Nicole Blanche Santarelli - La Toile

   

Songe ou délire, amnésie et remembrance, errance… quand la vie bascule c’est le grand vertige. Une nouvelle inquiétante, par Nicole Blanche Santarelli.

  

  

La Toile

 

 « Je suis dans la nuit et j’essaie d’y voir clair . »

 Marcel Camus, La peste.

  

Il regarde autour de lui la terre calcinée, les arbres morts. Que fait-il en ce lieu désolé, peut-être dévasté par un ouragan ?

Dans le bassin, une petite barque, abandonnée par un enfant, dérive.

Il fait quelques pas dans l’allée, son corps lui fait mal, il a été roué de coups. Ses poumons le brûlent, il a du mal à respirer. Il aperçoit le carrousel, démantelé, ses chevaux de bois gisant sur le sol, sa piste nue tournant dans le vide.

Cet endroit lui est familier mais sa tête est trop douloureuse pour qu’il rassemble ses souvenirs.

Le vent soulève la cendre qui pénètre dans ses yeux, son nez, sa bouche. Il suffoque.

Près de la grille de fer forgé, à côté d’une statue déboulonnée qui a perdu sa tête, il entend le murmure de l’eau. Il boit à la fontaine, la douleur s’éloigne, ses bronches s’entrouvrent, il aspire l’air.

Il sort du jardin. Le grand boulevard est désert, les devantures des cafés baissées, les rues vides.

Dans le silence, il perçoit le cui-cui d’un oiseau esseulé qui vole de branche en branche. 

Il se précipite vers la bouche de métro qui l’avale.

Sur le quai, un homme vêtu de noir, sa capuche rabaissée sur les yeux, se tourne vers lui et ricane.

Il grimpe dans la rame, le sifflement sinistre retentit et les voitures du métro s’enfoncent dans le tunnel.

Juste avant cette plongée dans le noir, il entrevoit une mince silhouette et de longs cheveux blonds.

 La jeune fille le regarde, elle pleure.

- Chloé ! 

Il a crié son nom mais il ne sait plus qui elle est.

Elle s’appelle Chloé, répète-t-il, mais pourquoi pleure-t-elle ?

Lorsqu’il émerge à l’air libre, une cacophonie de cris stridents, de gloussements paniqués l’accueille.

Sur une grande esplanade, il découvre, médusé, des bourreaux, la tête recouverte d’une cagoule noire, qui abattent, après les avoir saignés, des agneaux.

Les pauvres bêtes vagissent, leurs yeux affolés cherchent en vain du secours, certaines s’effondrent, terrassées par une crise cardiaque, avant même le coup de poignard.

À côté, dans des cages grillagées, des volatiles de toute sorte, pintades, canards, poules, oies, serrés les uns contre les autres, se blessent mutuellement, en agitant leurs ailes, dans la panique.

Écœuré, le goût du sang dans la bouche, le martèlement des cris dans l’oreille, il s’enfuit.

La chaussée est glissante, un liquide crémeux, poisseux la recouvre et il manque de s’étaler.

Des paysans vident leurs seaux de lait.

- Qui es-tu, toi ?, l’apostrophe un homme en salopette, un flic ?

Non, il ne pense pas être de la police, mais il ne sait plus qui il est, où il est, ce qu’il fait.

- Un jogger, balbutie-t-il, oui, c’est ça, je cours. Et son corps se met en mouvement.

- Tu cours, ricane l’homme, tu cours après ton ombre ? Méfie-toi, on n’échappe pas à la toile, et il éclate de rire.

« Des fous, ils sont tous devenus fous », pense-t-il.

Il se dirige vers les berges du fleuve, sa tête et son corps reconnaissent le parcours.

Sur le trottoir en face, il aperçoit un petit groupe joyeux, de nombreux paquets à la main, qui hèle un taxi. 

Leurs prénoms reviennent à sa mémoire, Vincent, Gabriel, Marion et la dernière, Chloé.

Avant de monter dans la voiture, elle se retourne et le fixe, d’un regard plein de reproches.

« Que t’ai-je fait, murmure-t-il, désorienté, pourquoi m’en veux-tu ? »

Mais sa question reste sans réponse, son esprit est confus, une céphalée martèle son crâne, il est perdu.

Le véhicule passe devant lui, juste avant une horde de jeunes gens cagoulés, armés de barres de fer, qui se ruent vers les magasins. Ivres de rage, ils brisent les vitres et se livrent à un sac en règle, vandalisant et pillant.

Les sacs gonflés de vêtements de luxe, de parfums, de bijoux, ils repartent après avoir incendié les voitures alignées le long des trottoirs.

