Cartographies. Acte VII - Arthur

 

Trois fins alternatives au roman collectif Cartographies ont été proposées. Voici la deuxième par Anne-Laurence Guillemet

 

Jeu d’écriture à plusieurs et en ribambelles, Cartographies est un nouveau projet du Nouveau Décaméron. Il s’apparente aux fameux cadavres exquis des surréalistes, chaque auteur reprenant la plume posée par le ou les précédents.

À jouer le jeu, il y a eu Anne-Laurence Guillemet, Chantal Fournel, Patricia Meunier, Gérard Maynadié, Yves Rebouillat.

   

Acte VII - Arthur

« Vous vous souvenez, nous sommes allés au restaurant le soir de notre arrivée, impatients de retrouver la saveur d’aliments patiemment cuisinés, salivant déjà en imaginant le goût sucré et légèrement acidulé de tomates grillées dans une huile d’olive fruitée portant en elle quelques essences de la végétation de la Méditerranée…

J’ai commandé un poulet "Yassa", ce qui vous a fait rire.

" Arthur, tu ne veux pas plutôt goûter à cette bouillabaisse, imagine le St-Pierre, la rascasse, le rouget… plongés dans un bouillon d’herbes, le lent frémissement d’une cuisson qui donnera au poisson ce moelleux, ce fondant qui sera sublimé par un subtil fumet d’ail et de rouille…"

Non, mon choix s’était imposé comme une évidence, ce serait un poulet.

La première bouchée a eu ce goût de retrouvailles et de détresse mêlées. J’imaginais une émouvante jeune femme africaine préparant avec attention et sérieux ce plat, un garçon d’une dizaine d’années à ses côtés qui riait, qui riait et tout l’espoir d’une vie riait avec lui, mêlé au parfum citronné du poulet mariné et à un délicat arrière-goût de gingembre…

Il riait comme il le faisait dans sa chambre à l’hôpital où j’avais pris l’habitude de passer quotidiennement…

Moussa était arrivé ici avec sa maman, grâce à une association qui prenait en charge des enfants nécessitant des opérations importantes.

Ils semblaient désorientés, ces deux êtres que le hasard me faisait rencontrer à un moment où pour ce gamin magique se décidait peut-être un avenir.

Les infirmières m’avaient demandé de passer le voir expliquant "que le petiot était pour l’instant trop faible pour être opéré, qu’il fallait le retaper un peu, et que sa maman et lui auraient besoin d’un peu de distractions car ils ne connaissaient personne dans le coin".

Je suis entré et tout de suite les regards lumineux de la mère et de son enfant m’ont profondément touché ainsi que cet espoir si fort qui les portait, et puis cette confiance qu’ils donnaient toute entière, vous faisant sentir que vous étiez leur nouvelle famille d’ici.

J’ai sorti le grand jeu et leurs rires ont débordé la chambre, l’hôpital, la ville, ont traversé la mer, ont retenti dans le village pour annoncer à tous que ça irait pour Moussa, qu’il reviendrait guéri.

Ce petit prince africain m’a apprivoisé par sa spontanéité si pleine de cette envie d’enfance à vivre, d’homme à devenir, je sentais grâce à lui à quel point mon "métier" me faisait progresser dans mon "humanité". Ce sont peut-être des grands mots, d’aucuns pourraient y voir une certaine complaisance envers moi-même, mais c’est ce que j’ai perçu très fort à ce moment.

Des tas de questions me traversaient l’esprit. À quoi correspondait ce besoin qui m’avait toujours poussé à faire rire les autres ? Un écrivain, je ne sais plus qui, a dit que le rire est le propre de l’homme, mais en quoi est-ce si spécifique à l’homme ? Pourquoi est-ce qu’on rit ? Pour repousser la peur, l’idée de la fin ? Mais les enfants qui rient si spontanément, ce n’est pas la crainte de la mort qui les amène à rire. Est-ce que je pourrais faire rire des enfants partout dans le monde puisque Moussa apprécie tant mes "spectacles" ?

Je suis revenu, encore puis encore, apprenant peu à peu leur histoire et celle d’une communauté qui avait reconnu en cet enfant si courageux un être à part…

Et puis un matin… j’ai trouvé la chambre vide… mon cœur s’est mis à battre si fort… peut-être pour dire sa solidarité avec celui de Moussa qui était si faible…

L’enfant et sa mère avaient été transférés, des complications, on n’en savait pas plus à l’hôpital sauf qu’il allait être opéré d’urgence par un "ponte", que "c’était pas possible qu’un gosse si attendrissant soit pas sauvé, et sa maman, elle est digne cette femme, on voit qu’elle l’aime tellement son fils."

Te dire Anna, à quel point j’ai été bouleversé ne m’était pas possible à cet instant, je pensais que le sujet était trop douloureux pour toi, et mes idées s’embrouillaient, je ne savais pas trouver les mots ou était-ce autre chose, j’allais attendre le bon moment pour te parler… bref c’est certainement une forme de lâcheté, dissimulée derrière des justifications que je pensais altruistes qui m’a fait repousser cet échange et j’en suis désolé.

Je me suis dit que cette escapade avec nos amis, la convivialité, ce partage, m’aideraient à clarifier tout cela en moi et avec toi.

Lorsque nous sommes arrivés sur les bords de la Méditerranée, que le plat commandé a fait remonter les souvenirs de cette si belle rencontre, j’ai su que je ne pourrais pas m’arrêter, il me fallait aller jusqu’au village, m’assurer que Moussa était revenu… c’était pour moi une nécessité vitale, je devais suivre ce souffle de la vie qui m’emportait vers lui… j’ai un besoin irrépressible de le faire rire une fois encore… »

 

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