Sylvette Pietri Couderc - Une peine perpétuelle

  

Le peintre a enchainé le Christ pour l’éternité… Un récit « biblique » de Sylvette Pietri Couderc.

 

 

Une peine perpétuelle

 

    J’ai chaud, j’ai mal et cette mouche, va-t-en ! Qui j’entends, maman ? Madeleine ? Mais bon dieu, pardon Seigneur, soufflez sur mes pieds. J’ai mal. Soufflez, j ‘ai mal. Que m’arrive-t-il ?

    Où es-tu, m’as-tu abandonné ? Cette mouche... retirez-moi cette couronne ! Jean, mon frère, détache-moi. Les gens passent sans me voir. Cela m’est égal. Ces gouttes dans les yeux me piquent. Pourquoi cette peur de la douleur ? N’est-ce pas fini ? Ce n’est qu’un souvenir. Voilà, je dois me dire  « ce n’est qu’un souvenir », c’est fini.

    Tiens, cette voix aigüe, encore elle ; elle devrait la modifier. Avant, je parlais aux gens et ma voix, par sa douceur, les enveloppait. Leurs yeux ne me quittaient pas, leurs yeux... Mes amis me manquent, peu importe leur peur et leur trahison, ils me manquent. Je me sens seul. Pourquoi m’avoir abandonné, mon Dieu, sur cette croix ? Souvenir difficile, tu le sais. Oui, c’est le peintre qui m’a figé ainsi. C’est mieux l’image du martyr pour la foi. Le peintre aurait pu me peindre parmi les fidèles, aux noces de Cana, où dans la grotte avec mes parents. Même les lépreux me réconfortaient.

    Encore cette voix ! Le discours est toujours le même, « Ce christ peint par... », cela m’ennuie. De multiples yeux vides me fixent. Personne ne parle en araméen ou en hébreu. J’oublie tous ces mots qui me berçaient, il y a très longtemps. L’éternité m’est acquise sur ce tableau. Dans cette position, sur cette croix...

    Que se passe-t-il ? Maman, Jean, Marie-Madeleine, regardez-moi, vous n’arrêtez pas de pleurer, d’implorer. Mais dites-moi, pourquoi cette agitation ? Tiens, de nouveaux tableaux. Une voix tonitruante : « À gauche, mettez saint Jérôme, à droite saint Sébastien ». Ces corps sont si beaux ! Le mien, la faute du peintre, paraît si malade. Je n’ai que trente-trois ans, quand même ! Mon corps est asexué, mais ces saints devant moi, ne le sont pas. Pourtant, ils souffrent, l’un sur un lit d’épines, l’autre avec des flèches dans le flanc. J’étais, que dis-je, je suis attiré par Marie-Madeleine. Elle aime les hommes, et les hommes l’aiment. Moi aussi, je vibre lorsque je  vois Marie-Madeleine, Madeleine qui est sous la croix, près de moi. Jean, mon frère de cœur est là aussi, soutenant ma mère, éplorée, meurtrie dans sa chair. Ma pauvre, ma douce maman ! Nous ne sommes qu’un souvenir, tout cela est passé, tu m’entends ? Non, bien-sûr, nous sommes figés dans ces poses, quel maudit peintre ! Il n’avait pas très envie de le peindre ce tableau. Il râlait, soufflait mais c’était une commande. Donc pas de lumière transcendantale, d’horizon illuminé...

    Ils placent un troisième tableau, des fruits, du vin, de l’eau. Oh oui, que c’est bon ! J’ai le souvenir d’avoir eu soif, faim de fruits. Quel plaisir de les regarder, sentir l’eau fraîche dans la bouche, faire éclater les grains de grenade entre les dents, sucer l’orange. Les souvenirs gardent le goût, les odeurs. J’y suis et cela me soulage. La réalité, les souvenirs s’entremêlent. Ne pas dire cela. Je ne suis plus réel, juste une réminiscence. Judas pourquoi t’être pendu ? Pierre, mon ami Pierre, le chant du coq t’a effrayé ? Quel paysage autour de moi, peint en demi-teinte ! si sombre ! Où est Gethsémani, l’ombre de ses oliviers, et Jericho, baigné par le Jourdain. Mon baptême... Jean-Baptiste, c’est si loin ! Bartolemeo aurait pu raconter mon histoire avec ses pinceaux, habiller le paysage de mille détails, les montagnes, le désert au loin, Jérusalem aux coupoles dorées.

   Encore lui ! Qu’il est jeune, ce prêtre ; il me regarde et marmonne. Je l’entends : « De profondis clamavi ad te, Domine, exaudi vocem meam in vocem depreciatonis meae ». Très bien, la prière des morts. Il attend en silence, se recueille puis "a custodia matretina usque..." Oui, tu as raison, ce psaume est beau, cet appel à la miséricorde.

    Je suis fatigué. Je voudrais m’enrouler dans ta belle étoffe rouge, Jean et dans ton écharpe ocre Marie-Madeleine. Dieu, mon Dieu, délivre-moi. Je suis ton fils. Je délire. Je dois me taire mais je suis si désespéré, si angoissé !  

    Maman, Maman, Sauve-moi !    

 

[La Vierge, Saint Jean et Sainte Madeleine au pied du christ en croix, de Bartolomeo Cesi].

  

  

Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2022 et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel

Le thème choisi cette année était « Le musée imaginaire » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La deuxième proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

« Le témoin. Les auteurs font parler en monologue intérieur un personnage d'un tableau de leur choix »

  

 

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