Pierre Lieutaud - Cybermonde, manipulation et fin d’un monde

    

L’avenir est à la technologie… plus dangereuse qu’un virus ! Une nouvelle de Pierre Lieutaud

      

  

Cybermonde, manipulation et fin d’un monde

                               

Petit matin. Souffle parfumé de la brise, odeur sucrée de la pinède, éclat du soleil, chant des oiseaux, douceur des draps. Un jour de plus. Combien de jours encore ?  Dans ma maison aux volets bleus, posée au bord de l’océan sur le drapage de sable immaculé, mon petit univers fragile s’effilochait, fondait comme un cube de sucre mouillé. Tous les jours, la bobine du même film se déroulait dans ma tête, découragement, ciel plombé, vagues grises… Et puis, doucement, comme toujours, je savais que viendrait la remise à zéro de ma pauvre cervelle après la bousculade des rêves et des cauchemars de la nuit. Les bruits du monde s’amplifieraient, me submergeraient et je me lèverai pour vivre ce nouveau jour. Avec la maladie.

 

J’avais été licencié six mois auparavant. Compression d’effectifs pour cause de pandémie. J’imaginais un pressoir où les olives étaient écrasées jusqu'à n’être plus que des hosties après avoir donné toute leur sève, leur jus, leur richesse intime. On m’avait pressé, j’avais tout donné, et la richesse de mon travail était devenue dividendes éparpillés dans le monde. Et en plus, en prime, le virus s’était installé dans mon corps. Une coïncidence ? Je vivais, clopin-clopant, chômeur et malade à la fois. Et je n’étais pas le seul, une population nouvelle de Janus à deux faces apparaissait un peu partout comme des champignons après la pluie.

Mon épouse, Stéphanie, avait conservé son emploi avec une nouvelle fonction importante : superviseur de télétravail. Une promotion inespérée. Merci la pandémie. Devant ses écrans, elle contemplait un alignement de femmes, enfermées dans des alvéoles de verre, accoudées à leur bureau, les yeux rivés sur l’écran d’un ordinateur où passaient des phrases qui semblaient hésiter, reprenaient leur course et s’en allaient disparaitre du côté opposé. Par moment, les femmes-troncs captaient au passage, d’un coup de souris, un chiffre, quelques mots et ouvraient un nouveau dossier, comme si elles venaient d’acheter un petit cahier Clairefontaine aux pages immaculées où elles inscrivaient un message qui s’en allait, sans bruit, se poser délicatement comme un papillon, sur l’écran du directeur. Un monde de décisions silencieuses où l’homme restait sans voix et souvent sans recours. 

 

Ma situation devenait désespérée. Stéphanie, je le voyais bien, s’éloignait peu à peu. Elle planait, le sourire aux lèvres, dans la poudre légère du nuage informatique qui nous ensevelirait tous un jour. 

«  Pourquoi tu as accepté un truc pareil ? »

Dans l’instant de ce monde qui s’en allait à vau-l’eau, où grondait la pandémie, en désespoir de cause et d’emploi, après avoir hésité, j’avais répondu à l’annonce d’une société inconnue :  Bionuméric.

« Recherchons volontaires libres d’engagement, atteints de coronavirus, pour essai dispositifs et procédures innovantes. Absence de risques, protocole validé. Durée de l’essai une année. Renouvelable par tacite reconduction. Rémunération en rapport ».

Une offre d’emploi aussi brumeuse que le nuage informatique de mon épouse. Nous étions à parité. Dans le brouillard tous les deux et le monde avec.

 

Monsieur,

Nous vous remercions d’avoir répondu favorablement à notre  proposition. Elle fera l’objet d’un contrat qui vous engagera pendant une période d’une année, renouvelable par tacite reconduction.

Après des années de recherche, notre société est parvenue à mettre au point des micro-puces connectées, implantables dans le corps humain, rechargeables et programmables à distance. 

La première, appelée bio-puce, implantée sous la peau au niveau de l’abdomen a principalement pour objectif de reconnaitre de façon entièrement autonome à l’intérieur de l’organisme l’irruption dans le sang circulant des patients de particules et de substances étrangères, nocives ou pas, virus (en particulier le coronavirus), microbes, toxiques de toutes sortes, polluants chimiques, alcool, drogues… etc. et d’en mesurer la quantité.  Les résultats de ces mesures pourront être consultés sur les écrans connectés, en particulier celui du téléphone du porteur de la micro-puce après  téléchargement de  l’application MicroPuceOne.

