Niellu Leca - Les arbres

   

Un chemin expiatoire, une angoissante paréidolie : une nouvelle digne des Histoires extraordinaires d’Edgard Poe, par Niellu Leca.

 

 

Les arbres

 

Décembre.

À perte de vue, des terres gelées.

Sur les cimes, du blanc qui se confond avec le ciel bas, la neige.

 

Malgré le léger brouillard où voltigeaient quelques rares flocons sous l’effet du vent d’ouest, l’homme distingua au loin une forme mouvante, seule trace de vie sur cette étendue désertique d’un blanc glacial. Enfin un être vivant, une présence sur cette terre hostile, pensa-t-il. Il n’en attendait rien, mais savoir qu’il n’était pas seul en ces lieux désolés, le rasséréna quelque peu. Il poursuivit sa marche.

Après plusieurs kilomètres, depuis Evisa, de terre dure, marbrée, veinée par le gel, il emprunta la piste qui coupait à travers la forêt d’Aitò. Il y marchait à couvert depuis près d’une heure et commençait à deviner, loin devant, à la faveur çà et là de quelque trouée, les quelques arbres du plateau de la Bocca di Verghju, quand enfin il parvint à identifier le sentiment de malaise qu’il avait ressenti en entrant dans la forêt et qui s’accentuait à la vue de ces arbres. Ils réveillaient en lui un pénible souvenir ancien, de ceux qui peuplaient ses terreurs nocturnes, ses mauvais rêves d’enfant. Ces arbres, il les avait déjà vus ou, plutôt, ils lui rappelaient quelque chose. Quelque chose de figé, de pétrifié. Pétrifié, voilà le mot qu’il cherchait pour imager son malaise. Il frissonna.

Ces branches jetées contre le ciel, ces troncs courbés par le vent contre lequel ils semblaient lutter, ces racines noueuses prisonnières du sol, toutes ces images lui étaient désagréablement familières. Maintenant, il se souvenait avec précision. Il était enfant et le même frisson lui avait parcouru tout le corps. Cette sculpture était réellement sinistre. 

 

Son grand-père était berger. Il ne savait ni lire ni écrire mais était capable, comme nombre de ses semblables, de réciter des pages entières de la Divine Comédie de Dante Alighieri et tout particulièrement celles de L’Enfer. Un été, lors de l’une de ces grandes foires annuelles, il avait vu ladite sculpture sur l’étal d’un brocanteur ambulant. Elle lui semblait illustrer si fidèlement les vers du poète, qu’il l’avait achetée. Dès lors, elle trôna sur le manteau de la cheminée grise de la demeure familiale.

Enfant, il l’appelait grise pour la distinguer de la rouge, celle de la grande salle commune où un feu craquant rougeoyait sans relâche dès les premiers froids. Dans la grise, celle de la chambre inoccupée depuis la disparition de son grand-père, jamais de flammes. Située à l’umbria, la pièce ne connaissait que très rarement la chaleur du soleil. Outre le froid qui y régnait une grande partie de l’année, tout contribuait à la rendre inhospitalière, depuis ses dalles de marbre semblables à une terre gelée jusqu’à cette cheminée sans vie surmontée de la fameuse sculpture. Pour parachever le caractère quasi sépulcral du lieu, dans le coin le plus sombre était accroché un portrait du grand-père dont seul le regard perçant émergeait de la pénombre et semblait vous suivre à travers la pièce.

 

Il savait qu’il y serait mal à l’aise, il s’y sentait pourtant attiré. Chaque fois qu’il s’y aventurait et que la porte se refermait derrière lui, il lui semblait être coupé non seulement de la vie de la maisonnée mais plus encore du reste du monde, du reste des vivants. Comme s’il n’était plus maître de ses mouvements, de ses pensées et sous l’emprise d’une force obscure qui le manipulait contre sa volonté, il s’approchait alors de la sculpture et son regard ne pouvait se détacher des visages grimaçants d’effroi, des corps torturés de ces damnés foudroyés par un dieu impitoyable. Leurs bras se dressaient vers un ciel inaccessible, leur corps se jetaient en avant comme pour le départ d’une ultime course mais leurs jambes restaient clouées au sol avec lequel elles se confondaient. Certains étaient à genoux, d’autres rampaient. Tous ces visages, ces bouches muettes déformés par la douleur semblaient l’appeler et il devait faire un effort qui lui coûtait chaque fois un peu plus pour s’en détacher, faire volte-face et se sauver en courant, les traits revêtus d’une étrange fixité.

