- LND 2021 - Juillet
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Les époques se succèdent, les histoires s’entremêlent, le miroir veille sur chacun. Il est l’âme des lieux. Une nouvelle d’Anna de Tavera.
Le Miroir. Calvi, rue de la Marine
30 août 1977 - 23H00
« Hey ? Hey… Heyyy… Come on, come here, you… Me… You know, just moments, just for this moment… You know, hey ! Come here… Close to me… Kiss me…
Tellement bons, les moments avec toi… Come on ! Hey you know… Look ! You’re so beautiful, look at you ! Look at me… Ah ! Je ne souis pas aussi joli que toi ! Tou es so belle ! Come on ! Kiss me, come here closed to me… Look at us, just here now… For this day… Stand here… Closed to me… Just one kiss… Ma Corsican-can girl… Look at us, in this old mirror… Old like what ?! Regarde, tou es so près… Now… Comme ça… Voilà… Ta bouche sour ma bouche… How do you say in French ? Just for fun ! Just for pleasure… Tiou sais, you know… C’est la vie quoi !
- Yeah ! Joe… Juste ce moment…
- … Yeah just this moment ! Cool… Comme ça, quiet… »
Ils s’approchent l’un de l’autre dans la pénombre, un bras de cuir noir s’enroule autour d’une épaule de soie. Une volute bleue s’échappe de la bouche de l’homme brun, il tire à nouveau sur sa cigarette et s’approche du visage diaphane. Le brouillard passe d’une bouche à l’autre, s’envole… Les lèvres s’unissent à nouveau, les mèches claires de la jolie jeune femme s’étalent sur le blouson… Le jeune homme rit ; il se mire à nouveau, fier, heureux… Juste cet instant-là, ce jour-là… Joe écrase son mégot sur la cheminée… Ils s’engouffrent dans un halo, le rayon de lumière frôle une cuisse, un sein. Ils balancent, la danse commence… La fumée finissante du mégot oscille… Le frais indigo de la nuit s’étale sur les draps… D’un rayon impudent, la lune berce maintenant les amants endormis.
***
7 mai 1769
« Entre ! Regarde… Ça va ? On ne me va pas me voir comme ça, hein ? »
Santu s’inquiète de son reflet imprécis. Il vérifie encore une fois son œuvre, enfouit ses cheveux sous son bonnet… Les dernières flammes tressaillent dans l’âtre et illuminent ses yeux bleus.
« Ça va… Ça va… On ne te verra pas ! Tu es superbe ! Tu as pris de quoi te nourrir ? On ne sait jamais si ça dure plusieurs jours ?
- Oui, ne t’inquiète pas ! Il y a Dumenicu qui nous rejoint, sa femme a tout préparé ! Et aussi Antò qui habite juste à côté… Rentre chez toi, ton père va se demander où tu es passée… On ne pourra plus se voir… S’il se rend compte que tu es venue ici, il va t’empêcher de sortir, et tu es tellement belle qu’il va te marier en deux minutes ! »
Santu qui n’a pas détourné son regard du vieux miroir, attrape un bâtonnet de charbon et en écrase quelques morceaux contre sa joue… "Comme ça ils me ne verront pas s’il fait encore nuit !“ Il aperçoit derrière lui, dans un clair-obscur, la ligne élancée, la taille fine, les longues jambes… Dans un pantalon !
Santu se retourne vers Alba.
La jeune fille rajuste son corset sous sa chemise.
« Je ne pouvais pas te laisser aller ce soir, seul comme ça ! »
Il l’enlace et la retient contre lui. Il fait bon dans la pièce. Il suffirait d’un rien pour qu’il reste contre elle là, maintenant, sous le parfum chaud, dans les promesses de l’étreinte, soumis à ce souffle voluptueux… L’un contre l’autre… Ils sentent dans cet appel charnel les prémices de leur liberté.
Elle emprunte un peu de la trace noire de ses joues et tire des traits sombres sur les siennes.
Tu es habillée… en homme ! Pourquoi ?
- Je viens avec toi !
- Non ! J’y vais…
- … Je viens !
- Tu es folle non ! Pas de femme là-bas… On va se battre !
- Tu pourrais rester là, toi aussi : il y a ton père, et tes oncles qui y vont, ils n’ont pas besoin de toi…
- Non, j’y vais pour nous tous ! Pour toi et moi ! Pour que tout aille mieux ici, qu’on puisse vivre… Qu’on demeure chez nous, libres, comme nous l’entendons ! Nous ne seront jamais sous leur loi ! Malheureusement, la liberté n’a qu’un prix, celui du sang ! Et quand je reviens… je vais parler à ton père… En attendant reste chez toi qu’il ne se doute de rien… C’est trop risqué !
- Non, je t’accompagne ! Je ne te laisse pas aller là-bas sans moi. Je ne pourrais pas attendre sans savoir comment tu vas ! Je veux être à tes côtés, ce jour… Ce printemps… Ces heures… Ce jour ! Ce jour ce sera Nous ! Pour toujours ! »
Le temps, ces secondes sont éternelles, il prend la main délicate mais ferme, lance un dernier regard sur leur reflet dans le miroir. Unis, ils s’embrassent, affranchis, ivres de leurs audaces. Ils s’élancent dans la nuit, effrénés, avides de justice, prêts à tous les combats.
