Kentaro Okuba - Obihiro - Chapitre 2

  

L’enquête continue pour Wata, sans que l’on sache, pas plus que lui, si les éléments et les rencontrent sont des indices, des coups de projecteurs… Par Kentaro Okuba.

  

 

Obihiro

Chapitre II

  

En sortant du Doutor coffee shop, Wata retrouva la gare bien sûr, puisque techniquement elle était au centre de sa recherche, cette brave vieille gare et ses alignements de toits pentus en dents de scie. Les architectes ne parlent pas de dents de scie, Tss Tss, ils disent toitures à redan partiel n’est-ce pas, et ça vous coûte cinquante mille yens. Les Anglais, rapides et anguleux, disent shed roof, peuvent pas dire shedu rufu comme en japonais, et ça vous coûte un mauvais repas. Les Américains, les Américains prononcent dents de la mer et ça leur rapporte cinquante millions de dollars. À Wata, en tout cas, c’est la gare qui lui parlait, une gare comme une usine de la bonne vieille époque, avec ses bons vieux alcooliques et ses braves tuberculeux. Il y avait tout cela dans ces toits pentus, du René Clair et de l’Ozu, du Dazai Osamu et du Kimigayo hurlé de bon matin, dans le froid des pointeuses. Enfin, plus exactement, il y aurait eu de tout cela, parce qu’il faut être précis dans un récit de ce type, ce genre de discours qui dérape demande de l’autorité, que diable ! Donc, il y aurait eu cela, car Wata voulait vraiment retrouver la gare, mais mais mais pressé par l’abondance de latte, qui nuisait, il s’égara ah aha et se retrouva sur un terrain tintin de basket indoor, au plancher blond et luisant, aux murs recouverts de panneaux de bois clair, sans gradin, sans pop-corn au wasabi, sans grand noir sautillant, sans grand rien d’ailleurs. Un terrain pour atterrés. Cela n’aidait guère Wata et ses problèmes imminents de voie lactée. Va, petit mousse, où le vent te pousse... Il découvrit ensuite le hall vitré et immense du Takachi Plaza, au centre duquel, noir et silencieux et laqué, écrasé par le volume colossal et plus que pseudo-industriel de la pièce, un demi-queue Yamaha attendait des mains concupiscentes, parkinsoniennes ou simplement expertes. On sentait que ce clavier isolé n’était pas là ancré pour toujours, en témoignait un dispositif à grosses roulettes, prêt au départ. Piano gitan, piano en partance surveillé par une statue de bronze, de cinq six mètres de ho ! Affreuse, mal faite, représentant un géant, une géante, un non-genré peut-être puisque plus personne ne sait où il habite maintenant, les bras dressés au-dessus de sa tête menaçante, en train de soulever quelque chose d’informe et de spongieux, genre cancer de la vessie de Gargantua – Wata possédait quelques lettres internationales tout de même –, le tout dans une couleur chocolatée de mauvais aloi.

  

Vers le fond du hall, là-bas tout au bout, on distinguait l’ouverture d’un office de tourisme, ou un truc navrant de ce style, vous savez ces vitrines aux panonceaux ridicules, leurs étals supportant des poupées tristounettes et bien rangées, et parfois des caisses de boules de billard blanches. Obihiro sous la neige = 300 ¥. Rien à attendre du fond du hall. Trop loin, trop vacuum. Idem pour la dimension verticale, géantement inutilisable. Du plafond, situé cinq six étages au-dessus d’eux, des camaieux de fils plastiques colorés de différentes façons, toutes très peu motivantes, un cas de dépression créatrice, pendaient, faute de mieux, ajoutant la désespérance esthétique à la pesanteur de l’ambiance. Rien ne pouvait advenir ici, et Wata se retournait en vain dans toutes les directions, seul être biologiquement pressé et mu dans cette cathédrale d’inertie.

 

Miracle, de part et d’autre de la furieuse statue vésicale, deux rampes d’escalier incurvées s’élevaient vers un étage intermédiaire, qui en soi ne présentait rien de particulier, sinon peut-être une horloge franc-comtoise arrêtée sur 10h12, ou 22h12, les paléontologues du futur décideront. Il ne s’agissait nullement pour Wata d’admirer la symétrie lourdaude de ce geste architectural – qu’est-ce qu’ils pouvaient foutre d’autre qu’un escalier double dans un espace aussi bêtement cubique ! –, mais de repérer ici, juchée sur la rampe de droite, une femme s’affairant, en blouse et pantalon rose, un être humanoïde, enfin. Une femme de ménage, penchée sur ses marches. Une déesse du bon secours.

 

– Madame, pardon, osa Wata, car elle semblait décidée à astiquer vigoureusement la main-courante en laiton jusqu’à son départ en retraite. La divinité ne paraissait pas si vieille que cela, d’ailleurs.

– Madame….

L’autre leva et agita la main gauche, celle qui ne tenait pas le chiffon à encaustique. Une sourde-muette ? Non, puisqu’elle avait entendu. Et elle pouvait presque parler, puisqu’elle se retourna, fit un grand sourire qui révéla le génie de son prothésiste dentaire, puis, satisfaite de cet échange interpersonnel, se remit à astiquer.

– Madame, pardon… Est-ce qu’il y a…

Watashi wa, commença-t-elle en articulant lentement et en désignant son nez de l’index de sa main gauche. Lorsque le contact se fit entre les deux parties, elle prit conscience de l’inanité de sa position dialectique et rougit pivoinement…

Gomennassai… I… Iaieaie… I don’t speku americano

– Mais, Madame, je ne suis pas Américain.

– Je le vois bien, mais Iaieaie I don’t speku americano… non, non, no, No.

Elle rythmait de la main gauche pour ne pas faire gicler l’encaustique, au cas où elle aurait fait de même avec la droite. Une femme peu polyglotte mais terriblement consciencieuse et ambidextre. Payée à la tache, très certainement, et au kilomètre de laiton poli.

 

Wata resta figé sur place. Il n’osait pas s’aventurer dans les étages, effrayé à l’idée de rencontrer des problèmes d’étanchéité dans un ascenseur. Ce qui n’est que gêne et humiliation dans un espace intermédiaire – à la limite, en marchant vite, il pourrait retourner vers le labyrinthe végétal, tout se calcule en termes de centimètres dans la vie – confine tout de suite au cas suicidaire dans un espace clos.

May I help you ?

Wata se retourna vers ce Queen’s english obséquieux, manifestement destiné à son Stetson.

Il s’inclina rapidement autant que le lui permettait sa situation physiologique actuelle.

L’homme était plus petit que lui encore, jeune, brun, les yeux vifs et brillants, le visage particulièrement pâle, les joues bleuies par un début de barbe. Wata nota qu’il portait avec fierté un badge aux armes d’Obihiro, surmonté des intrigantes lettres majuscules I.T. Pouvait-il se permettre pour autant d’examiner de trop près l’apparence de ce jeune sauveteur ? L’heure était au mouvement, comme le disait Achille.

– Je cherche les toilettes… commença-t-il, mais le jeune homme ouvrit des yeux perplexes.

Beg your pardon… répondit-il en souriant, de manière crispée.

– Les toilettes, reprit Wata.

Ah, cela semblait évoquer quelque chose dans l’esprit du badgé, et se retournant avec vivacité, il redescendit les marches de l’escalier, pour tourner à droite de la statue terrible, et s’engouffrer dans une série de couloirs, Wata sur ses talons. Ils traversèrent des salles vides, dont une salle de spectacles, autant d’espaces inoccupés que l’homme identifiait au passage d’un Obihiro theater, d’un Obihiro game center, d’un Obihiro health center, toujours sonore et réjoui. Wata ne se réjouissait pas spécialement pour sa part de ce guidage in deserto, mais, démontrant l’abnégation d’un méhari lourdement lesté, il suivait le jeune badgé.

It’s here !, annonça ce dernier triomphalement et cela sonna pour Wata comme les satanés trompistes d’Obihiro en alléluia majeur.

 

****

Lorsqu’il sortit enfin, ayant retrouvé confiance en la dignité humaine, le jeune à l’inscription I.T. énigmatique, étrange mais salvateur, se trouvait toujours là. Souriant avec application.

– Vous pensez que dans le coma, on peut rêver ?, demanda Wata.

Le sourire du jeune homme se fissura gravement.

Pardon me, Sir ?

– Je suis ici par rapport à mon frère…

L’autre le regardait comme un radis noir dans un potage de kabotcha. MMMmm ?

Wata laissa tomber, et s’enquit de la sortie. The exit. Cela entrait dans les cordes du jeune homme, manifestement un homme de l’exit. Wata le suivit encore une fois, à travers un autre parcours, tout aussi intestinal. Le Takachi Plaza sous des aspects modernes et vitrés recélait un dédale minautorien. Enfin ils arrivèrent devant un portique gigantesque ouvrant sur l’extérieur, et la gare d’Obihiro. Wata commençait à se repérer. Il se retourna vers le jeune thésé.

– Excusez-moi encore, mais vous n’êtes pas Japonais ?

Pardon me sir ?

You are not japanese ?

This is the exit. Il tendit un bras magistral autant qu’expéditif, un bras qui signifiait beaucoup de choses mauvaises pour celui qui tergiverserait encore trop longtemps devant le portique. I.T. signifiait peut-être Interdiction du Territoire.

 

*****

 

Le ciel d’Obihiro s’obscurcissait lentement, comme si Wata avait passé dans le cube vitré du Takachi Plaza l’élément clé de la journée, ne laissant devant lui que les quelques minutes ou heures  d’inconscience – elles sont incalculables de toute façon – qui remplissent l’inexistence réglée des salary-men après le bureau. Les rues étaient toujours aussi vides.

– Non, rien d’impressionnant à cela, ici, nous naviguons entre la thrombose ponctuelle et l’hypotension chronique.

– Je ne suis pas Américain, précisa Wata, car cela semblait être la préoccupation première des habitants du coin, mais le vieil homme grimaça gentiment en agitant faiblement la main droite devant son visage. Comme s’il s’adressait à Wata depuis des années-lumières, sans doute étaient-ce ces mêmes années qu’il avait passées sur ce banc, devant la gare centrale d’Obihiro. Un petit vieillard ridé aux cheveux raides et noirs comme un paquet d’algues oubliées sous le soleil.

– Vous n’avez pas besoin d’être Américain. Ici, tout le monde est étranger, surtout les gens du pays. Ils sourient, mais ils ne se dévoilent pas. Ils gardent leur jeu en réserve, et attendent que vous avanciez sur un mauvais sentier.

– Vous pensez qu’il y en a de bons, demanda Wata, en toute franchise, car il n’arrivait pas malgré tous ses efforts à s’imprégner de quoi que ce soit. Pour une fois, la petite ville du Japon échappait à sa conscience, et il la vivait comme une série de puzzles colorés et insignifiants, du genre de ceux dont l’on se sert pour les GPS. L’idée de base de ces gadgets ridicules est que si vous pouvez nommer le lieu, aussi nulle part soit-il, vous n’êtes pas perdu.

Le petit vieux s’était esclaffé.

Un bon chemin, lui aussi trouvait l’expression hilarante. La blague de l’univers est toute entière concentrée sur cette idée absurde, l’idée qu’on pourrait vraiment se déplacer ailleurs.

– Enfin, mon vieux, comment veux-tu te déplacer, alors que tu es toujours le même, et que tu transportes de partout tes valises ? Tu viens d’où, de Tokyo ? Il le tutoyait facilement, comme un ami de longue date, et Wata ne trouvait pas cela choquant. C’était la première personne réelle qu’il rencontrait dans cette ville irréelle.

– Non, ne me dis pas, tu viens de Tokyo, mais t’es pas un vrai gars de Tokyo ? C’est pour ça que tu ne leur ressemble pas complètement, il y a encore de l’humain en toi, tu ne comptes pas ton argent et l’argent des autres, c’est déjà ça. Assieds-toi alors, voilà, à côté de moi, tu vois là-bas, de l’autre côté du boulevard, c’est la bibliothèque. Tu peux y aller de ma part si tu as une question, tu peux y aller, tu leur dis « je viens de la part de Pépé Cho », et ils te répondent.

Lorsque l’on s’assoit sur un siège public, aussi inconfortable qu’il soit, et celui-ci était pas si mal, on devient un centre d’intérêt. Sur un lieu de passage, même s’il est aussi dépeuplé qu’il l’est pour l’instant, on marque le territoire, on devient une balise, un but.

– Tu as des cigarettes, peut-être...

Wata ne fumait plus, depuis qu’il avait enterré son ami Watanabe, un triste matin de décembre 2002.

– Tant pis. Pépé Cho frappa dans ses mains, pour enlever la poussière du désir. Tant pis, je vivrai plus longtemps, c’est tout, et je rencontrerai plus de gens. Tu me fais un cadeau en quelque sorte.

– Mais vous voulez peut-être une boisson ? proposa Wata. Après tout, il ne devait pas être impossible de trouver une série de distributeurs à la gare, juste en face. Croyait-il.

Mais Pépé Cho réfléchit un long instant, levant plusieurs fois la tête vers le ciel, comme s’il interrogeait les dieux. Ou comme s’il y prenait ses ordres.

– C’est bon, dit-il enfin, tu peux y aller, rapporte-moi un Pokka melon milk drink. Vas-y tout de suite, et ne prends pas l’entrée d’en face, tu entends, ne prends pas l’entrée d’en face, tu retiens ça. Vas-y !

Il y avait une certaine tension dans la voix de Pépé Cho, facilement Wata aurait pu crier go go go avant d’ouvrir son parachute et de sauter dans les airs. Il se redressa assez vite et s’engagea sur le passage clouté, avant d’entrer dans la gare SANS prendre l’entrée interdite par Pépé Cho.

Au retour, le vieil homme lui fit signe de rester à distance. FREEZE cria-t-il, impérieux. Les gars du coin avaient une bonne voix. Wata s’immobilisa, la main droite gelée par la boîte de Pokka melon milk drink, la main gauche serrée sur un paquet de 7stars.

– C’est bon, viens t’asseoir, dit Pépé Cho plus gentiment, après avoir regardé encore une fois en l’air, pour faire approuver sa décision par les dieux. Les affaires des commerçants ne devaient pas toujours être commodes dans le secteur.

– Je t’ai demandé ça, mais je bois pas de cette merde. Je pensais que t’en trouverais pas. T’en veux ?

Wata ne voulait plus rien avoir à faire aujourd’hui avec le milk sous toutes ses formes.

– Bon, je le donnerai au rocker.

Il alluma une 7stars, ses vieilles mains tremblaient un peu, mais son profil devint soudain plus magnétique, son allure plus déterminée. Le silence était si intense, aucun trafic vraiment, aucun promeneur, aucun oiseau non plus, que Wata entendit distinctement le bruit caractéristique de la cigarette qui grésille. Ils restèrent comme ça, coincés dans une bulle de soir qui doucement doucement étreignait le monde.

 

****

 

– Hiroki Miyazawa, ça te dit quelque chose ?

Au fur et à mesure que les cigarettes s’égrenaient entre les mains expertes de Pépé Cho, son attitude  se transformait, il se redressait plus hardiment sur son banc, relevait la tête, écartait les épaules comme un boxeur à la parade. Sa voix elle-même devenait percutante et sonore, tranchant les syllabes, précisant les diphtongues. La voix de Dieu était comme ça, quand il contemplait le chaos.

Wata sursauta. Il ne s’était pas vraiment assoupi, mais le spectacle de cette place déserte, de cette gare vide où personne n’entrait, même par l’entrée d’EN FACE, ce silence, tout cela le vidait d’une quelconque volonté. Il n’avait pas vraiment prêté attention jusque là aux soliloques de son voisin. Le tabac est une affaire privée, comme les impôts.

– C’est un type qui fait des dessins animés. Wata se souvenait vaguement de Totoro.

– Qu’est-ce que tu racontes ? Myazawa, je te dis. Il prononçait le nom bizarrement, comme s’il sautait une syllabe. Ça donnait Mi’zawa, ou quelque chose comme ça.

– Jamais entendu, Pépé Cho.

– Tu connais pas Mi’zawa, Hiroki, Hiroki, le capitaine Hiroki ?

– C’est un manga, alors ?

Bakayaro, crétin ! éclata Pépé Cho en lui claquant le haut du crâne d’une tape sèche. Malgré l’égide feutrée du Stetson, Wata eut l’impression d’être cogné par un jeu d’osselets, durs et anguleux, flanqués dans une pochette plastique.

– Le plus grand capitaine qu’on ait jamais eu à Sapporo. T’es vraiment pas d’ici mon vieux !

– Je ne suis pas vraiment le base-b… Aie !

Re-osselets. Toc toc toc plus fort. Pépé Cho se sentait de mieux en mieux.

– Football, mon vieux, football. Le base-ball, c’est bon pour les ploucs ! Le capitaine Hiroki, de l’équipe Consadole Sapporo, on a tout gagné en 2016. Tu connais pas la Consa ?

– Je connais Nakata, répondit Wata, comme dans un jeu d’enchères. L’exubérance de Pépé Cho devenait une masse critique, devant laquelle il fallait mettre des barrières de protection. Qui vaudraient ce qu’elles vaudraient. Un peu comme à Fukushima.

– Qui ça, tu dis ?

– Nakata… Nakata, voyons, vous connaissez pas ?

– Non, mais il a un bon nom. Pépé Cho épella en comptant sur ses doigts. Na-Ka-Ta, trois, c’est bien. C’est un bon nom. Et c’est quoi son prénom ?

– Hidetoshi.

– Ah… Pépé Cho parut choqué. Ça, c’est pas bon. Enfin, on peut pas tout avoir… Bon, on va couper court, Mi’zawa, tu vois…

Il se pencha un peu, en regardant Wata par en-dessous, en le fixant de ses yeux brûlants, il baissa la voix, écarta le mégot de sa bouche… Bouche de volcan ouverte sur le monde. Dans la fumée épaisse, Wata distingua à peine les mots :

– Je suis son grand-père !

Mais avait-il vraiment expiré cet oracle improbable et fumeux ? Comme Wata ne souhaitait pas avoir à faire une fois de plus avec les dures extrémités digitales du bouillant vieillard, il sourit, essayant d’avoir l’air flatté, donnant l’impression de goûter en expert cette confidence de haut vol. Une telle mimique agréa Pépé Cho, qui cligna de l’œil droit, reprit une longue bouffée de 7stars, et conclut, modeste, en hochant longuement la tête :

– Hé oui !

Wata avait été initié.

Empédocle, en quelque sorte. Version soft, pour l’instant.

 

*****

 

– Pépé Cho !!!!

En une seconde, le visage de l’interpellé se défit de toute ardeur, prestance ou juvénilité, ses épaules se baissèrent, sa poitrine se creusa, il se momifiait à vue d’œil.

– Pépé Cho !!!! Qu’est-ce que vous faites ??? VOUS FUMEZ !!!!!!

En un tour de main, si rapide que Wata n’y comprit rien, le mégot se retrouva entre ses propres doigts, et le vieillard de s’indigner contre lui.

– C’est ce type, il veut absolument fumer à côté de moi. On dirait que ça lui plait de m’empoisonner, à ce sale type.

Qu’il est beau le discours de l’innocence !

Wata ne tenta rien. Il avait reconnu pour sa part la voix satisfaite de l’autorité stupide, celle contre laquelle on ne peut rien, car elle fonde son pouvoir sur l’inertie et l’étroitesse d’esprit. C’est à cela que sert l’expérience. À éviter le gaspillage d’une énergie vitale limitée. Inutile d’égratigner les murs des prisons, contournez-les !

Infirmière

Brancardier

帯広市 老人ホーム

Obihiro Rojin Home

Tout est dit.

Le brancardier, trapu, massif, le visage carré, coiffure GI, ras sur le cou de taureau et les oreilles décollées, la peau bleue, fixait la scène, les mains croisées devant lui, ses petits yeux méchants et attentifs.

L’infirmière était plus soupçonneuse.

– Il est à vous ce paquet de cigarettes, Mister ?

Wata l’admit d’un hochement de tête timide.

– Je ne vous félicite pas. Nous ne sommes pas en Amérique ici, nous devons respecter nos anciens.

– Pardonnez-moi. Je n’ai pas fait attention.

– Bon… Bon !

La désertion trop rapide de Wata devant le combat déstabilisait la machine de guerre médicale. L’infirmière sursautait comme pour évacuer ce trop-plein d’agressivité.

– Bon. BON. Elle releva la tête, mâchoire crispée. C’était le signal d’une nouvelle étape.

– On va ramener Pépé Cho maintenant.

– Au revoir, Pépé Cho, et bonne chance pour cap’tain Hiroki !!!

Pépé Cho fit une drôle de grimace, très rapide, pour marquer sa désapprobation. Trop tard, l’infirmière avait mordu dans la phrase de Wata, comme dans un os à moelle. 

– Pourquoi vous parlez du capitaine Hiroki, Mister ? C’est un code entre vous ? Vous savez que Pépé Cho est sous la responsabilité de l’Obihiro Rojin home, et que vous devez présenter quelques garanties envers nos services, si vous souhaitez le revoir officiellement.

– Non, je lui parlais juste de son petit-fils, admit Wata.

Les yeux de Pépé Cho se fermèrent de désespoir.

– Son petit-fils, Mister ? Quel petit-fils ?

– Hé bien…

Wata n’alla pas plus loin, les infirmières d’Obihiro sont diaboliquement intuitives.

– Il vous a raconté qu’il est le grand-père de…

Elle se mit à rire malgré elle, quelques hoquets bruyants tout d’abord. Sur le visage inerte du brancardier, un sourire se dessina jusqu’à fendre en deux le large visage de la brute. Les yeux pétillèrent, et il commença à se dandiner sur place, les index dressés devant lui, qu’il agitait au rythme de la chanson.

 

«  il n’y a plus qu’à marquer

et c’est toujours gagné

il n’y a plus qu’à tirer

Pour la Consadoleeee !! »

 

C’en fut trop. L’infirmière tomba sur ses talons, secouée de rires très peu professionnels. Wata lui-même se sentait gagné par cet élan hystérique, cette vague de joie sans raison.

Mais les personnels médicaux municipaux se ressaisirent très vite, ils se saisirent en même temps de Pépé Cho qu’ils transférèrent sans coup férir sur un fauteuil futon, que le brancardier traîna illico jusqu’à l’ambulance. Zoummmm.

Alors qu’ils l’emportaient, Pépé Cho se tourna vers Wata, cligna encore de l’œil droit, et tout en se tapotant plusieurs fois le sternum de l’index de la main droite, il articulait :

– C’est moi !

L’autorité aveugle et rageuse ne vit rien de ce défi suprême.

– Mais… mais réagit Wata en escalier désespéré… Mais, qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi vous l’emportez si vite ?

Le brancardier se figea, juste une seconde et cracha :

– Triskaïdékaphobie !

Bruit des portes qui claquent, un coup de klaxon.

Départ.

En cinq secondes, il ne restait plus rien.

Un peu comme la fumée d’une cigarette, dans l’air tiède.

Le soir était tombé si vite.

 

****

 

Wata était resté bloqué devant le mot. Énorme.

Turiskaaiedékaphobia ! Prononcé en japonais, ça ne passait pas.

Son cerveau n’arrivait pas à l’ingérer. Avec minutie, en tirant la langue, il le recopia dans son petit carnet moleskine qui ne le quittait pas, et sur lequel il écrivait des bêtises le plus souvent. Même ainsi retranscrit, le sentiment de terreur quasi mystique ne le quittait pas. Il y a des noms de Dieu, des tetragrammaton qui ne s’énoncent pas, et puis il y a les inventions insanes et monstrueuses des démons. Onni kotoba, les mots maudits. Pépé Cho était tombé du mauvais côté de la maladie. Celui qui ne se dit à personne.

Il regarda autour de lui, les lumières de la ville s’étaient éclairées, des leds puissants, aux froids aspects, gelant visuellement la place et les angles des buildings. Maintenant quelques voitures, un bus même, complètement vide, presque sans conducteur, buffle borné et métallique, tentaient d’animer les artères de quelques pulsations passagères. Le Takachi Plaza illuminé de l’intérieur faisait lampe Fabergé du pauvre, cube oublié sur une table de nuit ou une commode, dans une chambre inhabitée. Wata ne pouvait pas se sentir nostalgique, car il aimait Tokyo de moins en moins depuis que les jeunes gens y étaient devenus froids et mécaniques, n’accordant leur écoute et leur altruisme qu’à leur portable ou leur tablette. Ce n’était plus une ville humaine, il ne pouvait la regretter, mais le crépuscule agissait tout de même sur son mental.

Il repensa au Yamaha, roulettes bloquées, toujours dans son hall, au Doutors coffe shop, la serveuse complotiste, et frémit de dégoût. La solitude tranquille, à défaut d’élégante, d’Obihiro l’oppressait de plus en plus. Il lui fallait trouver un hôtel maintenant, et passer une nuit ici. Rien n’était sorti de cette première journée, sinon les quiproquos et la confusion.

Il se déplaça lourdement.

Devant la gare, devant l’entrée interdite, un bonhomme dansait face à un supersoundsystem tonitruant, au son de Be-bop a Lula. Banane rouge, perfecto aux zips étincelants, jeans serrés sur des jambes minces et longues, et des boots de motard, Marlon Brando des années de cuir et d’équipée sauvage. Quel âge avait-il d’ailleurs ce danseur ? Celui de la musique ou celui de ses artères. Il allait d’avant en arrière, comme si rien ne comptait que barrer l’espace et lui opposer la ligne frêle et mouvante de ses pas.

Pourtant, lorsque Wata passa près de lui, le rocker sortit de sa transe.

– Hey, t’a rien pour moi, man ?

Wata faillit dire que non, puis il se souvint du poids glacé dans la poche de sa veste, et il lui donna la boîte de Pokka melon milk drink.

– Super !

– De la part de Pépé Cho !

Le bonhomme s’arrêta un instant de gesticuler, comme désarçonné dans sa chevauchée musicale. Puis il se remit à se trémousser.

– Yo Man, tout ça c’est du rock !

Il avait l’air très content de lui. Ce petit vieux.

 

****

 

On ne peut pas toujours rocker.

Et les bebop hôtels d’Obihiro tenaient plutôt de la blue note, version Joe Pass plus que Benson, même si l’on a dit beaucoup de mal de ce dernier. Rien n’est admis pour les génies faciles.

Après avoir déposé sa petite valise, bien fatiguée elle aussi de cette journée inutile, dans la chambre 35 du Richmond Hotel Obihiro Ekimae, Wata avait cherché à se sustenter. Il avait choisi cet hôtel pour les coin laundries, qui se trouvaient au troisième et au onzième étage, des grosses Toshiba qui le toisaient silencieusement, cyclopes massifs. Tous les deux étages, des vending machines proposaient à peu près n’importe quoi de calorifique et de sucré, mais Wata ne disposait plus d’un estomac en béton, comme dans ses vertes années. Où donc était passé cet estomac, d’ailleurs, il ne l’avait jamais compris ? Le Yakohai, le restaurant du premier était fermé, 4e mardi du mois, pardon à tous. Wata avait mangé au plus près de l’hôtel. Dans une sorte de pizzeria jazz, à en juger par le décor à bases de volcan sicilien, de bouteilles de chianti empaillées et vides, de serveurs aux cheveux noirs frisés, portant des lunettes de soleil sur un visage blasé. Bellagio ! Le point d’interrogation scintillait dans la nuit qui s’était rafraîchie, sur un fond tricolore vert-blanc-rouge. Ils servaient des ramen et des gyoza alle vongole, tout est possible maintenant, ce n’était pas si mauvais que ça en avait l’air, et par contre la musique était au top. Un brin trop bruyante. Mais qu’est-ce qui ne l’est pas de nos jours ! Un jeune homme au visage plat et large faisait glisser ses doigts sur une mandoline avec une maestria déconcertante, éveillant les échos de toute une série de chansons, connues et inconnues, qu’il reconstruisait en sambas ou reggae moelleux comme des bûches de Noël au beurre frais. C’était bien plus qu’un fond sonore, et bien moins intimidant qu’un concert. Les clients, des habitués, tapaient parfois dans leurs mains quand ils voulaient attirer l’attention du jeune mandoliniste.