Ils n’ont pas remarqué l’homme en noir qui ricane, ses babines retroussées.

Le jeune amnésique ne reconnait plus ce monde.

Était-ce déjà le chaos avant ? Sur la page blanche de son cerveau en marmelade, il revoit des cafés où il rit avec ses amis, des concerts où il vibre avec les musiciens, des dunes de sable au bout du monde, des pagodes illuminées par le soleil couchant, des chiens de traîneaux dans la steppe glacée, le rayon vert d’une aurore boréale.

Et toujours, sous le soleil brûlant ou dans la neige immaculée, la main de Chloé dans la sienne, son sourire ardent, les mèches folles de ses cheveux blonds qui balaient sa joue.

Quel séisme a ravagé cet éden?

Il s’éloigne et refuse de prêter attention à ces rebelles, installés sur un rond-point, qui brûlent un président en effigie. Sur le bûcher improvisé, des centaines de carton estampillés made in China.

À côté, le Ricaneur, toujours lui, immobile dans son habit noir, semble attendre.

Une vague réminiscence lui revient. La Chine, n’était-ce pas le prochain voyage qu’il avait programmé, au printemps prochain ? Il rêvait de parcourir la Grande Muraille, la plus grande frontière de pierres, maintenant ouverte, et la cité interdite.

Il sourit. Il est un nomade, il s’en souvient maintenant, sans attaches, sans plomb à ses semelles.

Ivre de liberté, de fêtes, de découvertes, de nouvelles sensations qui jamais n’apaisent sa soif.

Un cortège débouche d’une rue latérale. Des jeunes gens pour la plupart, le visage peint des couleurs de l’arc-en-ciel, à moitié dévêtus, aux coiffures extravagantes d’une créativité débridée, se touchent, s’embrassent et chantent :

« Aimons-nous vivants,

N’attendons pas que la mort nous trouve du talent. »

Derrière eux, des supporters exaltés, portant en triomphe des sportifs, hurlent dans une liesse collective qui abolit toute mesure :

« We are the champions, my friends.

No time for losers, cause we are the champions.  »

« Panem et circenses », du pain et des jeux, murmure une voix à son oreille.

Encore ce rabat-joie de Ricaneur, qui ne le lâche pas.

Comment trouver Chloé, au milieu de la foule en délire ?

- Des filles comme toi, j’en consomme où je veux, quand je veux.

Il lui a tenu ces propos, il est parti en claquant la porte.

- Ce n’est pas vrai, je ne le pensais pas.

Il doit descendre sur les berges, c’est là qu’ils roulaient à vélo, qu’ils couraient dans l’air frais du matin, qu’ils riaient de se sentir jeunes, beaux, vivants !

Il la voit !

Sur la rive, dans une robe blanche, une brassée de coquelicots dans les bras, elle contemple sur l’eau, une péniche silencieuse.

Puis, elle se met à danser, la tête en arrière, ses longs cheveux lâchés. Elle semble flotter dans l’air, légère, si légère.

Assis sur un mur, l’importun qui colle à ses semelles, cache son visage entre ses mains, figé comme un orant de pierre.

Chloé danse toujours et son ventre s’arrondit comme une bulle de savon irisée par le soleil. Les pétales de coquelicot se détachent et maculent sa robe d’une tache rouge qui s’agrandit et la noie dans une flaque de sang.

La vision s’évanouit, le laissant hébété.

- Je délire, j’ai de la fièvre, mon sang bouillonne dans mes veines, pense-t-il.

- Je ne veux pas d’enfant, je ne veux pas aliéner ma liberté aux piaillements d’un bébé qui réclame sa tétée ou qui a sali sa couche.

Il a asséné ces paroles brutales et elle l’a quitté.

Il reprend sa pérégrination, une coquille Saint-Jacques, trouvée sur le quai, à la main.

Quelle folie a saisi le monde, pense-t-il, quel est ce cauchemar ?

C’est un cheval emballé qui se précipite du haut de la falaise.

Tout est désordre et chaos, il ne sait plus où est sa place.

Sur le boulevard, avance un autre cortège d’hommes et de femmes vêtus de longues toges rouges ou blanches.

Les pénitents des confréries balancent des encensoirs qui répandent des senteurs de rose, de myrrhe et de clous de girofle.

Chloé, habillée d’une aube blanche resserrée à la taille par une ceinture de corde, chante avec ses confrères, Vincent, Gabriel et Marion.

