Julie Sansonetti - Le kumquat

Le kumquat

 

 

« Serre-moi, encore, serre-moi »

Mon baladeur crie dans le creux de mes oreilles.

Je rougis. Pendant que je trace mon sillon pour retrouver ma solitude dans les murs froids de mon enclos, j’écoute cette musique nulle.

Elle est nulle.

Tellement nulle que personne ne l’écoute.

Sobrement mauvaise et impeccablement nulle, cette chanson.

Nulle.

« Qui saura que tu as enclenché le mode repeat, hein, dis, qui saura ? »

J’actionne le programme. Rien qu’elle, cette chanson nulle, et moi, désormais, dans mes tympans. Et toi. Je pense à toi.

 

« Serre-moi, jusqu’à étouffer de toi »

Je timagine dans mon dos, mon sac dado rempli de mes écrits à mes pieds, tes bras sur les miens pendant que nous restons là, immobiles, debout, entre le granit blanc et le banc de la ligne 5 fantomatique.

Il paraîtrait qu’il passe une fois par heure, le bus. C’est écrit sur le panneau, même.

Tu sècherais les cours, alors, pour rester finalement à mes côtés jusqu’à la nuit tombée.

Sans se séparer ni du banc ni de notre pelote de phalanges, rien nexisterait dans cette bulle, ni nos parents, ni nos emplois du temps. Et ton bus ne passerait jamais.

 

« Serre-moi, encore, serre-moi, jusqu’à étouffer de toi »

Place Miot.

Dans ma poche, vibreur.

Un appel.

Est-ce que c’est toi ?

Non. Je serai finalement physiquement seule, ce soir, chez moi.

Je peux t’inviter à venir diner ? Puis, avant minuit, je te raccompagnerai à pied devant ta porte d’entrée, non pas pour te saluer toi avant de me coucher, non, juste parce que j’aime l’odeur du jasmin en fleurs qui inonde ta cage d’escaliers.

Promis, je n’attendrai pas l’ascenseur avec toi ; je rebrousserai chemin après t’avoir fait signe de la main, comme des copains.

 

Nous ne sommes plus copains.

Tu m’as écrit « Je t’aime ». Je t’ai dit « Merci ».

Mon amour fondait de te répondre avec franchise, mais ma tête a merdé.

Mes putains de pouces sur mon clavier.

J’ai tenté de t’appeler. Envoyé tant de missives désabusées. J’ai tenté de te rattraper au vol.

Le bruit de ton silence me crève tous les jours.

Mais tu as raison de te détourner, je n’aime pas non plus l’idée que quelqu’un puisse te blesser.

Ici, ce quelqu’un, je sais même où elle crèche.

 

« Serre-moi, encore »

Un carrefour.

Plusieurs solutions s’offrent à moi : le raccourci par le maquis, entre cours deau, planches imbibées et marcassins en liberté, ou la grande montée, bitume lisse et grande chance de te rencontrer, par le plus grand des hasards, le mercredi après-midi au retour de ton rendez-vous hebdomadaire chez ta grand-mère ?

 

J’ai répété, mille fois répété, ce que je voulais te dire. Comme une poésie d’école élémentaire, j’ai appris par cœur les accents, les virgules, les hémistiches, les alexandrins qui n’en seront plus, mis au point tous les souffles qui devraient appuyer la couleur de mes sentiments et la douleur de mes mensonges.

Un, deux, trois : « Je sais que c’est trop tard, désormais, que tu as certainement rayé mon nom de ta carte et enfoui nos souvenirs dans un coffre coulé au large de Saint-François, mais je t’aimais aussi. Je t’aime. Je t’aime terriblement même, depuis la première fois où nos regards se sont croisés, à l’heure où les enfants dorment encore avec leur ours en peluche, un pouce collé sur le palais. » C’est un peu trop riche, je sais, mais si j’arrive à tout dire, exactement de cette manière, j’aurais gagné la fierté d’enrayer ce retrait forcé face à mes vérités les plus pures.

