Seashell Rafini - Hors du nid

Le premier vol hors du nid, au-dessus du nid… Une revanche sur la vie racontée par  Seashell Rafini

Hors du nid

Où est-ce que j’ai mis ma chemise ? Et ma casquette ? Bon sang, qu’est-ce que j’ai fait de cette foutue casquette ?

« Nathalie ! T’as pas vu ma casquette ? 

Putain, 20h déjà.

« Nathalie ! T’es où ? Ma casquette, tu l’as vue ? »

Pourquoi elle répond pas ? Je serai jamais à l’aéroport dans une heure. C’est pas possible. Qu’est-ce que j’ai bien pu en faire, je lui avais dit de tout mettre ensemble bordel, pourquoi elle fait jamais ce que je lui dis ? Et où elle est passée ? C’est pas le moment de disparaître !

Mon premier vol !

« Nathalie ! »

Ah, ma chemise ! Manque plus que la casquette.

« Nathalie ! »

Ils doivent bien avoir des casquettes de rechange, à l’aéroport. Pour les gars qui ont pas de tête, comme moi. Les jeunes pilotes débutants.

Heureusement que la vieille me voit pas. Chercher mes affaires au dernier moment, elle me tuerait. Merde, la vieille ! Je devais l’appeler avant de partir ! Non, tant pis, pas le temps. Elle me verra passer de toutes façons.

Ah, Nathalie ! Mais à qui elle parle ? ‘tain c’est pas le moment !

« Nathalie, raccroche bordel, j’ai besoin de toi, je trouve pas ma casquette, faut que je parte ! »

20h20, plus que 10 minutes.

Papiers, c’est bon. Téléphone, c’est bon. Adaptateur, c’est bon. Visa, c’est bon. Mon ordi, ok. Chaussures-pantalon-chemise-veste-cravate, ok.

Mais qu’est-ce que j’ai foutu de cette fichue casquette !

Je vais quand même pas retourner toute la maison cinq minutes avant de partir !

S’asseoir dix secondes. Respirer. Réfléchir. Respirer. Un coussin rose ! Elle m’aurait dit ça, la vieille. Elle me l’a dit mille fois : visualise ce que tu as perdu sur un coussin rose.

Ma belle casquette de pilote sur un coussin rose. Nath’ peut bien se foutre de moi, ça a marché plein  de fois. Et puis Nath’, elle est pas là. Casquette, coussin rose, casquette, couss… Oh putain ! Dans la voiture ! Je parie que je l’ai laissée dans la voiture !

 

Ça y est, j’ai tout, 20h28, je suis dans les temps. Tout mettre dans le coffre sans rien froisser, ne pas transpirer, ne pas transpirer, ne pas transpirer. Un salut rapide à Nathalie, j’espère qu’elle oubliera pas de donner à manger au chien avant de rentrer chez elle.

Qu’est-ce qu’il fait froid !

C’est une belle nuit pour un premier vol. Demain, Dakar.

Quand même, si je prends un peu de recul, c’est dingue que j’en sois là. Après toutes ces années à entendre que j’arriverai jamais à rien, que je finira en CAP ou éboueur ou plombier. Ou pire, chômeur.

Heureusement que je les ai pas écoutés, heureusement que j’étais têtu justement, même si à eux, ça leur plaisait pas.

Et puis heureusement qu’elle était là, ma vieille mère.

Je sais que tout à l’heure, même s’il fait -5°, elle sera dans son jardin, à guetter mon avion. Je sais pas si elle en a pas rêvé plus que moi.

Ma réussite, c’est sa revanche sur sa vie de merde, comme elle dit. Tu parles d’un exemple…

Enfin, elle m’a bien porté, quand même. Et puis c’est elle qui s’est tapé les rendez-vous avec les profs ou les flics chaque fois que je faisais une connerie, c’est elle qui a convaincu les écoles de me prendre malgré tout, qui a trafiqué mes dossiers, fait des crédits pour payer tout ça… Je lui dois bien de passer au-dessus de son jardin.

Après ça on peut mourir.

Elle m’aura emmené là où elle voulait que j’aille. Là où elle pensait que je devais aller.

Je ne sais pas de qui c’est le rêve.

Est-ce que j’ai envie d’être à Dakar demain ?

Oui, plutôt oui.

Est-ce que j’aurai envie de revenir à Paris après-demain ?

Ah, pas sûr.

Je pourrais bien rester à Dakar, tiens. Je piloterais des petits avions à hélice, de la brousse à la ville, de la ville à la brousse.

Ou alors j’y vais pas.

Oui, je pourrais ne pas y aller du tout, et partir.

Elle le saurait pas tout de suite, elle aurait quand même son moment d’émotion en voyant l’avion passer. S’ils se débrouillent bien, ils trouveront un vieux pilote pour me remplacer. Un qui est allé partout, opérationnel 24h/24.

Je pourrais rejoindre Noël en Bretagne et faire la transat’ avec lui. Peut-être que je serai plus heureux en mer que dans les airs…

 

Elle serait tellement malheureuse.

Bon, je fais ce vol et j’arrête. Juste histoire qu’elle soit heureuse un bon coup, qu’elle l’ait, sa petite revanche.

Après… Après on verra.

 

Le badge, les portiques, Bonjour Monsieur, Bonjour Madame. Premier vol et c’est déjà une habitude, tout ça.

Peut-être que moi aussi, je voulais ma revanche finalement. Leur dire « Voilà, le bon à rien, ce qu’il est devenu ! Il vous emmène à Dakar aujourd’hui, le futur éboueur ! ». J’aimerais bien en voir un dans mon avion tiens, peut-être qu’en se souvenant de ce qu’il m’a dit, il aurait peur que ce soit moi le pilote. Ou peut-être qu’il s’en voudrait. Un tout petit peu.

 

Allez c’est l’heure de mettre les moteurs en marche.

Mon premier vol. Mon dernier vol. J’ai pas transpiré, j’ai trouvé ma casquette. Coucou ma p’tite Maman.

 

 Ce texte répond à l’une des propositions de l’atelier d’écriture de Racines de Ciel. Le thème de l’édition 2023 était « les réécritures », soulignant le lien entre lecture et écriture.  Les propositions s’appuyaient sur des textes de Sheila Watt-Cloutier (Le droit au froid), Albert Cohen (Le Livre de ma mère), Antoine Ciosi (Peut-être qu’un jour), Baudelaire (La Chevelure).

 

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