Yves Rebouillat - Personne n'est obligé de dormir aussi longtemps

 

Personne n'est obligé de dormir aussi longtemps

 

 

Je perdais de l'espérance de vie, la plupart de mes rêves et bien des illusions.

L'humanité, faunes et flores souffraient. La littérature, le spectacle vivant, tous les arts et les sciences avaient beau tenir bon et même redoubler de virtuosité et d'intérêt, le monde allait mal et tous ceux qui ne vivaient pas des malheurs d'autrui en bavaient. Quand la colère ne prenait pas le dessus, labattement gagnait les plus optimistes. La théorie politique, le Droit, le militantisme, l'idéologie, les utopies ne suscitaient plus d'ardeurs, n'aidaient plus les peuples à conquérir de nouveaux espaces de liberté et d'épanouissement. Les résignations prenaient le dessus, les populismes de toutes sortes se disputaient ce qui restait des fois partisanes.

Je pensais que ma génération, d'autres avant elle, s'y était bien mal prise pour faire advenir le bonheur partout où l'humain posait un regard, les pieds et s'installait.

J'étais las des débats sur le désenchantement, la démocratie, l'abstention électorale, la guerre, le mal-développement, l'intelligence artificielle, les différences, l'inflation, les libertés, les black blocs, la police, les violences imbéciles qui parvenaient encore à me faire sortir d'une sorte d'apathie.

Je voulais dormir. Longtemps. Échapper à la conscience de ma passivité.

Par un tour que je tairai, il se trouva que je dormis des mois durant.

Et me réveillais.

 

Le peuple ukrainien n'avait toujours pas chassé les hordes barbares hors de ses frontières. Le psychopathe russe sempâtait, tenace, ses armées s'enlisaient, lasses.

L'impérialisme nord-américain se faisait à nouveau le chantre du monde libre et œuvrait au renforcement de son hégémonie sérieusement mise à mal. Les États se réarmaient. Les marchands d'armes retrouvaient des moments de parfaite félicité. Les barbares partout pullulaient.

Le Pape finissait sa vie avec le sourire et se préparait à la suivante, sûr d'une prochaine béatification dont il était perceptible qu'il se moquait comme de sa première leçon de catéchisme.

Au Brésil, le vieux chef à la voix brisée, revenu de tout, jouait son deuxième acte sous la menace d'un revanchisme fascistoïde pendant que le père spirituel de son dangereux prédécesseur se remettait en selle, non sans difficultés, pour une nouvelle aventure déjantée une fois la « maison blanche » cupérée.

Chômage, prix des denrées alimentaires et des loyers, salaires en berne, manque de main-d’œuvre immigrée plongeaient dans l'affliction des Anglais qui regrettaient les années d'avant le Brexit. Sur le continent européen personne ne s'attendait à ce qu'ils fussent à l'avenir plus constants ou moins cocasses.

L'Afrique se laissait abîmer par des industriels sans scrupules et piller par d'habituels protecteurs ou de nouveaux parrains passés maîtres dans l'art ancien de la spoliation.

Les mers, les îles et les péninsules asiatiques devenaient autant de poudrières. LAustralie ne renonçait pas à sa production massive de charbon. Les requins et les sous-marins grouillaient.

En France, les institutions, les organisations syndicales et politiques napprenaient décidément pas à négocier des accords multilatéraux, ignorant la pratique du compromis Des chefs se dressaient les uns contre les autres dans des combats minables en vue d'échéances électorales qui ne mobiliseraient guère au-delà de ceux qui s'y préparaient tant le discrédit populaire les frappait.

De médiocres élites françaises professaient, imperturbables, leur préférence pour un système étatique jacobin sourd aux intérêts des territoires et des peuples de feu l'empire et de la monarchie défaite. Elles défendaient bec et ongles une vieille constitution de circonstance prise sur mesure soixante-cinq ans plus tôt et s'échinaient à la faire passer pour « la plus belle du monde », preuve que leur pays est bien le lieu par excellence de l'exercice de la démocratie  la plus aboutie.

Le Sénat français serrait la vis aux futurs retraités tandis qu'il perpétuait au profit de ses propres membres un outrageux régime de faveur.

La jeunesse cherchait des pédagogies du verbe et de laction pour faire comprendre que des générations avant elle avaient – et continuaient de le faire – affreusement souillé la planète, détruit des espèces animales et végétales, contribué à modifier le climat, menaçant ainsi la vie de tous leurs descendants. Et admettre quil était – avant lextinction désormais plausible de l'espèce humaine emportée dans la submersion marine, l'air vicié, les incendies, les ouragans – grand temps qu'une révolution intervînt, mettant fin à la course aux profits, et que fût édifiée une société douce aux enfants, aux femmes, aux hommes, et respectueuse de la biodiversité.

Le président en place cherchait à laisser une trace dans l'Histoire. À l'évidence, il y réussirait. Sûr qu'elle ne sera pas de celles qu'il souhaite. Le désenchantement des Français est plus destructeur d'image que le manque d'ambition d'un chef pour son peuple. À cet égard au moins, les cinquième et septième présidents de la cinquième république auront fait mieux que le huitième.

La France battue en finale du mondial de football ne parvenait pas à se consoler avec la première place décrochée, dans un fauteuil, par un Français au tableau des plus grands (en mds de $) milliardaires du monde. D'aucuns, nombreux même, en éprouvèrent des haut-le-cœur persistants.

J'ignore si les souffrances et les indignations causées par la récente pandémie, les conséquences des tremblements de terres, les guerres, la montée des eaux, la fonte des glaciers, la pollution de lair, l'enrichissement éhonté de quelques-uns, l'envahissement par les écrans placés entre les humains et le monde réel... seront suivis d'un sursaut de l'humanité pour sa survie ou d'un fatalisme mortifère. En attendant, je ressentirais probablement à nouveau l'envie de m'endormir et le désir de me réveiller une fois tout cela réglé. Mais de manière fugace, parce qu'il y a Toi, Toi, Toi, Toi et vous tous avec lesquels, contre vents et marées, je suis heureux, et parce qu'il n'est pas interdit d'espérer envers et contre tout ni même de lutter encore pour un monde meilleur.

 

 

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