 

« Jusqu’à étouffer de toi »

Je prends la montée. J’ai le cœur qui bat vite. Trop vite. Ma tête baisse mes yeux sur le bout de mes chaussures, mais mes pupilles ne peuvent s’empêcher de vagabonder.

Devant moi, à gauche, à droite, et si tu étais caché derrière le saule pleureur que je viens de dépasser ?

Je ralentis, traverse au feu rouge parce qu’il n’y a jamais âme qui roule dans cette ruelle.

Je suis seule.

Les talons de mes bottines claquent et résonnent contre la paroi de mon crâne.

Mon cartable trop bas tape sur mes cuisses, le classeur que je porte dans ma main me cisaille la peau. Il y a toujours tes initiales gravées sur la couverture.

Je vais changer de classeur dès demain.

Oh non, je vais faire mieux, même : dès tout à l’heure, je vais essayer d’en trouver un usé dans mon placard pour ne plus voir tes lettres à deux larmes qui me fendent le pouls.

Voyons voir : avec un peu de salive et en frottant fort, est-ce que le stylo-bille s’en ira ?

Oui, ça marche ! Mais l’empreinte de tes voyelles est toujours gravée dans ce faux cuir en carton qui n’oublie pas.

 

« Encore, serre-moi »

Moi non plus, je n’oublie pas. Je passe devant la porte cochère qui a connu notre rencontre officielle, à mi-parcours entre ton immeuble et le mien. Elle est rouge, un lion triomphant et rouillé sur le devant, encerclé par deux arbres louches.

Je n’oublie pas, ce jour où, à la sortie du collège, nous nous sommes retrouvés là avec plusieurs camarades de près ou de loin, à rigoler pour rien sur le chemin.

Tu étais là, tu m’as remarquée, amusé, alors que je faisais tout pour m’effacer, moi, moi qui t’aimais déjà depuis deux paires d’années sans que tu ne connaisses un dixième de mon existence.

 

Tu m’as regardée, tu t’es approché et tu as attrapé un fruit, dans l’arbre. Tu t’es approché de moi et tu m’as dit : « Sais-tu ce que c’est ? Pas cap de le croquer ? »

J’ai négocié, je ne voulais pas m’empoisonner.

J’ai négocié, tu as ri, et c’est toi qui l’as gobé.

J’ai crié, pensant que tu allais t’écrouler, bleu marine et gonflé comme un hamac de piscine en plein été.

J’avais rêvé de notre premier échange depuis au moins la sixième, puis la cinquième, puis la quatrième, et si près du vœu réalisé, après tant de sanglots d’enfance échoués, j’allais déjà devoir pleurer ta bière.

Tu t’es moqué, et tu m’as expliqué que ce fruit était un kumquat.

Drôle de concept, le kumquat.

Portée par ton regard ensoleillé, j’ai emboité ton pas, mangé ledit fruit moche.

C’est moche, un kumquat.

C’est entre la clémentine trop petite, l’orange séchée que d’avoir trop muri et les contrefaçons de bonbons reniées aux caisses des pharmacies.

 

Je n’avais jamais goûté de nectar si violent.

Agression enclenchée, ma grimace t’as beaucoup fait glousser.

Je me suis sentie si bête, jugée, premier degré. J’enviais les souris que d’être assez petites pour se planquer dans des interstices invisibles.

Mais j’ai compris, les jours qui ont suivis, que tu commençais à m’admirer.

 

« Jusqu’à étouffer de toi »

Désormais, au printemps, les kumquats sont devenus des lasers de snipers, tous pointés sur ma poitrine, prêts à me tirer dessus de concert pour achever un peu plus l’organe vital nécrosé par ton absence.

En passant là, je t’entends en écho. Tu te moques et je me plie : qui suis-je aujourd’hui pour vouloir que tu t’intéresses à moi, après un « Merci » aussi minable face à l’assurance de ton audace ?

