Claude Marmounier - La retraite de Mussy

   

Partir en retraite ce n’est pas battre en retraite… loin de là. Un souvenir de Claude Marmounier.

 

 

La retraite de Mussy

   

Cela s'est produit un matin de mai. Sans prévenir. 

J'étais encore dans mes rêveries nocturnes en entrant dans la salle des profs où quelques collègues squattaient la machine à café et les bribes de conversation que j'ai captées en fouillant ma boite aux lettres m'ont fait tendre l'oreille. Il était question de Marcel ! Avec le genre de commentaires qui vous font ressentir un picotement de l'épiderme tout ce qu'il y a de plus désagréable. « Marcel ? », « Non ! »..., « Pas Marcel ! »... , « .... se faire à l'idée qu'on ne le verra plus ? »

Je me suis approché, fébrile, comme on s'apprête à affronter le vide. Des souvenirs avec Marcel, j'en avais à revendre... un défilé à cent à l'heure !...

Il parait qu'il y a ça, avant l'annonce fatidique, une pression inconnue sur les épaules, l'air soudain irrespirable, un goût pâteux qui envahit la bouche. Je ressentais tout ça. 

Marcel ? 

Je ne me souviens pas les avoir salués !

«  Qu'est-ce qui est arrivé à Marcel ?

- Tu n'es pas au courant ? On l'a appris hier... 

J'avais bégayé que « je n'ai pas cours le mardi et que par conséquent, ce qui s'était dit hier... », commentaires stériles, juste là pour retarder l'instant où la réponse allait ricocher à mes oreilles, comme l'écho se perd sur des falaises lointaines...

 Michel, le collègue de physique, avait vu mon angoisse. 

« Eh ! fais pas cette tête ! Il est pas mort ! Il part à la retraite. »

Je m'étais affalé sur le fauteuil derrière moi en soufflant, yeux fermés, main sur le cœur. Un marathonien épuisé.

« La trouille que j'ai eu de bon matin... c'est pas sympa les gars. »

 

*****************

 

Je venais de faire connaissance avec un mot que je n'avais prononcé jusqu'alors qu'avec désintérêt total quand il évoquait cet épisode singulier de la vie – refusant de me sentir en âge –, mais aussi avec une certaine tendresse parce que l'ami Marcel faisait souvent référence à un grand homme de l'histoire de France. Et le jeu consistait à l'affubler de sobriquets dont il jouait, en comédien qui s'ignore, avec brio. Le plus utilisé était "le Capo". Sans doute parce qu'il est né, comme lui, un quinze Août en terre corse, qu'il est trapu, son embonpoint lui fait une silhouette un peu empâtée au ventre proéminent, mais surtout parce qu'il s'est voué, à l'adolescence, à une passion dévorante pour l'Histoire. Il est notre référence inconditionnelle en matière d'événements et d'évolution de la société française. 

Alors, Marcel qui part en retraite de Mussy... (désolé c'est le nom de notre Lycée)... c'est une nouvelle qui ne me laisse pas indifférent.

J'apprendrai dans la journée qu'il fêtera son départ le 30 juin prochain.

Les expériences vécues sont d'autant plus convaincantes qu'elles nous sont proches, par les personnes qu'elles touchent et leur temporalité. Je commençais à gamberger et, comme la mémoire est surprenante – peut-être même complice quand elle feint d'oublier pour mieux ressurgir spontanément –,  une déclaration en forme d'avertissement me revient soudain. 

Nouvelle pierre à l'édifice.

J'avais revu Jean, prof de maths, croisé entre deux portes. Une année de retraite derrière lui. Je l'avais interpellé de la façon la plus banale.

« Oh ! Jean, content de te voir... alors comment ça se passe cette retraite ? » 

La main sur mon épaule, il se donna un air sérieux en pesant ses mots !

«  Écoute mon ami, si tu as quelque chose à faire, fais-le maintenant parce qu'une fois que tu seras à la retraite – il prit son temps le bougre, tordit la bouche et plissa le front en secouant la tête de droite et de gauche – après ?... tu n'auras plus le temps !!! »

Et son rire avait envahi le couloir... Je partageai son plaisir. Quelque part soulagé. Ça se confirmait.

 

Et, quelques semaines plus tard, encouragé par ces récentes conversations, j'ai décidé de connaître la date de mon possible départ en retraite, juste pour savoir, rien ne presse, simple curiosité et je découvrirai, mi-groggy mi-enthousiaste, mais carrément ému, que la date la plus proche « pour faire valoir mes droits à la retraite », pouvait être juillet prochain ! Rien ne m'obligeait, bien sûr. Surtout que, sur le plan pécuniaire, chaque année prolongée apporte quelques dizaines d'euros de plus...! Je me souviens avoir gardé la lettre dans les mains, être allé m'asseoir sur le banc du jardin pour relire une énième fois et me convaincre que je ne rêvais pas. L'idée pointait que quelque chose pouvait commencer pour moi. Restait à définir quoi ? 

