Jacques Mondoloni - À mon enterrement

 

Face à la mort peut-on rire, sinon jaune ? Un sondage mi-figue mi-raison par Jacques Mondoloni

  

  

À mon enterrement

  

Martel en tête, depuis mon opération, failli couic, je me demande qui viendra à mon enterrement — j’ai prévenu que je refuse l’incinération je veux des pompes funèbres avec lourd cercueil, larmes pleureuses qui me trouvent des qualités. 

Je regarde mes proches autrement, certes ils m’ont entouré d’amitié mais je sonde leur sincérité. Ranimer le moral est facile, « bons vœux de rétablissement », c’est pas eux qui vont claquer. J’ai cru qu’au sourire de ma « veuve », au sortir du bloc, l’air soulagé, pas bidon, et ses yeux qui disaient : « tu vas vivre, hein vieux zigoto ? »

C’est à elle que j’ai posé en premier la question. « Gros bêta » s’est-elle esclaffé. Pas parler de malheur, on parle pas de la camarde ni à table, ni au lit, et pas d’allusion à l’organisation des festivités : je veux du Léo Ferré pour mes obsèques « avec le temps tout s’en va, va », qu’ils soient bien tristes, qu’ils pensent à eux, leurs nostalgies, ratages, quand ils iront se jeter sur l’apéro.

Donc ma femme elle ne veut rien anticiper, y’a pas mèche, je suis bien vivant encore, alors ?

Ma vieille mère, 90 et des patates, elle m’a envoyé bouler :

— Et moi qu’est-ce que je dirais ? qui viendra ? t’as préparé Berthe Sylva ?

Où j’ai mis son microsillon, pas même l’appareil pour la passer son idole, obsolète, heureusement il y a internet. Je lui ferai plaisir, elle est prioritaire, privilège de l’aînesse

Les amis mâles, qu’on a gardé les cochons ensemble, vieux dragueurs chenus, même tonneau, aussi ils se comportent en concurrence, d’accord la mort plus tard… plus tard, mais il y en a, las de la vie, ou jaloux, qui aimeraient partir avant moi, ils feraient bien un pari, un jeu, joujou avec le suicide, d’ailleurs mettre ça sur le tapis, c’est l’attendre… 

Je pense que je suis bien placé sur la ligne de départ : un bail que le corps ne suit plus, trahit, un bobo de soigné, un autre sort de la boite, enthousiaste, carnivore, prêt à tous les outrages. La tête cloque encore mais elle ne raisonne plus, elle pare, elle se débat dans les pattes du mal enragé. Elle ne retient plus la mémoire, confond tout, honoraires avec horaires, l’autre jour, les souvenirs ont chassé les sentinelles qui étaient postées sur la jeunesse, ils désertent, s’enfuient devant l’ennemi, et pas en silence, discrets, non ils décampent en musique… qui me semble une chanson ? Léo symphonique ?... un glissando dans les violons, un accord brutal au piano, mais à force de chercher, la tête capitule, pirouette, « tu donnes ta langue au chat ? », le nom de l’air je l’ai sur la mienne de langue , mais j’abandonne, tamponné par la migraine… préserver les neurones encore en état, c’est le but que je m’assigne, un matin se réveiller et avoir tout oublié, ma terreur…

Les amies femmes ? vous demandez. Il y en a peu d’abord, elles sont sur la réserve : elles pensent que je représente un cas de cabotinage, un numéro, et même un secret d’homme qu’elles ne connaîtront jamais, pour certaines des souvenirs de bringue, peut-être avec l’époux. Elles accueillent mon questionnaire avec animosité lorsque j’insiste…

Une exception quand même, quelqu’un qui me comprend : Gustin qui a emmené son pote jusqu’à la voie ferrée de son coin en vue de mourir écrasé par le train, c’était son désir. Mais au dernier moment, il le retient. « Mon cancer de l’oreille, il est toujours là ! » il lui a dit sur le chemin du retour… Il a mal réagi: un jour, il a mangé son appareil auditif pendant une crise de démence, on a découvert des miettes dans son caca…

Gustin il est marqué aussi par ce qui est arrivé à son grand-père résistant pendant la guerre : il avait traversé les Pyrénées et son corps n’avait été retrouvé que quelques années plus tard par un avion. Son sac était rempli de polars !

Quant à mes deux enfants, mes deux grands, heureux en ménage, la trentaine, sujet tabou, eux aussi essaient de faire des enfants, le thermomètre en main ou entre les dents, ils me prendraient pour le gêneur, le rabat-joie, le noir poison de leur intimité… 

Résultat du sondage : la majorité m’accompagnera jusqu’à ma dernière demeure, c’est juré, mais d’ici là, comme aux élections, une part peut se défiler… ah ! les abstentionnistes !

 

(Toute ressemblance avec des personnes existantes serait purement fortuite)

 

 

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