.
-J’aime bien, ton style pouilleuse en haillons. Je crois même que je t’aime encore, tout court.
-Tu sais faire du vélo ?
-Un peu, pourquoi ?
- Alors, je vais t’apprendre à pédaler. »
Avis aux lecteurs
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