Paule Tomi - Pièces privées

 

Pièces privées

 

Mon musée personnel aurait la couleur d’une marguerite qu’on effeuillerait aux quatre coins de la pièce, à l’instar du temps qui s’égrène. Je t’aime, un peu, beaucoup, à la folie… Les comptines enfantines racontent quelque chose, au-delà du sens. 

En bonne place, sur un socle d’airain, figurerait la voiture rouge téléguidée que m’avait offerte mon père, quand j’étais jeune enfant. Je ne sais pourquoi mon caprice s’était fixé sur cet objet. Il m’était alors impossible de faire sortir de ma bouche le son « r ». Mon père me promis que le jour où il m’entendrait prononcer ce son étranger, il m’achèterait le jouet désiré. Et je me souviens encore de ce moment où le Rrrr est sorti, triomphal de ma gorge ; me surprenant, tant par le trajet qu’avait emprunté l’air expiré, que par la vibration qui résonnait à mes oreilles. « Alors, je vais l’avoir, la voiture Rouge ? » Je la reçois peu après, une DS flamboyante, avec une manette pour la guider entre les meubles du salon. Les R ne me posaient plus problème et la voiture m’a intéressée un moment et puis je l’ai abandonnée, pour d’autres jeux. J’étais surtout très fière d’avoir eu un jouet de garçon.  

Pas très loin, sur le sol, une petite carriole trainée par un cheval de bois. C’est mon grand-père qui me permettait d’y grimper. Il fallait tirer les rênes pour diriger le cheval, tout en appuyant sur les pédales pour avancer. Ces moments restaient suffisamment rares pour être particulièrement précieux. Ensuite, mon grand-père est mort et les petits chevaux sont demeurés des souvenirs. 

Je ne peux pas faire sans dédier un mur aux personnes qui ont bercé mon enfance. Y pendraient les tabliers de ma grand-mère qui racontent si bien son attachement à s’occuper des autres, en entretenant la maison familiale bien sûr, la cour remplie de fleurs, mais aussi en cuisinant. Elle offrait ses plats comme on offre son amour. Les produits provenaient en grande partie de l’exploitation agricole de mon grand-père. Elle confectionnait des plats traditionnels au goût inimitable, dont elle tenait la recette de femmes plus âgées du village qui les lui avaient transmises. Elle avait rajouté aux recettes ancestrales, des recettes « du continent », dont elle nous régalait. C’est ainsi que j’ai encore sur les lèvres le goût du « beurre blanc » confectionné de ses mains et qui gardait la forme de ses paumes. Il me revient aussi le croquant de ses beignets de fleurs de courgettes, d’autant plus exquis qu’il ne revenait chaque année qu’à la période de floraison. Les jours de fête, ses blancs d’œufs en neige vaporeux qui surmontaient une crème anglaise, venaient clôturer les repas traditionnels. L’amour de ma grand-mère était un peu rêche, mais il était inconditionnel.  

Sur un petit guéridon, je poserais un joli cendrier de cristal et un paquet de Fine 120 mentholées. Pas les affreux paquets actuels, non les élégants paquets or et vert que j’ai connus lorsque j’avais une douzaine d’années. J’allumais la longue cigarette fine et blanche et j’aspirais sans en avaler la fumée. J’avais l’impression de rentrer dans le monde de l’adolescence et d’accéder à une forme de féminité. 

Et encore, sur une étagère, je poserais un flacon de parfum pour homme. Un parfum qui était celui de mon premier amant, doux et sucré et qui éclatait en notes gourmandes sur sa peau. En respirer l’odeur à même la fiole me rappelait sa présence quand il n’était pas là. 

Et puis, au centre de la pièce, je placerais une boite noire et brillante, assez grande. Elle aurait une serrure dorée, mais pas de clé. Dans cette boite, le public pourrait imaginer mes souvenirs les plus cachés, ceux qui ont laissé des traces à demi effacées, des bleus à l’âme et au corps qui ont disparus, des baisers qui se sont envolés, tout cet humus dont je n’ai plus conscience, mais qui est toujours là. 

Et, toujours dans la pièce, des fleurs à pétales, disposés dans des vases et que chaque visiteur pourrait effeuiller au gré de ses déambulations. Je t’aime, un peu, beaucoup…

 

 

Ce texte fait partie du nouveau compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2022 et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel.

Le thème choisi cette année était « Le musée imaginaire » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La quatrième proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

« Mon musée imaginaire. Les auteurs deviennent curateurs ou conservateurs d'une exposition imaginaire ou d'une salle des réserves. »

 

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