La porte du salon laissée ouverte par les âmes rebelles, hésite puis soupire sous les appels du vent.
***
10 septembre 1930
« Mamma… Mamma ! »
Les petits doigts s’agrippent, cinq, puis dix. Ils pianotent sur l’ardoise, essayent d’attraper un verre de lait.
Au loin, un long corps agile bondit du lit sur la tablette ; une patte s’enroule autour de la lampe, la fait tomber et rejoint les mains enfantines. Elle leur donne un petit coup léger puis deux autres, l’animal défile sur la cheminée, passe devant le lourd miroir posé sur le rebord, et cette fois trempe ses moustaches dans le liquide blanc.
« Mamma ! »
Une très belle femme ouvre la porte. Elle traverse la chambre, aérienne.
« Qu’y a-t-il, Chjara ?
- Styx boit mon lait ! »
Un bras allègre de mousseline turquoise attrape le félin.
« Cesse de jouer avec le chat, vas te coucher maintenant. »
***
31 août 1977 – 03h30
Les chevaux galopent dans la nuit.
Une table verte accueille les belles femmes,
Le vin coule sur leurs cuisses.
Elles glissent sous le raisin doré.
Un chat agrippe un ruban jaune. Il s’envole…
Le regard hagard secoue les hommes armés sur la route.
Dans la maison blanche,
Leria tend la main…
Le jeune homme sourit.
Les chants de feux s’effacent dans l’ombre.
Le cygne majestueux s’ébat…
Et envoie le sable grège dans la mousse.
Balance la mer… Les copains rient !
L’écume s’efface… Au loin, les monts immaculés…
Les paysans déjeunent sur la colline… Ils jettent les cerises.
Le long des noisetiers, le chemin de menthe s’éparpille.
Sous les jupons rouges, la nuit tend ses doigts.
Les purs-sangs roux étreignent les étoiles.
La guitare vrille, les chants hurlent,
Leria bondit ! Saute à pied joint, tape des pieds,
Virevolte près des rosiers sauvages…
Elle tend sa main vers…
« Ce rêve ! La chaleur encore la chaleur ! Trop d’alcool… Trop de cigarettes ! » Leria récupère son tee-shirt jeté la veille sur le sol, essuie son corps humide… Il dort encore… Elle enlève un peu du crayon noir coulé de ses paupières ; ses doigts tâtonnent sur la cheminée et cherchent le briquet… Elle allume ce qu’il reste du mégot oublié. L’aube lente s’annonce et disperse ses premières poussières de vie dans la pièce.
***
2 octobre 1988
Une ombre fuse dans le bleu, une autre suit, puis encore une ; elles s’entassent derrière la porte. L’une d’entre elles la referme, et dans une confusion de mouvements affairés, de gestes estompés, gris, noirs et sombres, un faisceau bienvenu se dépose sur une boite en carton.
« C’est ça ?
- Je sais pas !
- Ouvre !
- Si, c’est ça...! Garrdé comme ça dans oune vieux carton... !
- Ouais ben comme ça, ça attire pas l’attention !
- Si, si !
- Ouais !
- Guarda, ce sont des papiers ! On fait ça que pour des papiers ?
- Ouais ben c’est la commande ! Nous, on prend l’argenterie en plus. Ça nous fera un pourboire… ça nous fera ! Et on fout le camp !
- C’est quoi ces troucs ? C’est écrit là… « Ponte Novu » ! C’est signé Santu… C’est qui ce Santu ?
- Je sais pas ! Ils ont dit des trucs qui appartiennent à la Corse ! Au peuple Corse ! Alors moi je cherche pas, je prends et voilà ! On nous paye et voilà !
- Ma ces troucs, ces vieilles feuilles, c’est à ces gens ! C’est des troucs de famiglia, ma qu’est-ce que c’est conu de voler un trouc comme ça !
- C’est pour des types d’un parti d’ici, cherche pas !
- C’est pour les collectionneurrs… Si ? C’est pas pour oun parti ! C’est les types qui se vendent ça sous le trouc ! Come si dice ?
- Sous le manteau !
- Si ! Ma j’aime pas trop ces types, ils sont pas vivants, ils sentent le prodouit qui conserve, Como se dice ?
- … Ouais ! La naphtaline !
- ..?
- Si, si… »
Une étincelle rouge puis jaune vient dévoiler un beau visage mince d’une vingtaine d’années.
« Qu’est-ce que tu fous ?
- Héé je foume, et alorrs ?
- Éteins ça ! Con que tu es ! Tu vas nous faire repérer ! Arrête de t’admirer dans le miroir !
