Claire Loyon - Mon beau pommier

 

Mon beau pommier

 

Entrepreneur en bâtiment, mon grand-père maternel venait de Killem, un petit village de la campagne flamande. Je dis souvent qu’il était français par hasard géopolitique. Je l’entendais parfois parler flamand avec ses frères ou son père, tout comme j’ai toujours entendu ma grand-mère paternelle parler corse avec sa famille ou les amis de Ghisoni. Ces deux-là s’entendaient d’ailleurs très bien, mélange de respect et de complicité mutuels dans un climat familial particulier.

Peut-être y avait-il entre eux une forme de reconnaissance, de fraternité de ceux qui sont français sans condition, mais sans non plus en oublier le prix : l’interdiction de la langue dans la sphère publique, à l’école. Et les brimades, les punitions consécutives à tout manquement.

Il avait commencé à travailler à douze ou treize ans dans les champs. Avait suivi un apprentissage de menuisier, une place chez un entrepreneur, et lorsque celui-ci envisagea la retraite et chercha un repreneur, il avait suivi des cours du soir en gestion pour devenir son propre patron. Rapide résumé dont ma famille me pardonnera les approximations. 

Quelques décennies plus tard donc, j’avais 10 ans et la grippe. Ma mère m’avait laissée pour la journée chez mes grands-parents et, assommée par mes 39°C, je me reposais, emmitouflée dans le canapé. C’était l’hiver. À Dunkerque.

Mon grand-père descendit de son bureau et posa sa main sur mon front tout en plongeant son regard délavé dans mes yeux fiévreux : 

- Allez viens, couvre-toi bien, on sort. 

- On va où ?

- Dans le jardin, ça te fera du bien.

Il s’assura que mon manteau était bien fermé, mon bonnet vissé sur mes oreilles et mon cache-nez bien noué. J’ai enfilé mes gants (j’ai mentionné que c’était un hiver à Dunkerque ?) et nous sommes descendus dans le jardin. C’était un petit jardin de ville, comme on en trouve à l’arrière des maisons dans les petites rues du Nord de la France. Au fond un ancien poulailler, sur les côtés des rosiers et différentes fleurs, une pelouse impeccable qui accueillait les barbecues l’été (oui, même à Dunkerque) et deux arbres : un cerisier et un pommier.

Papy entra rapidement dans la cave accessible directement depuis le jardin, et à son retour me tendit une scie :

- On va couper les branches basses du pommier.

-

- On va le faire ensemble, je vais te montrer.

- Mais je suis malade !

- Justement ! Tu verras, ça va te faire du bien.

Ainsi avons-nous fait, lui enfant de la campagne qui avait construit son chemin, et moi qui commençait le mien dans le confort urbain. Il me montrait quelle branche couper et pourquoi, comment ajuster la scie pour faciliter le mouvement de va et vient. J’y ai mis tout mon cœur : je transpirais, butais, réajustais la scie, riais de bonheur à chaque branche que j’avais réussi à scier.

En rentrant, il s’est assuré que je me change rapidement et nous avons goûté ensemble. J’avais les joues roses et les yeux brillants mais ma fièvre était en bonne partie retombée. Je mourais de faim et je me sentais mieux. 

Papy avait coutume de dire que « Quand l’appétit va, tout va ».

Je pense souvent à mon grand-père Adrien. Kaléidoscope d’images, de séquences, de rires, de disputes parfois, d’amour beaucoup, de tiédeur jamais. 

Et toujours, le pommier.

 

 

 

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