 « Agnus dei,

 Qui tollis peccata mundi,

 Miserere nobis »

« Agneau de Dieu, toi qui enlèves les péchés du monde, prends pitié de nous. »

Il voudrait les rejoindre, mais ses forces l’abandonnent.

Impuissant, il laisse passer le défilé qui psalmodie ses prières en latin.

Suivent les médecins de peste, revêtus d’une longue robe et d’une cagoule noires, porteurs du masque à bec d’oiseau qui leur donne l’aspect de corbeaux.

Avec force, ils crient :

« La fête est finie ! »

Et les pénitents blancs répondent :

« Rentrez chez vous ! »

« La fête est finie ! », reprennent les noirs et les blancs approuvent :

« Restez chez vous ! »

Le cortège se dirige vers la cathédrale, sur l’île au milieu du fleuve.

Un cri monte de la foule, Notre-Dame brûle, les flammes rongent la flèche, une fumée âcre, épaisse emplit les poumons du pèlerin.

Maintenant, le feu gagne les tours jumelles et soudain, tout se fige, tout s’arrête.

Bouche ouverte sur un cri devenu muet, les spectateurs s’immobilisent.

Seul parmi la foule pétrifiée, un homme, cheveux au vent, une ample blouse blanche battant ses mollets, avance.

Le vagabond reconnait son professeur de philo, cet éveilleur d’âmes, cet accoucheur d’idées qu’il admirait tant.

- Monsieur, supplie-t-il, que se passe-t-il, quel sens a cette fantasmagorie ?

L’homme le regarde. Il a vieilli, ses cheveux blanchis encadrent son visage, une petite barbiche lui donne l’air d’un faune.

- Qui es-tu, demande-t-il d’une voix amplifiée par le silence alentour, sais-tu qui tu es ?

L’apprenti philosophe cherche la réponse dans sa mémoire.

« Je suis le fils de la terre et du ciel étoilé. »

Il a prononcé la formule consacrée.

Le professeur place alors devant lui un miroir en pied, une psyché au cadre doré vers lequel il se penche sans rien apercevoir qu’une boue noirâtre qui clapote.

Dans le bouillonnement de l’eau croupie, un visage émerge lentement, une main sortie de l’ombre rabat une cagoule.

Le Ricaneur, son frère, son double, le fixe d’un œil douloureux et tend le bras vers un point derrière lui.

Il se retourne, mais il est enserré dans les mailles d’un gigantesque filet, une toile aux fils arachnéens à peine visibles dans la poussière d’or du soleil, qui le retiennent prisonnier.

Au centre de la toile, une araignée monstrueuse et velue, une prédatrice sans pitié, avance lentement vers lui.

La tueuse veut se gorger de son sang, il est paralysé par son venin létal.

Dans un dernier sursaut pour se libérer, il hurle.

Des halos blancs dansent derrière ses paupières mi-closes, des silhouettes fantomatiques s’activent près de lui.

Il se sent très faible et cotonneux.

- Alexandre, reste avec nous ! Si tu m’entends, serre ma main. C’est bien, maintenant, ouvre lentement les yeux !

Il soulève les paupières, les images sont floues, la pièce tangue, il a un peu mal au cœur.

- Alexandre, tu me reconnais ?

Derrière les lunettes de protection, des yeux amicaux le scrutent.

Vincent est là et à ses côtés, il discerne Gabriel.

Marion murmure à son oreille des paroles apaisantes.

- Alors, jeune toubib, dit une voix chaude et basse, tu t’es décidé à revenir nous prêter main forte ? Il était temps !

Le professeur-philosophe, chef du service d’infectiologie, le regarde avec bienveillance. 

Une main fine et douce, se glisse dans la sienne.

Chloé, ses frêles épaules secouées de sanglots silencieux, pleure tellement qu’elle n’arrive pas à prononcer un mot.

Alexandre sent ses yeux s’humecter. Il ne peut pas s’exprimer, il est trop fatigué, mais il lui parle avec les yeux.

- Ne pleure pas, Chloé, je t’en prie, ne pleure plus. Lorsque ce sera fini, je t’emmènerai loin d’ici, sur mon île où m’attendent mes parents et mes amis.

Il se souvient du cerisier, des fleurs d’acacias dans la brise du matin. Il sent le parfum musqué de l’immortelle, il revoit les reflets des lumières de la ville sur la mer au loin, il marche pieds nus dans l’herbe tendre, Chloé à ses côtés, avec l’enfant qu’elle lui donnera. 

Sur la toile qui le relie au monde, il n’y a plus que la lumière qui poudroie.

[Pour Vanina, ma soignante bien-aimée]

  

  

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