Anne Benedetti - Comme une promesse de bonheur….

  

Anne Benedetti remonte le temps grâce à quelques notes de musiques attrapées au vol. Un voyage tendre, avec l’amour filial pour viatique…

 

 

Comme une promesse de bonheur….

  

Quand j’étais petite fille, il y avait un piano dans notre appartement. Un piano que Maman possédait depuis son enfance et qui l’a suivi toute sa vie.

Elle s’y installait quelquefois et jouait pour Papa, pour nous ou pour elle. 

C’était beau et un peu solennel aussi. 

En jouant, Maman se paraît, à mes yeux d’enfant, d’une aura un peu mystérieuse, et j’avais besoin de vérifier quand elle quittait son piano que j’étais toujours « sa Toune » ou « son crapaud », petits noms plus ou moins charmants dont elle avait le secret.

J’étais donc son crapaud et mon grand frère son biquet, tout un bestiaire… Papa c’était Mamiche, déclinaison de sa moitié. Ma sœur c’était Zazatte, en référence à la façon dont celle-ci écorchait son prénom quand elle était bébé.

Maman, que tout le monde appelait Nanie même ses petits-enfants, avait quelques morceaux de prédilection, dont un qu’elle jouait souvent, car il lui donnait un peu de mal, et dont la partition a été perdue, mais que j’ai récemment reconnu au hasard d’un documentaire et eu le temps de "shazamer"... Vous savez « Shazam » ou le plus court chemin vers la réactivation des souvenirs, la géniale application qui permet d’identifier des airs ou des chanteurs associés à des moments importants, sans qu’on connaisse forcément le titre de la chanson ou le nom de l’interprète, alors qu’ils sont des témoins – qui s’ignorent – de nos vies…

Puis, Papa n’étant plus là non plus, j’ai partagé ma trouvaille avec mon frère et ma sœur. Ils étaient comme moi, émus de ce retour dans le passé.

Bien sûr, je me suis repassé le morceau en boucle ce soir-là. 

Puis plus du tout. 

Et depuis, je le conserve. 

Je sais qu’il est là, quelque part dans mon téléphone, accessible et précieux comme un talisman. Il m’accompagne en silence. Car, curieusement je ne l’ai plus écouté depuis presqu’un an. 

Et pourtant, je pense très souvent à actionner la machine à remonter le temps.

Me croirez-vous si je vous dis, que si je ne l’ai toujours pas fait, ce n’est pas par manque d’envie ? 

Me comprendrez-vous, si je vous dis que tous les jours je diffère, en conscience, cet instant ?...

C’est que je vis un moment suspendu et plein de promesses, comme un rendez-vous avec le passé, même si je vais décider seule, le jour, le lieu et l’heure. 

Et je sais que ce rendez-vous aura le pouvoir de me renvoyer instantanément au pays de mon enfance : en écoutant le morceau retrouvé, j’aurais à nouveau 5 ans, 8 ans ou 12 ans ; je reverrais le dos ou le profil de Maman, le ballet gracieux de ses mains sur le clavier, son mouvement de tête accompagnant le son mélodieux des notes s’échappant du piano et le va et vient du métronome, et je retrouverais fugacement le paradis perdu de mon enfance heureuse et choyée.

Mais à l’instant même où retentiront les premières notes et où je revivrais ces doux instants, mon attente aura déjà pris fin. 

Cette attente qui ne me fait pas souffrir, pas plus qu’elle ne m’obsède, mais remplit un pan en jachère de ma vie. 

Car cette attente ni fébrile, ni douloureuse m’est au contraire aussi douce que précieuse... alors je la savoure et je la fais durer.

Comme le plaisir de se préparer pour une soirée dont on sait qu’elle pourrait compter...

Comme l’attente qui précède les retrouvailles avec un être aimé, qu’on imagine avec délectation, et qu’on se repasse le cœur battant, juste avant...

Comme ce moment où on prépare sa valise pour un voyage dont on a beaucoup rêvé et qui finit par se concrétiser....

Je la savoure d’autant plus, qu’à la fin de mon attente à moi, il n’y aura ni l’intensité de la soirée qui vous fait vivre plus fort, ni le plaisir de la présence de l’être aimé retrouvé, ni le voyage tant attendu. 

Il y aura seulement l’émotion suscitée par l’écoute, et le déchirant bonheur de retrouver intactes et puissantes, des sensations et des images endormies.

Des traces du passé.

C’est infime.

C’est ineffable.

Ça fait mal, mais ça fait du bien aussi. 

C’est ainsi.

Alors, je pose mon téléphone et je m’en vais vaquer à mes occupations. 

Ce n’est pas encore aujourd’hui que je remonterai le temps.

Demain peut-être....

 

 [Sur les traces d’Anne-Marie, Maman, Nanie

Porticcio, 3 juillet 2022]

 

 

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