Alors, convaincu « qu'à plusieurs, on fait mieux que tout seul », j'ai entrepris mes consultations. 

D'abord la famille. Mon épouse. Perspicace :

«  Ah ! oui ! Tu vas te mettre à cuisiner et quand je rentrerai tout sera prêt... le rêve !

- Eh ! ... j'ai peur que tu n'apprécies pas mes menus ! À part faire cuire des pommes de terre, des pâtes, des œufs, je suis pas capable de mieux...

- Non, je plaisante... mais ça me parait logique de redistribuer les rôles au moins pendant les deux ans qui me restent au bureau. Après, j'espère bien qu'on va trouver quoi mettre dans notre vie de retraités... ? Il en reste des choses à faire ? Non ? »

Bon début... pile dans le sens de ce qui me donnait, par moments, des frissons d'impatience !

Les enfants. Lointains, intéressés, sarcastiques :

« ... t'es sûr de pas t'ennuyer...?

- Ah ! ça tombe bien !... on a besoin de bras pour notre maison !...

- ... et garder tes petits-enfants...

- ... retraite... un mot qui va disparaître !

- ... mais tu vas faire quoi ? En vrai ? »

Des amis. Alarmistes :

« Oh ! Quelle horreur ce mot ! 

- ... "battre en retraite"... disparaître quoi !

- ... jeté comme une vieille casserole...

- ... on devrait dire "mettre au rebut" ce serait plus juste...

- ... tu sais que les divorces explosent à la retraite ? »

   

Des amis. Ouverts, reconnaissants, heureux :

« Veinard va ! J'attends mon tour avec impatience ... 

- Trente ans d'EN ? Des bras tous neufs pour la retraite... !

- ... je sais déjà quelle sera ma première activité de retraitée... !

- ... un univers nouveau que j'imagine déjà .... enivrant ! Ouais ! Pas moins !

- ... tous ces pays qui nous envient notre régime de retraite ... quelle chance on a.

- Faire "ce qu'on veut, quand on veut, comme on veut..." »

Je restais sur ces belles positions, tout en les respectant toutes... 

La mienne affleurait de plus en plus...

J'ai fini avec ma petite voix intérieure, à l'occasion de quelques confrontations nocturnes.

Moi :

«  Quand même, c'est pas marrant de vieillir... et qu'est-ce que l'avenir me réserve ? Combien ne profitent pas de leur retraite... ? » 

Elle :

«  Eh dis donc ! combien de fois tu as dit que vieillir "c'est la meilleure façon de ne pas mourir jeune", tu as perdu la mémoire ?... tu vas contacter une voyante pour te rassurer ? Et ces belles idées que tu lançais y'a pas si longtemps : écrire une autre page, construire demain ? Ah ! tu fais moins le fier là ! »

Et la métamorphose s'est faite.

Carrément enivrante pour certain(e)s, troublée, angoissante pour d'autres, cette période singulière de la vie sonne maintenant comme un cadeau dont il nous appartient de jouir sans réserve. Les chiffres spectaculaires d'une espérance de vie jamais égalée nous entraînent statistiquement vers une bonne vingtaine d'années d'avenir. De quoi se plaint-on ?

Et au terme d'une soirée mémorable pour prendre une décision, le projet " île de beauté" est accepté à l'unanimité : deux votants, deux gagnants. Deux petites années pour organiser. Passées la vente des biens matériels, les promesses de rester en contact, nous voici en route pour Ajaccio, ville inconnue, dans une île dont nous savons qu'elle est magnifique. Aucun a priori. Puis tout s'est accéléré. Encore dans le désordre : des rencontres, un climat idéal, les chansons corses, les bateaux et les plages, le littoral bucolique, les randonnées pédestres, les baignades toute l'année (si...si...nous avons expérimenté), ateliers de poterie, d'écriture, de langue locale, aurions-nous découvert qu'une petite partie de cet immense potentiel de beauté, de surprises, de convivialité, que nous resterons heureux de notre choix. D'ores et déjà. 

Déjà ! Le mot sonne comme un avertissement.

« Pourvu que ça dure », disons-nous en aparté.

Éternellement, nous savons que non ! 

Mais nous sommes moins exigeants, nous considérons avancer sur un chemin pavé de bonnes intentions et nous... Pardon ! Un appel... 

« Oui Guy... demain matin 8h ? Pas de soucis ... À demain ! »

  

  

 Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2021  et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel.  

Le thème choisi cette année était « Commémorations publiques, souvenirs privés » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La première proposition à laquelle le présent texte souscrit était : « Napoléon et moi » : écrire une page à partir des idées, souvenirs, images qu’évoquent en moi le personnage de Napoléon.

  

 

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