 

« Moi… serre… étouffe… »

Pourquoi la musique s’est-elle arrêtée ? Je sors le baladeur de l’arrière de mon jeans, les paroles de la chanson grésillent, les voix sur un brasier ardent, les sonorités éclatées.

Mes écouteurs.

Je bouge le câble, gauche, droite, je tire, je pousse.

Nous assistons à la mort de mes vénérables écouteurs, âgés de trois semaines, qui n’auront pas tenu le choc face à une activité intensive de jour comme de nuit.

Je m’agace, tente de trafiquer mon appareil, allume, éteins, allume, éteins.

Je dois certainement parler seule, je ne sais pas vraiment si je parle ou si je grogne à haute-voix.

Sur place, je bricole encore, allume, éteins. En vain.

Je sens quelque chose dans mon cou qui me gêne…

Un bourdonnement…

Une guêpe ?!

Un frelon asiatique me pique !

Je hurle, j’envoie valser tout ce que j’ai dans les mains, me mets à courir, comme si une ruche entière s’était mise d’accord pour élire domicile dans ma tignasse mal peignée, fin de journée, cours de sport terminé.

 

J’entends au loin une voix. Je me retourne. Je n’ai pas mis mes lunettes.

Je vois très flou.

Je vois flou.

Je te vois flou ?

Je te vois flou.

Je te vois.

C’est toi, un critérium dans les doigts.

C’est toi.

C’est toi qui rattrapes mon baladeur, mes écouteurs tombés dans ma course, mon classeur. Je te vois fixer du regard les lettres fraichement effacées, ma bave encore imprégnée, flaque écœurante sur notre passé.

« C’était une blague ! Je ne t’ai pas fait mal, j’espère ? 

-      J’ai eu si peur ! Tu es fou !

-      Tu m’as bien fait rigoler, je dois l’avouer.

-      Moi pas, purée !

-      Tu l’as bien mérité.

-      Je le sais. »

 

Allez, idiote, allez, c’est l’heure de recracher ce discours, tes aveux, des adieux, en bonne et due forme.

J’ai du mal à tenir mon regard, je sens que tu cherches le mien.

Impossible de bouger, impossible de parler, impossible de m’en aller.

Seulement, il y a un papillon au fond de mon diaphragme qui chatouille mon estomac.

Il vole vite, ce doit être une mite.

Elle informe mes synapses de l’urgence du moment. Tu ne peux plus faire machine arrière. Tu as attendu ce moment depuis bientôt un an. Le glas des courageux a sonné.

 

« Je sais que tu m’en veux…

Que c’est trop tard…

Je voulais juste te dire…

J’aurais dû te dire…

Juste…

Je t’aime aussi. »

 

Vite. Partir. Vite. Partir. Me cacher. Idiote. Tu n’as rien fait de ce que tu avais prévu d’admettre, crétine. Cours. Cours. Vite. Ne regarde pas en arrière. Évite de tomber, au passage, il ne faudrait pas que tu termines ton image dans le regard de celui qui, désormais, aimerait te voir enfermée dans une tour génoise pour l’éternité.

 

J’arrive enfin devant l’entrée de mon bâtiment.

Je sors mon portable.

J’ouvre le clapet, pas de message.

Je clique sur le bouton, j’attends la cabine prise en otage à l’étage des grabataires.

Je clique, je clique, je veux m’enfermer.

J’ouvre le clapet, pas de message.

Les portes s’écartent : « Bonsoir Madame […] Ah, vous trouvez que j’ai une petite mine ? […] Je leur passerai le bonjour de votre part […] Non non ce n’est pas moi qui ai bouché le vide-ordure, je ne l’utilise pas, et puis j’habite au premier étage et vous êtes au sixième, il me semble ? […] C’est ma cousine qui est partie à Paris, moi je suis en troisième au Lycée Fesch […] Je dois monter réviser mon brevet, bonne soirée Madame ! »

 

Enfin seule.

J’ouvre le clapet, pas de message.