La seconde, intitulée neuro-puce, sera implantée sous le cuir chevelu. Elle comportera une électrode fixée dans la boite crânienne par un petit orifice. Un geste anodin sous anesthésie locale. Elle a pour but de réaliser au niveau du cerveau des stimulations successives et coordonnées, du type de celles, qu’après étude du fonctionnement du cerveau, nos chercheurs sont parvenus à modéliser et dont l’ensemble constitue  une idée. 

A vous rencontrer bientôt

 

Un petit fascicule à la couverture bleue comme les fenêtres de ma maison était joint à la lettre. La couleur me rassurait. Un préjugé favorable pour ce qu’allait me raconter Bionumeric. Je m’accrochais à n’importe quel détail, le voulant à tout prix de bon augure. Tout ce que je lirai serait clair, doux, compatissant, au diapason de ce que je recherchais : du travail oui, et la santé aussi...

Le fascicule expliquait que la bio-puce serait utilisée pour quantifier le nombre de coronavirus, c'est-à-dire la charge virale de coronavirus ou de variants, pour rechercher les anticorps et  déterminer s’il existait une immunité, spontanée ou provoquée par un traitement ou une vaccination. 

Le rôle de la neuro-puce n’était pas encore bien délimité. S’agissant de procédures sans équivalent et dont le champ d’action semblait illimité, Bionuméric envisageait, dans un premier de l’utiliser pour créer chez le patient atteint un environnement psychologique rassurant.

Et pour finir, une envolée... 

« Ainsi, avec l’aide précieuse que vous nous apporterez, vous participerez à la mise au point d’un système dont le but est de le généraliser auprès de toute la population afin de disposer en temps réel de données et de possibilités d’actions nouvelles qui vont constituer une avancée majeure dans la politique des soins ».

Il ne manquait, pour clore ce triomphe annoncé qu’un bouquet de fleurs des champs, la gerbe d’étincelles d’un feu d’artifice, la couronne de laurier d’un centurion romain après une victoire. 

 

Confusément, je devinais ce monde nouveau dangereux. Avec ses systèmes, ces prototypes, nous allions être l’objet d’une double surveillance : extérieure par la multitude de caméras déjà en place partout dans le monde et intérieure par les micro-puces implantées dans notre corps. À tout instant, il serait possible de savoir qui était qui, où il se trouvait, quel était son état de santé précis et au-delà de la surveillance de lui envoyer des idées dans un registre  probablement infini grâce à la neuro-puce connectée. Des idées pour le consoler, le convaincre, lui tracer une route, peut-être obligée… Une évolution technologique inéluctable du monde, qu’aucun comité d’éthique, je le savais, ne pourrait entraver. Et pour finir, afin de rassurer l’homme-test que je deviendrai, et tous les autres avec moi, Bionuméric assurait que l’efficacité de sa cyber-surveillance éliminait tout risque de piratage. 

 

J’avais envie de le croire, j’avais signé. Derrière son bureau, un homme ordinaire, de grosses lunettes sur le nez, le regard exorbité d’une chouette, m’avait regardé partir sans bouger. Et deux jours après, implanté en un tournemain, je me retrouvais dans la rue, avec mes deux mini prothèses numériques, connectées à je-ne-savais qui ou quoi, libre comme l’air frais et vivifiant du matin. Avec un chèque de cinquante mille euros. J’étais devenu important pour l’expérimentation d’un système qui devrait rapporter gros. J’en comprenais les conséquences, mais l’important pour moi était d’avoir les moyens de vivre. Je les avais, et pour la vie qui me plairait. Pas d’horaires, de travail, de rapport. Tout était automatique, j’étais donc un homme-test. Bionumeric se servait de moi, mais ne me demandait rien d’autre que de conserver mes micro-puces et de laisser se dérouler les mesures et les stimulations cérébrales. Je pourrai rester sous mes draps le matin, seul, regarder par la fenêtre les rouge-gorges,  les mésanges, les merles ou les pinçons…

 

J’allumai mon portable. Par curiosité, j’ouvris l’application : ma charge virale grimpait vers les étoiles, les coronavirus et les variants fourmillaient. Je les imaginais, dansant la sarabande, riant  comme des bossus, faisant des rondes sans fin en se tenant par les spicules. Pas de trace d’anticorps. J’étais perdu.

