Charlie Galibert - Les deux Corse

Les deux Corse

À Bernard, à Santa, cu l’amicizia, pè l’éterna

Cet été, il m’a été donné de connaitre deux Corse.

La première est celle des digicodes.

La moitié de l’île, la moitié de chaque village, vit de sa mise en rente touristique. Chaque maison de famille, retapée à l’économie, chaque bergerie, chaque grange et cabane, chaque cave, et bientôt chaque fosse d’aisance, est munie d’un digicode et louée à la semaine sur des sites idoines où les échanges se traitent par mel d’un chaleureux anonymat, avec délivrance la veille de l’arrivée d’un plan d’accès inversant perversement la droite et la gauche et les montées et descentes, et exigeant de libérer la chose louée avant onze heures – tout cela sans qu’une seule rencontre humaine, physique ou même téléphonique soit possible.

Algoritme et Digicode sont les nouveaux Vincentello et Sampiero de la Corse contemporaine post-humaine rentière peuplée de fantomes gaulois zerrants zombis.

Les habitants réels, les insulaires, eux, ne sont pas visibles. Le jour, in real live, ils jouent aux jeux vidéo ou s’adonnent au porno en tapant « sexe gratuit » sur Gogol. L’après-midi, ils sont en plage-rivière empaillotées, à déguster du faux bruccio et du Maure-ito, la boisson festive nationale. Le soir en pastizzada et discothèque. La nuit, enfin, sous clim.

Les identitaires se déguisent en tee-shirt à l’effigie du Chè, brandissent des serviettes d’abominables hommes des plages ou de nymphettes un peu putes se remontant le maillot décidément trop petit, selon le genre, dessinent maladroitement des tags FLNC du 1er avril, croquent des canistrelli clandestini ou organisent des operate culturale sous perfusion de népita ou d’immortelle, à l’image d’un célèbre glacier de Sagone. Ils décorent également les murets encore intacts, les routes brûlantes à l’image du Tour de France à la gloire de coureurs pas encore arrivés ou déjà disparus, gloire à eux, ou distribuent des tracts dans l’étrange langue autochtone que plus personne ne parle ni ne comprend, enfin ils baisent les copines identitaires liftés à la mode de la famille corsichian et au string floqué « colons fora » - et ce n’est pas pour dire qu’elles ne pratiquent pas la sodomie.

La seconde est celle de l’amitié, pardon : de l’amour.

Quand un problème vous arrive, on ne vous donne pas de leçon de morale politique sur la stupidité qu’il y a à venir sur l’île en plein été avec tous les cons de Gaulois, mais on vous envoie une vidéo (de qualité !) dans laquelle on vous chuchote la cachette où on vous a laissé la clé, parce qu’on devait partir avant votre arrivée, on vous bombarde de messages pour vous dire qu’il y a à boire et à manger, des draps propres dans le second tiroir (en partant du haut) de la commode de la chambre, que vous pouvez dormir les fenêtres ouvertes car elles sont protégées par des moustiquaires qui laissent entrer la fraicheur et les fragrances de la nuit d’été, qu’il y a un fond de whisky dans le buffet à gauche en entrant, enfin si j’en ai laissé,  qu’il y a des livres amis partout, c’est le dernier endroit où il y a des livres partout, que même ceux qui savent pas lire ils se mettraient à aimer la poésie, que vous DEVEZ faire comme chez vous, et que dormir dans cette maison vous apportera des rêves de délices chantés par les grillons, les oiseaux de nuit, les genouilles, que le triangle d’été Deneb Vega Altair vous protège de tout, sauf des centaines de milliers de baisers profonds, sinon, d’ailleurs, je connais une signadora au top, il suffit de se couper une mèche de cheveux, de la mettre dans une enveloppe avec votre prénom griffoné dessus, et je ferai suivre.

Ou alors, on vient vous chercher au cœur brûlant de la ville en feu de canicule, on vous invite à manger une glace grande comme une bergerie, une vraie bergerie une vraie glace, on vous emmène écouter le vent au cœur de la forêt de Vizzavona, enlacer les grands hêtres et les làrici géants dont Louis XIV voulaient faire des mats pour transformer la Corse en île flottante, et on vous dépose à la gare de Vivariu d’où vous redescendez en ville avec le Trinicheddu – avec son ta-ta, ta-ta, ta-ta, qu’on dirait qu’il fait l’amour, et vous avec.

Les deux Corse sont intriquées comme une poignée de mains, une accolade, comme les lèvres de deux bouches.

Ou, plutôt, elles ont la forme de ce biscuit craquant plein de grains d’anis qui fait une torsade en forme de bande de Moebius, du Huit, de l’Infini, carrément, rondement, le finuchjettu qui hante encore les souvenirs et les vieilles boulangeries survivantes.

Corse Des Digicodes ou Corse d’Amour, je sais bien moi, laquelle va l’emporter, en fin de conte.

Mais je ne vous le dirai pas.

Pourquoi ?

Aiò ! Parce que ça ne dépend que de vous !

 

Charlie Galibert, 7 août 2022

 

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