- Bah, ma qu’est-ce que ça peut te foutrres à toi que je m’admire ? Toi tou es vieux moi je suis jeune et alors hein ? Ça t’emmerde hein ? Ma c’est l’hiver, ils vivent en Angleterre et qu’est ce que ça peut foutrres ? Personne va nous voir… C’est qui là, sour la pintoure sour la cheminée, c’est les ancêtrres ? Et là sour la photo : la belissima ragazza, là ?
- T’occupe !
- Si ?! Moi, je prends la photo pour moi ! Mi piace questa ragazza !
- N’importe quoi ! Toi c’est les hommes qui te plaisent !
- Et alorrs ? Moi ce qui me plait, c’est la beauté… Donna o uomo, je mé fous de qui !
- Humpf ! N’ouvre pas les volets, hein ? Le jour se lève… Tu as décroché le téléphone ?
- Non… J’y vais…
- Ma che conu ! Il faut le décrocher ! Je te l’ai dit trois fois au moins ! Si le téléphone sonne et que ça dure longtemps cette sonnerie, la voisine risque de débarquer, elle doit leur prendre les messages ! J’avais dit qu’il ne fallait pas me mettre avec l’Italien !
- …Ouais !
- Allez… Si, c’est fait !
- Tu vas l’éteindre cette merde ?
- Ma tou devrais essayer ça te ferait dou bien… Ça te calmerait ! … Hu ! Hu !
- Ma che conu !
- Aho, parle-moi mieux !
- … Ahé… Ouais ! Il a raison : Parle-lui un peu mieux… Tu respectes pas…
- Je respecte pas, je respecte ? Avà basta ! »
Une petite traînée vermeille zigzague de droite à gauche et explose en billes incandescentes sur le sol.
« Andemu ! On se casse ! Et mets pas le feu… Tu vas nous faire repérer, ô con !
- Ma faut savoir ce que tou veux ! Je viens de l‘écraser mon mégot, Non ?! »
***
31 août 1977 – 05H35
Dans une brume azurée, la musique très forte fait vibrer le cadre sur la cheminée. Les deux silhouettes longues vacillent en rythme : leurs bras s’élèvent, se mêlent, s’emmêlent. Ils ondulent dans la lenteur des voiles, du cuir suave… Le déhanchement lascif de la jeune femme, l’envolée de la robe pâle dans le début du jour, le flottement de la fumée, leurs murmures éthérés, ébauchent les préludes de leurs souffles mélangés…
Le premier rayon de soleil joue avec la mer et les bateaux, puis réfléchit le frémissement de l’onde sur les murs. Les mâts des voiliers se réfléchissent au fur et à mesure sur les vitres de la vieille bibliothèque.
Des nuages de fumées épicées assombrissent l’air de gravures éphémères. Les visages se frôlent, les corps se lient puis se fondent dans les vapeurs lénifiantes. Ils fusionnent, se mélangent à nouveau, brimbalent dans le tempo, en cadence dans ce ballet sensuel… Le désir…
Ils tanguent encore et chavirent sur le sol… Se délectent des émanations licencieuses, s’étourdissent dans les fragrances, la débauche.
Leurs désirs…
Le jour est là, accompagné de sa lueur exigeante. Les spirales de l’eau argentée se sont étendues dans toute la pièce et trémulent en rythme avec leurs palpitations…
Ils se relèvent ; Leria remet ses cheveux en place, étale du carmin sur ses lèvres et apprécie son image. Le jeune homme maigre, pose son menton sur son épaule. Ses grands yeux noirs examinent leurs reflets et il peint en lui la poésie de ce jour arrivant : il dessine leurs contours en quelques mots sublimés, esquisse un flou tendre dans une rêverie… This Day… Puis ses contemplations sont distraites par un tableau.
« Who are these people on this painting ?
- Cette peinture… Là ? Ce sont mes arrière-grands-parents… Santu et Alba, old, old grand parents !
- …The woman… Alba ? She was like you…
- Comment ?
- Toi et elle, you know… (Joe rapproche son majeur et son index l’un contre l’autre). The same ! Très belles ! So come on ! C’est ce soir le concert ! Just this Day, just this moment ! Because, you know… Hem… I’m in love with you… So moments… Ce soir… Le concert, c’est pour toi ! I Will sing for you… Should I stay..? Just for this moment, Pouisqu’il n’y a que ça… Hem ?
- Juste les instants... ? Rock... ?
- Yeah, just this… Only this… Time doesn’t exist… On n’a que ça… On met le feu à nous, no... ?
- Yeah… On flambe notre jeunesse !
- Yeah ! Just running, just forget ! Oublier qu’un jour, you one day… Toi si belle and I… On ne dansera plous sur les wild roses…
- …Les roses sauvages... !
- Yeah ! So just enjoy ! And kiss me…»
Il libère sa nostalgie sous les baisers aimants.
« Come on ! On court ! We will miss the plane ! On va rater l’avion ! » Ils glissent l’un contre l’autre, se serrent fort. Puis elle grimpe à cheval sur le dos de Joe ; il feint de tomber et se redresse dans un élan, hilare. La clarté intense jalonne leur fougue. Ils s’enfuient en riant…
(À Joe Strummer)
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