Pierre Lieutaud - Les immortelles

Les immortelles

La porte avait claqué. C'est toi ? demande la vieille femme. Personne ne lui répond. La porte claque encore. La vieille fait quelques pas dans l’obscurité du couloir,  elle s'approche de la porte fermée et dit à son mari : 

- Je rêve. Je croyais que c’était ma pauvre sœur et c’était le vent.

Dans le ciel, au-dessus du village, sa sœur disparue souffle sur les voiles déployées de la barque des morts. Elle regarde sa maison, les jardins qui font des escaliers de verdure, les fontaines qui dorment, les sentiers qui dessinent des rondes autour des hameaux. Dieu est injuste, pourquoi sa sœur vit-elle encore, au milieu des arbres, des sources et des fleurs, dans la grande maison de famille qui est devenue la sienne. 

Elle se vengera… D’une petite bourrasque qu’elle pince entre ses doigts, elle fait une tornade minuscule et la dépose délicatement à l’entrée du village. Et puis elle grimpe en haut du ciel où l’air est doux,  parfumé des senteurs des forêts et des mers qui montent de la terre. Dans l’antichambre officielle du paradis, des moinillons, des anges et des prostituées au visage d'enfant trient les foules de quémandeurs assis sur le bord de nuages. Ils sont impatients, ils en ont assez d’attendre, l'éternité ils ne savent pas ce que c’est, ils ont restés pendules, horloges et compagnie...

Pendant ce temps, la tornade tourne comme une toupie, elle arrache les rangées de tomates, les haricots torsadés sur les longs échalas, les lignes de salades et les taches de radis. Elle avance dans le ciel bleu sans crier gare, décolle le crépis des murailles, met à nu les grandes dalles de granit des rivières, les pierres des façades, elle caresse les enfants accroupis au bord des ruisseaux, lustre le poil des ânes attachés aux anneaux et arrive devant la porte de la vieille femme. 

- Arrache la porte, passe dans le couloir, tourne dans la chambre, la salle à manger, devant la cheminée, culbute tout ce que tu trouves, les gens, les habits, les meubles et apporte-moi tout ça, lui dit la sœur. 

La tornade obéit, tourne de plus en plus vite, prend la forme d'un sablier qui compte les minutes pour faire cuire les œufs, se déhanche comme une femme de mauvaise vie, défonce les portes, les cloisons, aspire les tapisseries, les rideaux et les tapis et fait de la vieille et du vieux une pelote de bras, de jambes, de lainages, de chapelets, de médailles, d'ongles vernis, de robes et de culottes, une boule, rouge du sang éclaboussé des vieillards, blanche de leurs peaux anciennes, grise et noire des robes et des manteaux, pelucheuse des châles de laines déchiquetés, luisante des bagues, médaillons, goussets, montres et colliers que plus jamais les héritiers ne verront… Elle sort de la maison, fait le tour du jardin, s'attarde sur le pas de la porte, sous le porche arrondi, passe au pied du tilleul, prend la pente de la ruelle, arrache la queue d'un âne qui dépasse d’un jardinet bordé de murailles, soulève les jupes de la fille du voisin, siffle, siffle encore, fait trembler les tuiles des toitures et enfin elle monte tout droit dans le ciel, directement, jusqu’à l'antichambre officielle du paradis où l'attend sa sœur et tout le personnel de triage. 

Elle ralentit et s’arrête. Un morceau de vieillard apparaît, et puis une pipe, un soutien-gorge avec trois médailles sacrées épinglées dessus, un châle long comme les jours d'hivers qui n’en finissent pas, une robe noire avec des taches de sang encore frais, des bagues aux pierres arrachées, un corsage brodé, une ceinture rouge garance longue de plusieurs mètres et puis on entend des rires clairs, des berceuses, des voix, des larmes et des pleurs, des cris et des complaintes. Sous les yeux des quémandeurs, assis en rond au bord des nuages, les deux vieux éclatés se refont peu à peu, morceau par morceau. La sœur s’approche de Dieu et lui montre les deux vieux. 

- Donne-les-moi, je t’en supplie.

Dieu était débordé. À l'orient, une flaque rouge coulait sur l’horizon, à l'occident, des tas d’escarbilles s’allumaient comme des feux follets, tout en bas vers les Patagonies, de longs serpents sifflaient sur les plaines et les cordillères ...

- Je veux rentrer chez moi, supplie le vieillard. Laisse-nous redescendre sur terre.

Dieu ne le regarde pas. Alors, le vieux prend sa femme par la main et il lui chuchote à l’oreille :

- Prends ta respiration, on va sauter pour rentrer à la maison.

Et ils sautent à la barbe du Seigneur... Ils glissent sans bruit dans les nuages... Là-haut, la sœur crie de plus en plus fort et le Seigneur fait la sourde oreille… Quand ils arrivent sur la terre, ils ne sont plus que fine poussière qui se dépose sur la terre du jardin près d’un âne sans queue. Il pleut, c’est l’hiver au village.

Au printemps, à l’abri du muret de pierres, une prairie a poussé à cet endroit du jardin avec au beau milieu des petites fleurs jaunes aux feuilles ciselées et au pistil si noir qu'on dirait qu’il est bleu. Et chaque année depuis, les immortelles poussent au printemps dans le carré de jardin où les vieillards en poussière regardent le ciel…

 

 

 Avis aux lecteurs

Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?

Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse nouveaudecameron@albiana.fr, nous lui transmettrons votre message !

Présentati

Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits