Niellu Leca - Rémanence

   

Récit glaçant d’une rencontre inopinée : l’enfant se souvient, les Corses comprendront sans doute de quoi il parle… par Niellu Leca.

  

   

Rémanence

 

J’ai huit ans. C’est l’été, le mois d’août. 

Nous avons embarqué à Marseille à bord d’un navire qui, passé de main en main, a fait la guerre avant d’être affrété par la Transat : le Sampiero Corso. Nous ferons la traversée en troisième classe ; en d’autres termes : dans la cale. 

À l’une des extrémités de celle-ci, une sorte de cage grillagée renferme des transats sommaires : un cadre de bois articulé et garni d’une toile qui, manifestement, a vécu. Comme le plus souvent, il y en a moins que de passagers et dès l’ouverture de la cage par un homme du bord, c’est la foire d’empoigne. De haute lutte, mon père en obtient trois et nous nous installons tous les quatre, ma petite sœur dans les bras de ma mère, pour douze heures de traversée. 

Il fait très chaud dans cette cale ; étouffant, moite, poisseux. Le roulis, les relents de fuel accompagnés des vibrations sonores et du ronronnement lancinant des machines en malmèneront plus d’un. Au bout de quelques heures, des vagues de ce que nombre d’estomac n’ont pas su garder viennent frapper en va-et-vient nauséabond le contrefort inférieur de la porte de la coursive, au rythme des caprices de la mer, mauvaise, cette nuit.

 

Sept heures du matin ; enfin la délivrance et l’air pur d’Aiacciu encore empreint de la fraîcheur de la nuit, de la brise marine et des effluves si particulières de la végétation de l’île quand elle n’est pas encore brûlée de soleil. « La Corse, je la reconnaîtrais à son odeur » disait Napoléon. Moi aussi, depuis ce matin-là. Ce matin, pareil à tant d’autres depuis où Aiacciu ne m’est jamais paru aussi beau qu’à cette heure magique où une tendre lumière l’éveille doucement.

En empruntant la passerelle branlante qui descend vers la terre ferme, nous cherchons des yeux, sur le quai, parmi des dizaines d’autres, la silhouette de mon oncle, le frère ainé de mon père. C’est la tradition. Quand les “exilés“ sont de retour, un membre de la famille restée au pays est là pour les accueillir et le plus souvent, c’est mon oncle. Mais aujourd’hui, lui si jaloux des rites, est étonnamment absent.

 

Après une dizaine de minutes de marche, nous atteignons la maison où loge la famille de ma tante. Sa grande terrasse au rez-de-chaussée sert de point de ralliement aux parents et aux amis. Ma tante nous y accueille. Embrassades. Effusions. Découverte de ma sœur qu’elle ne connaissait pas. Embrassades encore : nous ne nous sommes pas vus depuis six ans. 

- Et mon époux, vous ne l’avez pas vu ?... où il sera encore celui-là ?..

Ah, cet oncle !... poète auteur de sonnets, gratteur de mandoline ou de guitare à l’occasion, pêcheur à la ligne émérite et typographe à L’Insulaire, feuille locale où il sévit régulièrement au travers d’écrits furibonds et exaltés contre tout ce qui l’agace, l’irrite, le révolte et qui tout aussi régulièrement s’insurge de ce que ses pamphlets ne soient que rarement publiés. 

 

Jalonnée de bols de café, de tartines de pain frais, de canistrelli et de l’inventaire des nouvelles des uns, des unes et des autres, la matinée s’est étirée jusqu’à près de midi mais mon oncle, parti depuis ce matin à la fraiche, n’est toujours pas réapparu.

 

- Tant, il aura oublié que vous arriviez ce matin et il sera rentré chez nous sans passer par ici, dit ma tante.

Chez eux, c’est un petit deux-pièces au cinquième et dernier étage d’un de ces immeubles sans âge de la Vieille ville, à deux pas de là.

Puis, s’adressant à moi :

- Tu veux bien monter jusque à l’appartement et dire à ton oncle que nous sommes tous là ? Tu ne peux pas te tromper : c’est au dernier étage.

J’accepte de bon cœur : je commençais à avoir d’impatientes fourmis dans les jambes.

Empruntant l’escalier aux marches usées et de guingois, je grimpe jusqu’au cinquième. La porte du seul appartement de l’étage n’est pas verrouillée, à cette époque, personne n’était contraint de se barricader comme aujourd’hui. J’entre. 

Dans la pièce chichement meublée qui fait office de cuisine et de salle à manger à la fois, il fait plein soleil et une bonne odeur de pain frais et de bastelle monte du four de la rue voisine. Dans un coin, contre le mur, à droite de la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse d’où l’on voit les toits colorés du vieil Aiacciu et au loin les bateaux arrivant au port, un lit. Une femme âgée, au teint très pâle, les cheveux gris tirés en arrière de son visage émacié et les bras croisés sur la poitrine semble y dormir d’un profond sommeil. Très profond… trop profond. Et soudain, une pensée me glace, me fige : c’est une morte !

Ces mots insensés me traversent l’esprit : Ils sont fous, ici ! Ils gardent les morts à la maison ?...

 

Dès que mes jambes veulent bien me porter, je redescends en tremblant et regagne la terrasse.

- Alors, tu as vu ton oncle ?...

De la tête, je fais signe que non, incapable de prononcer une parole : le souffle, coupé quelques instants auparavant, me manque encore.

- Qu’est-ce qu’il a le petit, il est tout pâle, dit ma tante.

- Sans doute la fatigue du voyage, avance ma mère. La traversée était plutôt pénible.

- Bon, ça ne sert à rien d’attendre ici plus longtemps, ajoute ma tante. Montons à l’appartement, il finira bien par nous y rejoindre.

Monter à l’appartement !... avec la morte ! Je ne vais pas avoir le choix. Un cauchemar.

 

Nous montons donc jusqu’au cinquième. Je marque le pas pour entrer dans l’appartement le dernier. J’attends d’entendre la réaction de mes parents ; mais apparemment la vision macabre ne semble pas les avoir dérangés, ils poursuivent simplement la conversation commencée dans l’escalier. 

J’entre à mon tour en regardant fixement, droit devant moi, le ciel bleu au-delà de la terrasse. 

Retenant mon souffle, avec le peu de courage qu’il me reste, je me force à tourner mon regard au ralenti vers la droite et là, dans le coin de la pièce, près de la porte fenêtre, rien ! Absolument rien.

Pas même un lit dont les couvertures ou quelque édredon m’aurait trompé et fait croire à une présence humaine. Le vide.

Je respire enfin, mais abasourdi, perdu dans un flot de questions qui dépassent mon entendement. Et puis, surtout, en proie à un trouble toujours prégnant : et si la dame revenait ?

Elle ne revint pas.

 

Mon oncle, lui, réapparut chargé d’un sac de poissons encore ruisselants, trois oblades, un mulet et un poulpe. Il était allé à la pêche au bout de la jetée. Il croyait que nous n’arrivions que le lendemain. 

La sauce tomate, sa spécialité, préparée par ses soins depuis la veille, embaume le petit appartement tandis que ma tante fait frire les beignets d’éperlans dont nous allons nous régaler.

Peut-être de peur de réveiller “la dame“ ou encore par crainte de n’être pas cru, je tairai longtemps mon inquiétant voyage dans l’ailleurs.

 

Plusieurs années se sont maintenant écoulées depuis cet étrange évènement. 

Nous sommes en Corse de nouveau. Alors qu’avec mes parents et ma tante, nous évoquons les souvenirs de nos étés partagés, je me décide enfin à raconter sur un ton qui se veut désinvolte, pourquoi un certain jour du mois d’août, je suis redescendu si pâle de cet appartement.

Ma tante m’écoute d’abord simplement intriguée puis d’une attention soutenue et au fur et à mesure que j’avance dans mon récit, et que je décris dans le détail, celle que je dis avoir vue et dont l’image est restée gravée dans ma mémoire aujourd’hui encore, l’expression de son visage s’assombrit, devient plus grave. Quand je termine, je sens peser un malaise. 

Après un bref moment de silence, elle regarde mes parents et lâche d’une voix atone : « Il vient de faire le portrait de ma grand-mère morte quelques semaines avant votre arrivée, cet été là. » 

 

 

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