Amigo mío - Dominique Gaudin

  

L’au-revoir de Dominique Gaudin

 

Amigo mío, je n'aime pas les départs, tu le sais, nous en avons longuement parlé ces derniers jours ; à la saudade, cette espèce de mélancolie qui ramène au passé, sans exclure tout à fait l'espérance, c'est vrai,  je préfère les  au-revoir qui ne sont, eux, qu'espérance... oui,  je pense que nous nous retrouverons et c'est un au-revoir aujourd'hui car au moment de nous séparer après ces quelques jours de randonnées, si belles, si bonnes, si... j'ai le sentiment  que nous saurons trouver d'autres occasions de partir ensemble arpenter les sentiers battus ou pas, mais plutôt pas, à la découverte ou re-découverte de lieux  auxquels nous tenons l'un et l'autre, l'un ou l'autre ; pour ma part, après ceux de Béarn et Bigorre, je te proposerais bien volontiers les chemins de l'Aragon, de la Navarre, du Pays Basque aussi qui sont  des territoires fantastiques à explorer, dans un environnement rude le plus souvent, tu  reconnais là mon âme de sauvage – mais tu pourrais aussi m'en proposer en Italie que tu connais si bien – je les ai le plus souvent parcourus seule ces chemins, ces pistes (je ne le fais plus maintenant, j'ai appris la prudence), j'avais alors une sensation de liberté totale, je prenais une grande bouffée d'oxygène, ça me revivifiait, je revenais fourbue mais les yeux pleins de cavalcades d'isards (dans le massif d'Ordessa, tu les aurais vus bondissant comme des fous et les plus petits n'étaient pas les derniers crois-moi !), les yeux pleins des couleurs de la floraison des Rhododendrons et autres Ancolies ou Aconits, le nez empli du parfum des Iris et des Jonquilles au printemps, et ce silence !, se remplir de ce silence apaisant que nous avons pu apprécier ensemble quand nous étions au bord de la falaise à contempler la vallée d'Aure – et à nous croire les maîtres du monde – que nous avions à nos pieds et je te vais te dire, comme l'a écrit Baudelaire, mais dans un autre registre, j'ai souvent fait un rêve "étrange et pénétrant" (que j'avais mis en poème, je te le livre à peine modifié), je faisais donc ce rêve lors de mes randonnées, seule sur les sentiers, dans les Pyrénées, en Corse, en Navarre, en  Aragón ou encore en León... de celui qui voudrait avec moi (je te vois sourire ! mais c'est vrai que c'est toi que je voyais dans mon rêve pour m'accompagner...) parcourir les forêts et gravir les sommets, qui pourrait avec moi partager l'effort dans les montées, les paysages contemplés, qui avec moi aimerait s'enivrer de menthe, de fougère, même de serpolet, qui avec moi se laisserait bercer par le murmure de l'eau, le chant de la sitelle, par le silence aussi... je me disais qu'ensemble nous laisserions le vent léger et frais caresser nos museaux (au moment de nos petites siestes après nos pique-nique, ah ! qu'elle était bonne la petite brise !), qu'ensemble nous savourerions à satiété ces moments diamants, instants d'éternité que la nature m'a toujours accordés... et puis mon rêve (j'en fais un autre souvent, "tu rêves beaucoup" me diras-tu, mais ça ne fait de mal à personne, on est bien d'accord... de vivre quelque temps en ermite dans une bergerie ou une cabane, de préférence à la belle saison, je suis lucide tout de même, un peu comme Sylvain Tesson dans sa forêt en Sibérie, loin de tout, avec un gros cahier et quelques plumes) oui, mon rêve est devenu réalité, tu as accepté de m'accompagner, de vivre avec moi cette parenthèse dans nos vies si actives, et  nous avons partagé le ballet des marmottes, en descendant du lac d'Arlet, ah ! elles nous ont fait languir ces friponnes, mais qu'elles étaient drôles, et aussi ces couchers de soleil sublimes, couleurs d'incendie, à La-Pierre-Saint-Martin, et encore le soleil, le vent, de rares fois la pluie... nous ne pouvons pas nous plaindre de la météo que nous avons eue mais j'aurais aimé aussi la neige, j'adore la neige, j'adorais skier