- LND 2021 - Janvier / Février
- 7 likes
- 688 views
En temps de peste, les puissants redeviennent… de simples mortels ! Une légende médiévale de France Sampieri.
La peste
Yahvé envoya la peste en Israël pour punir David,
depuis le matin jusqu’au temps fixé
et le fléau frappa le peuple
parmi lequel 70 mille hommes moururent.
Ancien Testament. Second Livre de Samuel.
Fabio avait fière allure. Son uniforme de cavalier mettait en valeur sa mâle beauté, sa prestance qui séduisait les hautes dames. Sa noblesse, son éducation le mettaient au premier rang des suzerains génois. Le gouverneur général lui-même lui accordait sa bienveillance. Porteur d’une missive importante à l’intention du commissaire de Bonifacio, Fabio galopait sur son vaillant destrier à la robe isabelle. Deux arbalétriers à cheval l’escortaient car il était alfiere, commandant des mercenaires au service de la Magnifique et Sérénissime République de Gênes. Ces truands sans âme ni conscience, rompus aux violences, aux rapines et aux assassinats autorisés par l’usage du sac lui obéissaient aveuglément. Fabio les laissait se vautrer dans le pêché sans jamais participer à leurs débordements.
Les trois hommes chevauchaient vers le sud à travers les montagnes bordées de précipices et de torrents furieux qu’il fallait franchir. Le temps était magnifique. Le voyage entrecoupé de moments de repos se révélait somme toute agréable. En arrivant sous la citadelle de Corte, ils rencontrèrent madame la Peste qui se divertissait à exterminer la ville au son funèbre du glas des églises. Ils fuirent précipitamment mais partout où ils passaient ce n’était que mort, infection, désolation. La peste maudite frappait de sa fourche aiguisée, décimant villes et villages, faisant des centaines et des centaines de victimes. Elle sévissait vigoureusement sous toutes ses formes meurtrières. Les cris des lamenti et la vision atroce des cadavres qui jonchaient les rues des villages, les poursuivaient partout.
Les rares paysans qu’ils rencontraient de ci de là leur offrant le gîte et le couvert selon les lois de l’hospitalité, hochaient gravement la tête en leur racontant les mauvais présages qu’ils avaient observés. Les premiers disaient qu’une comète était apparue traçant une traînée sanglante dans le ciel. Les seconds qu’ils avaient vu s’amonceler des nuages en forme d’épées flamboyantes, signe de la colère de Dieu. Les arbalétriers, ces hommes durs au visage sévère, inquiets, ne pipaient mot.
Le plus jeune, outrepassé Bocognano glissa de sa selle et expira sur le champ, le visage tourné vers le ciel, la bave aux lèvres, les yeux figés dans une épouvantable terreur. Fabio et le cavalier ne prirent même pas la peine de lui donner une sépulture décente tant ils avaient hâte d’échapper à la contagion. À Ajaccio, ils trouvèrent les portes de la ville fermées. Les hallebardiers qui montaient bonne garde, leur intimèrent l’ordre de passer au large par mesure de précaution. Fabio décida de descendre vers la ville des falaises en suivant les rivages déserts, sains, battus par le vent vivifiant de la mer. Ce fut peine perdue ! Le fléau de l’Apocalypse les rattrapa. Le soldat, un gaillard à la face rougeaude et épaisse s’effondra sur un talus en geignant, tremblant de tous ses membres. L’alfiere pris de pitié se pencha sur lui pour lui venir en aide mais il était trop tard. Les traits déjà décomposés, tordu de douleur, il mourut en murmurant dans un dernier souffle des mots incompréhensibles. Désormais seul, Fabio éperonna sa monture.
Il faisait très chaud. En atteignant Sartène, il descendit de cheval et marcha d’un pas lourd et lent, en titubant, vers le couvent de Saint-Côme et Damien. Il avait reconnu les symptômes de la maladie : ce manque d’appétit, ce mal de tête lancinant, ces vertiges nauséeux, cette transpiration abondante, ces fortes douleurs partout dans le corps. Le moine encapuchonné qui l’accueillit, l’étendit – vu son rang –, sur un amoncellement de peaux dans une grande pièce remplie d’agonisants. Fabio contempla l’horrible spectacle de la salle d’hôpital et se crut en enfer. Combien étaient-ils là ? Dix ? Douze ? Des malades gisaient sur des matelas de fortune, des pestiférés étaient carrément étendus sur le carrelage puant parsemé de vomissures, de crachats et de déjections. Aucun médecin, nul infirmier. Seul le moine circulait entre les mourants, donnant à boire aux uns et le viatique aux autres, en les exhortant tous à se repentir. Fabio l’entendait marmonner des prières en latin et répéter la litanie d’une voix monocorde : miserere mei Deus. Repentez-vous, repentez-vous... Un pesteux hurlait de douleur, un autre clamait : Perdone mio Dio, perdona... Seigneur pardonnez mes pêchés… Il ne savait qui suppliait : Pitié, pitié ! Une vieille réfugiée dans un coin de la pièce, implorait : - de l’eau, de l’eau, en tirant sa langue énorme recouverte d’une croûte noire dégoûtante. Lorsqu’elle mourut, le moine empoigna son cadavre et le jeta par la fenêtre. À côté de Fabio un homme râlait bruyamment. Un paysan maigre et barbu se traînait sur le ventre comme un chien pour atteindre l’écuelle pleine d’eau posée à même le sol. Sur le seuil un berger délirait, enveloppé dans son pelone en poils de chèvre qu’il serrait frénétiquement contre lui. Un sgiò, semblable à une affreuse momie parcheminée se dressa brusquement sur son lit de paille maculé de vomissures en poussant un cri effrayant. Seigneur, pria Fabio écœuré, Seigneur venez-moi en aide, Marie, ô ma Mère, n’abandonnez pas votre enfant…
À ce moment précis, son regard tomba sur un capucin étendu par terre en train de passer. Les mains jointes sur sa robe de bure d’où sortaient ses pieds nus violacés, il étreignait un crucifix. Fabio voulut appeler au secours l’autre capucin au capuchon rabattu mais il avait disparu. Qu’était-il devenu ? Était-il déjà mort ? Se sentant abandonné, il se rejeta sur sa couche dure, faible mais lucide, sachant que la plupart de ses compagnons d’infortune étaient partis pour un monde meilleur. La salle était étrangement silencieuse avec seulement de temps à autre un râle d’agonie. Fabio lança un appel désespéré.