– Rico, Malaguena, s’il te plait.

Et l’autre de s’exécuter, léger sourire sur les lèvres, le regard perdu vers le plafond, ses mains allant et venant sur des sentiers connus d’elles seules.

Ou encore

Rico, Staying alive, please my friend. Et toc on passait des gitans aux Bee Gees comme si de rien n’était.

Wata sirotait une bière et les souvenirs de la journée. La première dans cette petite ville qui ne se donnait pas. La mélodie, riche et harmonieuse, le rythme coolant, tout cela le plaçait dans une quasi-béatitude. Ce qui n’est jamais bon signe. Les écrans géants retransmettaient un match de foot, mais pas de la Consadole. Le son était coupé, respect envers Rico, et cela donnait un ballet contemporain, plein de faux-rythmes de sueur et de couleurs vives.

– Dire que les Anglais peuvent tuer pour ça, eux si placides et hautains d’habitude ! À quel moment la bestialité ressurgit-elle dans la high society ? À combien de personnes distinguées peut-on faire passer avec succès un test au détecteur de mensonges ? Des richards qui jouent devant des millions de pauvres, pas seulement, cela ne marcherait pas aussi fort, des richards qui sont les fils de ces millions de pauvres, des petits gars poussés dans les quartiers, au milieu des gangs et des sagas familiales, dans un monde où il n’y a pas de bibliothèque ou de cinémathèque, dans un monde où il n’y a même pas de stade, juste un coin de parking, à l’asphalte trouée, et un ballon que l’on recoud avec du fil de pêche. La magie du football vient de cette loterie implacable où tous les petits misérables sont broyés usés manipulés floués, pour que des génies naissent de ce gâchis colossal. Des Pelé, des Maradonna, des Zidane, des Messi… les dieux naissent dans le sang et la douleur de leurs zélotes…

Le type se tait enfin. Il a soliloqué, comme cela, debout, au garde-à-vous, comme s‘il saluait des militaires au moment de leur prise de garde du quartier général. Un homme émacié, longiligne, enveloppé dans un suaire safran, mais sans le crâne rasé et luisant des bonzes bien nourris.

Wata a le don pour rencontrer des gens qui veulent absolument lui parler. Sans doute parce qu’il a le don de les écouter avec plaisir, et une dose de respect. 

– Vous voulez boire une bière ?, propose-t-il.

L’autre refuse de la main, il voulait juste traduire ses propres angoisses.

Thank you, mister… Lance-t-il d’une voix rauque, il salue maladroitement, claque des geta et s’en va, d’une démarche mal assurée.

OLEEE !, crie brusquement un groupe d’étudiants, alors qu’il passe devant eux, en se dirigeant vers la sortie. On ne sait pas très bien pourquoi ils font cela. Depuis que Wata est entré dans le Bellagio point d’exclamation lumineux, le groupe buvait en silence, le regard rivé sur le smartphone.

Le serveur, pas très loin de là, s’est arrêté de débarrasser un box, et a suivi le faux-bonze du regard. Il sourit à Wata, en soulevant un pouce. On a gagné, on ne sait pas quoi, mais on a gagné. C’est peut-être ça la vraie logique du football. La seule.

Oublier pendant 90 minutes qu’on va mourir.

 

****

 

Il est bien tard maintenant. Mais de toute façon, là où je travaille, le temps ne compte pas.

Il y a toujours quelque chose à ranger, même dans une petite ville comme celle-ci.

Je fais le tour. Le petit gros de ce matin ne dort pas. Installé au 3e étage, devant un sèche-linge Toshiba Super-real inverter TMD, 12 kgs, il regarde tourner une serviette. Comme il n’avait pas de linge à laver, il a pris une serviette dans la douche de sa chambre et l’a placée dans la machine. Il a mis 200 ¥, et il la regarde tourner. Il a appuyé sur l’effet cyclone-mix.

Je sais très bien à quoi il pense.

Tout ça, c’est du rock !

 

 

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