Jocelyne Normand - Kaléioscope

  

Petit voyage africain dans la mémoire ravaudée de Jocelyne Normand.

 

 

Kaléidoscope

 

Il y a des jours où tout se catapulte. 

Je n’ai pas encore 21 ans, début juillet 1969, à Mexico, je regarde ébahie, les descendants des Nahuas et des Mayas notamment, pieds nus et en habits traditionnels très bariolés, déambuler dans les salles du musée d’art moderne (inauguré en 1964 donc cinq ans auparavant, un exploit déjà).

Ils admirent les œuvres de Siqueiros, Diego Rivera et Frida Kahlo (entre autres) qu’ils ont pourtant déjà vues, en fresques, sur les murs de la ville.

En sortant du musée, nous suivons des femmes très élégantes, en habits presque haute couture, très brunes, elles exhibent sur leurs jambes un poil brun très long. Aïe... Un ami mexicain nous explique que ces dames, d’origine espagnole (les colonisatrices donc) se laissent pousser ainsi les poils afin de se distinguer des femmes indigènes qui, elles, n’ont pas de poils ni sur les jambes ni ailleurs... Incroyable ! Nous n’en revenons pas.

Juin 1974. J’ai presque 26 ans. Avec mon compagnon, nous sommes en coopération en Côte d’Ivoire, avec notre fille âgée de 4 ans. Plutôt que Cocody, le quartier des Européens à Abidjan, nous avons choisi d’habiter à Abobo, dont on parle désormais comme une commune mais qui, pour nous (s’agissant surtout d’Abobo gare) c’était plutôt un quartier d’Abidjan et un bidonville plus particulièrement. Nous enseignions dans le collège de ce quartier et nous ne sommes que deux couples de Blancs à avoir choisi d’habiter là, nous et les Beausoleil, deux profs de sciences nat.

Il y avait le tas d’ordures monumental, juste à côté du marché où nous allions faire nos courses  au milieu des mouches et des rats. Il se disait que le président Houphouët Boigny devait exiger la suppression de ce tas d’ordures et venir ensuite poser, à la place, la première pierre d’un dispensaire. Nous n’en avons pas vu la couleur...

Et puis, toutes les nuits, il y avait des gens égorgés dans les fossés et l’armée tapait très fort à la porte pour se faire ouvrir à la recherche des boys de Haute-Volta en situation irrégulière. Mon compagnon vivait avec la machette sous notre lit.

Quant à moi, je fus confrontée un jour à un de ces « mouchards » (les futurs cadres du parti présidentiel en uniforme) qui a levé le doigt en disant (alors que je comparais l’Afrique à l’Amérique latine) : « Madame, c’est de la politique ! ». Aïe....

C’était une classe de quelque 50 élèves, Ivoiriens en majorité et quelques Libanais. Un jour où je rendais les copies, ce même élève (« mouchard » donc selon moi) s’en était pris à un autre élève au point d’en arriver aux mains. Un collègue a passé la tête pour savoir si j’avais besoin d’aide.  Je me suis dit, je vais le sanctionner ce petit mec et crac, je lui ai flanqué un 0 de conduite (on pouvait faire ça).

J’ai été suivie ensuite dans la cour par quelqu’un qui m’a dit : « Vous ne savez pas à qui vous vous êtes attaquée ». J’ai répondu : « Je m’en fiche complètement, je maintiens ma position » et j’ai traversé le bidonville à pied sans frémir.

Mais, en arrivant chez moi, j’ai dit à mon compagnon : « On fait nos valises, on va être expulsés ». Car, à l’époque, on pouvait être expulsés pour moins que ça. Nous avions eu des amis expulsés du Niger.

Or, ô chance, en Côte d’Ivoire il y a 69 ethnies (je l’ai toujours su mais je viens juste de le vérifier sur internet) et là, il y eut Coulibaly, un Senoufo qui venait juste d’être envoyé dans ce collège pour lutter contre la corruption. Il m’a convoquée avec l’élève. J’ai maintenu ma position et j’ai eu gain de cause.

Et donc, en juin 2022, j’ai presque 74 ans et ma fille (qui avait 4 ans à Abobo en Côte d’Ivoire en 1974) m’apprend que Rachel Kéké (la nouvelle députée France insoumise) est née à Abobo en mai 1974.

Ma fille et moi avions décidé de voter NUPES aux législatives 2022. Il est normal que ma fille ait relevé que Rachel Kéké était née à Abobo. J’ai vu que sa mère cousait des vêtements, ces superbes tissus bariolés, dont le batik, et que son père était chauffeur de bus avec ces grappes humaines criant « Adjamé, adjamé », un autre quartier déshérité d’Abidjan.

La boucle est bouclée. Ma fille, docteur en histoire de l’art, pas du tout « branchouille... » parisien art contemporain actuel... tout l’inverse... Nous conservons le goût de l’Afrique et de l’Amérique latine et de ces couleurs bariolées et de ce que ces peuples portent en eux d’authenticité et ce que nous avons aimé en eux.

   

 

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