Claude Marmounier - Frustration

Le temps du vol, le temps s’envole… une nouvelle de Claude Marmounier

 

Frustration                                                                       

                         

Il fait zéro degré dans l’habitacle et la carlingue cuivrée du Beaver HC2, indestructible petit monomoteur de 1945, m’apparait, tout à coup, en parfaite harmonie avec la blancheur immaculée de l’étendue neigeuse. Le compteur indique 20000 pieds. Lentement, je l’incline sur son aile droite, perdant un peu d’altitude pour venir révéler les détails du relief qui s’imposent, malgré moi, quand une mission m’amène dans la région. Je m’autorise 15000.

 

Voilà ma route, sombre serpent longeant la rive orientale du lac des Fous. Insouciance des années dados… entre excès, déceptions, rêves, certitudes enflammées, premiers frissons, derniers baisers…

Les souvenirs semblent dormir en nous, comme la source qui peut, sans prévenir, ressurgir.

Nous réveiller.

M’apparait la maison… Isolée, au toit rouge immense, accrochée à flanc de coteau.

Est-elle toujours habitée ?

 

Elle avait quinze ans et je montais chaque jour la retrouver pendant les congés scolaires de l’époque. On écoutait Bach, on lisait Le Grand Maulnes à haute voix, en alternance, on chantait l’Alléluia de Cohen et nos doigts hésitants s’acharnaient sur le vieux piano du salon. Aux meilleurs jours, on allait sur le chemin escarpé qui mène au belvédère. Je prenais sa main pour l’aider à franchir le petit torrent, en équilibre sur des pierres instables et la lui rendait aussitôt, espérant à chaque fois que, par sa propre initiative, nos doigts resteraient unis.

Mais elle s’émerveillait d’une fleur, d’un cri d’oiseau, du chant feutré du ruisseau… elle tournoyait devant moi, sa robe semblait s’envoler, dévoilant des jambes fines qui me poursuivaient jusque tard le soir.

Son agilité a faibli. Ses membres sont devenus lourds. Son corps combattait…

Mes visites ont dû s’espacer.

On lisait, sagement, dans le salon.

Le piano restait fermé, on parlait peu, sourires forcés, regards perdus…

 

Un soir de novembre, l’ambulancier local à fait un ultime voyage vers l’hôpital…

 

Je redresse le manche et aligne la trajectoire du Beaver sur la faîtière du grand rectangle rouge, sublimant une caresse jamais osée.

Ma main se crispe sur la manette des gaz, le moteur s’emballe à nouveau et mes yeux peinent à lire les instruments de bord.

                                                                                                      

Ce texte répond à l’une des propositions de l’atelier d’écriture de Racines de Ciel. Le thème de l’édition 2023 était « les réécritures », soulignant le lien entre lecture et écriture.  Les propositions s’appuyaient sur des textes de Sheila Watt-Cloutier (Le droit au froid), Albert Cohen (Le Livre de ma mère), Antoine Ciosi (Peut-être qu’un jour), Baudelaire (La Chevelure).

 

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