Une jeune fille entra, droite et souple, aussi blonde qu’un épi de blé. C’était une femme du peuple, ses vêtements le disaient clairement. Gracieuse, elle portait un ample jupon bleu qui dansait sur sa taille flexible, un étroit corsage de laine rouge et la faldetta grise relevée sur ses cheveux couleur de miel. Elle se baissa, ramassa l’écuelle d’eau et entreprit de donner à boire au pesteux en train de rendre l’âme. Quand elle s’approcha de Fabio, elle eut un geste de surprise et faillit lâcher le récipient mais elle se reprit et le soutint fermement quand il but goulûment à longs traits. En levant la tête pour la remercier, il rencontra ses grands yeux noirs et son regard lui transperça le cœur. Il tressaillit et faillit défaillir de honte et de remords.
C’était elle, la fille qu’il avait forcée l’été passé dans le maquis, au hasard d’une halte de la troupe qu’il commandait. Il s’en souvint avec un pincement de l’âme, oui, c’était elle qu’il avait sauvagement violée...
Il l’avait vue assise sur une pierre plate en train de traire sa chèvre blanche. Le soleil se jouait sur elle rayonnante de jeunesse et de pureté, son fin visage contracté par l’effort, sa chemise ouverte sur son sein virginal, ses bras nus tendus sous l’animal, son cotillon remonté sur ses longues jambes écartées, et, il ne savait pourquoi il l’avait tout de suite passionnément désirée. En le voyant, elle s’était rajustée et il avait engagé la conversation pleine de propos galants et de compliments. Quoique serviable et polie, elle avait répondu avec sobriété et il sut qu’elle se méfiait. Il avait vu à son attitude digne et réservée qu’elle ne serait guère facile à séduire. Elle ne savait rien des seigneurs génois qui pratiquaient leur droit de cuissage, elle ignorait la coutume soldatesque du viol qui s’observait ici comme ailleurs. Sa pureté excitait Fabio.
Effarouchée, soudain rétive et apeurée elle avait foncé instinctivement à toute vitesse dans le maquis pour s’y réfugier. Il l’avait rattrapée à la course, elle s’était débattue longuement avec une rage et vigueur qu’il n’aurait pas soupçonnées. Étonné de la violence de sa résistance, il l’avait menacée de la livrer à ses soudards, alors elle s’était abandonnée. Fabio l’avait possédée jusqu’au petit matin et depuis le souvenir de cette étreinte le hantait comme s’il avait aimé et perdu une douce amante ou une voluptueuse maîtresse.
Et à présent, ô mon Dieu ! Fébrile, il espéra qu’elle ne l’avait pas reconnu. Pour soulager sa conscience avant de mourir, il lui tendit la bourse pleine de ducats qui pendait à sa ceinture. Elle l’accepta en souriant et se détourna d’un coup de reins qui lui parut familier. Il souffrait atrocement, envahi d’un froid de tombeau, les aines douloureuses et gonflées. Brusquement, il la saisit par le poignet et lui dit d’une voix pâteuse et éraillée : - Ne restez pas ici, filez!
Elle ne l’écouta pas et se mit à le tirer arc-boutée sous les efforts pour le mettre debout et le traîner dans la chambre à côté. Elle y arriva par miracle et le coucha sur un lit décent dans cette pièce propre où brillait un feu de bois. Elle ôta la chemise trempée de sueur qui collait à sa peau et le couvrit de couvertures. Fabio, vaincu, tourmenté se laissait faire à demi inconscient, trop malade pour réagir. Il sentit qu’elle nettoyait le pus qui jaillissait de ses bubons et qu’elle appliquait sur ses plaies des cataplasmes d’herbes. Puis elle le nourrit en lui faisant avaler de la soupe à la becquée. Fabio terrassé par la fièvre ressentait la bienheureuse fraîcheur de sa main sur son front brûlant. Elle lui fit boire des tisanes. La fièvre baissa, il respira mieux et, rassuré par sa présence, il sombra dans un sommeil profond.
La fille, durant ces jours terribles se tint à son chevet, attentive, dévouée, ne ménageant ni ses soins ni sa peine. Quand il se réveilla, il parla d’une voix basse : - Merci. Elle inclina seulement la tête et demeura silencieuse. Le huitième jour il se leva, faible sur ses jambes mais guéri. Elle n’était plus là. Il la chercha désespérément. Il ne la trouva pas. Il ne savait même pas son nom.
Avis aux lecteurs
Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?
Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse nouveaudecameron@albiana.fr , nous lui transmettrons votre message !