Pas le temps de me retourner, une idée, toute neuve, bien précise, surgit à cet instant au sein de ma cervelle :

« Erreur dans tous les paramètres. Inversion complète des résultats en raison de l’utilisation d’un algorithme défectueux. Vous êtes en réalité totalement guéri de  la maladie ».

Guéri ! J’aurai d’autres matins. Des tas de matins. Ce seront eux qui danseront la sarabande, je vivrai…

Ma femme ne reviendrait pas, même si je lui parlais du montant du chèque. Elle était ailleurs, dans son nuage.

J’étais donc en pleine forme. Un spécimen d’être humain en bonne santé. Je m’imaginais, debout  derrière les vitrines irisées de soleil d’une grande surface, dans une pose avantageuse, exposé aux passants. Ils s’arrêtaient pour me regarder, le monde entier pouvait me voir, me contempler, me choisir. 

J’attendais deux choses pour ma vie de demain : une femme, de n’importe quel coin du monde, avec internet c’était facile, Argentine ou Ouzbékistan, campagne romaine ou monts d’Auvergne… Et aussi un travail. Un emploi dans le tertiaire. Pour brasser du vent, comme tout le monde, pendant que les robots qui auront remplacé les hommes dans tous les services et les industries gémiront de leurs rotules dans les chaines de montages, les carrières, les chantiers de gratte-ciels et les champs de blés. 

Alors, en télétravail, puisque il n’y aura plus que ça, pendant que passeront sur mon écran les phrases, comme des Orient-express pressés d’aller nulle part, je regarderai le ciel, les nuages, les arbres et les oiseaux. Ma nouvelle compagne, une étrangère d’à côté ou du lointain, se blottirait contre moi et nous compterions en chantant les matins. À partir du premier matin de ce nouveau monde. Mon sang, je le savais, avait la pureté d’un torrent de montagne, je voyais la vie en rose…

L’idée nette, claire et précise qui surgit dans ma cervelle balaya mes pensées comme la mer dont elle me parlait. « Message d’alerte urgent. Risque majeur de submersion et d’érosion sur une grande profondeur du rivage concernant votre zone d’habitation.  Quittez immédiatement votre domicile et dirigez-vous vers les lieux d’altitude ».

 

Maintenant, du balcon sur le rivage où je suis, le hameau de montagne où j’ai trouvé refuge avec mon ordinateur, mon téléphone et ma nouvelle compagne, j’aperçois le liserai bleu de la côte. Il n’a pas bougé. Ma petite maison dort au bord de l’eau, entourée de sa pinède. 

Salina me serre la main. Elle vient de Bolivie et le coronavirus, elle n’y croit pas. Pour elle, c’est une maladie comme une autre. Ou peut-être autre chose. Elle me fait boire des mixtures, une gorgée toutes les heures.  

Sur l’application de mon portable, mon sang charrie des colonies  de coronavirus et de variants, des débris de toutes sortes, des déchets que mon corps ne peut plus éliminer. Je suis fatigué, épuisé… Salina sourit. Je me demande si elle réalise. 

Une nouvelle idée m’envahit : « Votre bilan se normalise  rapidement. Vous êtes en état de prendre la route. Partez, allez vous refugier plus loin, à l’intérieur des terres. La maladie est là bas inconnue et l’air est pur ». 

Qui croire ? Je suis seul sur la montagne avec Salina. Qui est-elle ? Une pauvre fille des temps d’avant qui ne comprend rien, comme moi ? Le virus existe-t-il vraiment ? N’est-il pas une immense menace qui avance masquée ? Je suis surveillé, dépossédé, manipulé. Par qui ? Qui est Bionuméric ? Quelqu’un a-t-il piraté mes connexions ? Pourquoi ? Que vont-ils faire de moi, de nous, des autres ?

Avec Salina, nous avons pris la route. Pour obéir, pour fuir la maladie et  la fin de notre monde…

 

 

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