quand la neige tombait, personne ne voulait m'accompagner si elle était annoncée... je te vois hésiter, la neige ? Pas pour toi ? ou bien... serais-tu à nouveau partant, où pourrais-tu nous faire randonner – ¡a ti te toca ahora! – à ton tour maintenant de nous emmener dans tes montagnes préférées – c'est du moins ce que j'ai cru comprendre – les Dolomites, en Italie, ces Dolomites si chères à ma mère qui y allait, avec toute une bande de copains français et italiens, chaque hiver ; à l'époque, je te parle des années trente, c'était l'expédition, et quand elle nous racontait ses "escapades" elle les revivait avec une certaine  nostalgie...  sais-tu que j'ai retrouvé dans un tiroir de son secrétaire les textes qu'elle avait écrits au retour de ses séjours (qui lui étaient recommandés par son médecin à cause de problèmes pulmonaires), elle les avait rassemblés sous le titre "Par monts et par neige", je les ai ressaisis,  illustrés par les photos qu'elle avait prises (notamment celles avec mon père, un certain hiver 36 je pense, et dont nous ignorions complètement l'existence), d'où un travail de tri dans les négatifs relégués au fond d'une boite, j'y ai passé des heures ! et puis les tirages, le résultat m'a étonnée je dois le dire, j'en ai fait un album que j'ai offert en cadeau de Noël à mes frères et sœurs... ils étaient sidérés, découvrant la plume de notre mère, une belle plume, assez poétique, qui nous a emmenés dans ces montagnes qui lui étaient si chères... (je les ferais bien miennes tu vois) c'est là qu'elle avait lié des liens très forts avec, en particulier, deux jeunes filles qui étaient devenues de vraies amies dont elle nous parlait souvent et dont l'une est même devenue la belle-mère d'Orso, tu le connais, mon frère aîné ! Tu imagines un peu l'enchaînement... les hasards de la vie, c'est fou ; oui, l'Italie, pourquoi pas... ça y est... je sens que tu commences à échafauder un plan, je le lis dans ton regard ; je te laisse nous concocter itinéraires, balades, etc. je sais que je ne serai pas déçue et puis tu connais ma curiosité, ma soif de grands espaces, tu sais que j'aime autant la neige l'hiver que les sentiers à la belle saison – et même si j'aurais maintenant du mal  à pratiquer le ski de randonnée, quelques balades en raquettes ne me déplairaient pas – tu as carte blanche, je te fais confiance ; après ces quelques jours passés ensemble à arpenter les sentiers, nous avons pris la mesure de nos capacités respectives de marche, nous savons que nous ne visons pas le podium, c'est davantage le plaisir de partager la nature, les paysages, le plaisir aussi à quitter le quotidien, les rencontres inattendues, surprenantes  – ce petit Ulysse, 5 mois, que ses parents faisaient randonner dans leur sac à dos et que nous avons rencontrés dans cette belle vallée du Sousséou... les yeux de porcelaine de ce bébé ! Waou ! fabuleux, incroyable, et si sympathiques ces Canadiens... belle rencontre vraiment, et... ce grand tétras que nous avons surpris (il l'était tout autant que nous) dans le ravin de Goursy, près de Gourette, quelle beauté, quelle puissance émanait de lui ! – alors, Au Revoir amigo mío, c'est décidé ? nous repartirons pour un tour ?..., digámelo pronto... tu m'appelles, tu me donnes des dates et je me prépare comme le petit renard de Saint Ex....  Au Revoir l'ami et... grand merci.

 

 

Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2021 et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel

Le thème choisi cette année était « Commémorations publiques, souvenirs privés » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La cinquième et dernière proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

Pour la dernière séance, il s’agissait de se dire « au revoir », en une seule phrase mais qui soit la plus longue possible – et quitter l’atelier sans quitter l’écriture…

   

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