 

Ces arbres, plus menaçants encore maintenant qu’il s’en rapprochait, semblaient être nés du ciseau du même sculpteur pervers. De nouveau, il fut saisi d’un frisson qu’il tenta de dissiper en cherchant des yeux l’endroit où, tout à l’heure, il lui avait semblé distinguer un peu de vie. Cette forme mouvante se détachant sur le blanc de la neige, c’était là-haut, presqu’au sommet. 

 

Il se demanda ce que pouvait bien faire un homme, là-haut, à pareille heure et par ce temps à ne pas mettre un cristianu dehors. Pour errer en cet endroit, il fallait vraiment n’avoir d’autre choix. Était-il, comme lui, for di strada ou lié par un vœu, une promesse ? 

Sa promesse à lui était de celles auxquelles on ne peut se dérober. Dans son dernier souffle, sa mère lui avait fait jurer qu’à la date anniversaire de l’acte condamnable qu’il avait commis, il monterait jusqu’au sommet du col se repentir et implorer le pardon du Christ-Roi dont l’imposante statue domine les vallées du Golu et du Portu. Méritait-il le pardon ? Le souhaitait-il seulement ? Peu lui importait. D’autant que sincèrement, il ne se repentait pas vraiment. L’autre l’avait bien cherché, salement humilié devant tout le village, gratuitement, pour son seul plaisir pervers de sgiò qui se croyait tout-puissant. Mais il n’y a plus d’homme tout-puissant depuis l’invention de la poudre.

 

Il avait pensé pouvoir atteindre le haut du col en deux bonnes heures, avant l’obscurité, et aller s’abriter pour la nuit aux bergeries de Gradule toutes proches, sa mission accomplie ; c’était sans compter avec le mauvais temps qui avait considérablement ralenti sa marche. La nuit venait de tomber brutalement, ne concédant à la lumière que la lueur voilée et blafarde de la pleine lune. Le sommet n’était plus très loin mais toujours pas de vie sous quelque forme que ce soit. Le froid se faisait plus intense et il sentait ses muscles se raidir. Comme il s’arrêtait pour reprendre son souffle, il lui sembla entendre un cri pareil à celui d’un animal blessé. Un cri de bête qui y jetait ses dernières forces. Il sentit les siennes prêtes à l’abandonner. Enfin, redoublant d’efforts, il atteignit son but.

Là où, plus tôt, il avait aperçu un homme, il n’y avait personne. Rien qu’un arbre. Ses branches étaient tendues vers le ciel noir ; son tronc courbé tel celui d’un homme qui en vain essaierait de courir, d’échapper à une menace mortelle. 

De toutes ses forces, il essaya de repousser la pensée funeste qui s’insinuait dans son esprit et prenait possession de son corps tout entier. Luttant pour nier l’évidence qui le terrorisait, il se retourna. Derrière lui, le sol n’était qu’une étendue de marbre. Au bout du chemin qu’il venait de quitter, l’entrée dans la forêt était un trou béant d’un gris profond. Gris comme le foyer de la cheminée. Au-dessus, les branches noueuses et enchevêtrées dessinaient sur le ciel bas les silhouettes de corps difformes. La vision soudaine d’une farandole effrénée où se mêlaient corps torturés, arbres décharnés, cheminée, visages grimaçants et d’où jaillissait le regard perçant de son grand-père, lui fit perdre définitivement la raison.

Implorant maintenant la grâce divine, hurlant son repentir, il voulut rebrousser chemin, courir, s’enfuir, échapper au châtiment qui le frappait. Son corps se tétanisa, arcbouté vers l’avant, ses jambes restèrent clouées au sol. Dans un dernier effort désespéré, ses bras se jetèrent contre le ciel. 

 

À quelques kilomètres de là, plus bas dans la vallée, le brocanteur attendait l’aube pour prendre la route qui menait au col par Evisa et la forêt d’Aitò.  

  

 

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