Pierre Lieutaud - Connecting world

  

Le monde connecté de demain promet un confort personnel absolu ! À moins que… Une nouvelle d’anticipation (quoi que… !) de Pierre Lieutaud.

   

               

Connecting world

 

Les deux baskets étaient là, comme deux petites autos garées l’une contre l’autre sur un parking  vide. Et lui, nu, assis au bord de son lit, engourdi de sommeil, il faisait bouger ses doigts de pieds en s’étonnant de la perfection de l’alignement de ses chaussures, exactement perpendiculaires à son lit, au milieu du fatras des vêtements balancés par terre à la va-vite. Il ne se souvenait pas de ces baskets, ni d’ailleurs de les avoir disposées là… Quand il déciderait d’arrêter de pianoter l’air avec ses orteils blanchâtres, il y glisserait ses pieds dedans, doucement, sans effort, un petit délice. La vieille armoire grinça, il se dit que le bois refusait de mourir. Qui dirait un jour le supplice des arbres déguisés en armoire, en commodes ou en étagères ?

Un frémissement parcourut les deux baskets, la brise du matin  passait sous la vieille porte d’entrée. Il se laissa lentement glisser du lit en visant vaguement les baskets et se retrouva chaussé comme si un majordome avait guidé ses deux pieds avec un chausse-pied… Ses baskets bougeaient, ses pieds  s’ébrouaient… « Voila que mes pieds anticipent mes désirs », se dit-il en souriant.  Il se redressa, se mit debout, se campa tout droit, ses mains quittèrent le rivage molletonné du lit et, tel un bateau qui largue les amarres, il décida de mettre le cap sur la cuisine… Impossible de l’atteindre, ses chaussures semblaient de plomb, si difficiles à décoller du sol qu’il pensa à un malaise, une baisse de tension qui lui donnait cet air stupide de paresseux, cet animal qui semble un film au ralenti… Et puis, sans qu’il l’ait décidé, il se dirigea vers la porte d’entrée. « C’est bien pensa-t-il, le parquet a été ciré, la marche est bien plus facile, je vais m’aérer, tout ira mieux ». Effectivement, une fois dehors il sentit la vigueur revenir. Il quitta le jardin, et se retrouva dans la rue… « Ma foi, pourquoi pas ? », se dit-il, et il sourit en se disant que des automatismes prenaient son corps en charge bien mieux que lorsqu’il se lançait dans des réflexions qui n’en finissaient pas et d’où il ne sortait rien de bien pratique.

Deux joggeurs passèrent devant lui, il se mit dans leur sillage, sans réfléchir. Après quelques minutes, il s’aperçut qu’il était nu comme un ver. S’il croisait un agent, il se retrouverait au poste, couvert d’une couverture sale et inculpé d’attentat à la pudeur. Avec toutes les peines du monde, il parvint à s’assoir sur un banc public et il recouvrit son sexe avec les pages d’un vieux journal plié sur le sol. Que se passait-il ? 

Un gros nuage passa et la pluie tomba. Ses baskets trempaient dans une flaque d’eau et tenaient ses pieds serrés l’un contre l‘autre, comme quand ils attendaient au pied du lit. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin dans sa réflexion, ses pieds dansaient maintenant dans l’eau. Il se mit debout, les baskets l’entrainaient dans une danse sans musique, il était un Gene Kelly sans le son, vêtu de la simple page trempée d’eau d’un vieux journal… Il dansait le long des rues sans pouvoir s’arrêter. En passant sous un tilleul, il entendit un grand éclat de rire…

Assis dans la fourche d’une grosse branche, caché dans les feuillages, le diable tenait dans les mains un joystick qu’il faisait tourner dans tous les sens en ricanant.

 

 

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