Je jette mes affaires et mes derniers éclats d’énergie sur mon lit.

J’ouvre le clapet, pas de message.

La soirée passe, je n’ai aucun signe de toi.

Je révise. Je n’y arrive pas. Je fais les cent pas.

J’ouvre le clapet, j’ouvre l’ordinateur, pas de message.

Il est déjà dix heures, je n’ai pas faim, je n’ai pas de message.

Je t’en envoie un, moi ?

Non, j’ai fait le tour du monde de la question, personne ne répond, rideau, merci, à bientôt.

J’éteins mon portable.

Après tout, je m’en fous, je ne vais pas me rendre folle, malade, alors que l’antidote ne veut pas me soigner ?

 

Je m’occupe, range ma chambre, trouve ce nouvel-ancien classeur débraillé que je cherchais pour changer le mien un peu trop tien. Il est défoncé, mais il vit sans toi.

Je prépare mon sac. Comme tous les jeudis, je commence à neuf heures, la prof de musique programmée en début d’année est partie depuis une décennie et ne sera jamais remplacée.

Étagère, tiroir, niche.

Un carnet tombe.

Tes initiales clignotent.

Je n’en peux plus de toi, espèce de boulet, tu ne me laisseras jamais tranquille ?

Dans ma quête, je récupère cette paire d’écouteurs dont seule une branche répond encore, que je branche sur mon baladeur.

Sortie gauche inaudible, la droite murmure.

 

« Serre-moi, encore […] reviens-moi, tu partiras mieux comme ça »

Je rallume une dernière fois mon portable.

J’attends.

Rien.

Si.

Un message. Ça vibre.

Ce n’est pas toi.

Je me couche dans la négation. L’âme en peine et la joue pleine de regrets, je ne serai plus à personne pendant que tu te dérobes derrière la grogne et le démon qui se sont créés dans ta mémoire, au niveau du sous-dossier qui porte mon nom.

Je me couche et je ne veux plus rêver.

Je me couche.

Je dors.

Je dors mal. Aussi mal que le fil enroulé autour de mon poignet, garrot hasardeux, fourmis et paume violette. Mais je dors. Difficilement, je pense à toi, mais je dors.

 

Dans mes songes, j’entends un bruit sourd.

Il se répète.

Il résonne, il est sourd.

C’est dans ma chambre.

Contre le mur de ma chambre.

Non, contre ma porte.

C’est sourd, mais ça craque.

Contre mon volet fermé.

Un coup.

Deux coups.

Mon volet bouge.

Ils sont éloignés, ces trois coups.

J’émerge.

Je comprends alors : c’est encore la voisine du second qui a arrosé ses géraniums en trop-plein, le compte-goutte directement sur ma persienne.

Encore un coup, deux coups.

« Elle se prend pour qui, la vieille ? »

De nerfs, sans réfléchir, je vais m’en charger.

Réveillée par cette teigne.

7h29 sur ma veilleuse, elle m’a chauffée.

 

Je sors de mes gonds, pas le bon jour pour en rajouter.

Je me lève d’un bond, accroche mes cheveux en chignon de fortune, énervé, enclenche le moteur qui relève mon store. Durant cette lente ascension, je repars prendre mes lunettes sur ma table de chevet. En revenant, je tire la vitre à glissière.

Ouverture totale sur le vis-à-vis de mon impasse au dehors, un projectile fait irruption dans mon cagibi, faillit entrer en collision avec mon front endormi.

J’esquive.

Ah !

Je pousse un miaulement ridicule de stupeur, la voix éraillée.

L’objet volant non identifié finit son ascension en claquant violemment mon plafond et retombe comme un bouchon en liège un trente-et-un décembre déjà arrosé pour dévaler la pente de mon effroi et terminer son rebond sous mes orteils.

Je me baisse.

Je me frotte les yeux.

Je crois que c’est ce que je crois.

Je saisis la sphère à l’épiderme granuleux.

C’est un kumquat.

Tu es en bas.

 

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