Jean-Thierry Tanakas - Dans la jungle

     

Rien ne sert de chanter quand on vit dans la jungle. Un conte cruel contemporain de Jean-Thierry Tanakas

   

  

DANS LA JUNGLE

Assis sur un trottoir, entre une station de tramway et un magasin de souliers, l’homme à la guitare enchaine des accords de mi, de la et de sol. Un œil averti pourrait affirmer qu’il joue du Thiéfaine, mais il faut admettre que l’oreille sera plus utile que l’œil pour juger pareille chose.

Il a disposé devant lui l’étui de son instrument, qu’il offre grand ouvert aux passants, afin que ces braves âmes jettent à l’intérieur les quelques piécettes qui lui permettront de survivre. Il est d’un caractère résolu et joue cahin-caha, les yeux rivés sur sa main gauche pour ne pas louper un changement d’accord et vérifiant régulièrement la position de sa main droite. Il y met sa force et son cœur. Les passants sont généreux et le cliquètement des pièces à l’intérieur de l’étui se fait entendre à intervalles constants. Il faut dire que peu d’entre eux s’arrêtent vraiment pour l’écouter. La plupart l’aperçoivent sur le trottoir, ouvrent leurs portemonnaies par charité — ou bien pour déculpabiliser — et jettent la pièce sans le regarder. L’homme à la guitare est coutumier du fait et ne s’en offense guère, absorbé qu’il est par le mouvement de ses mains.

Alors qu’il prend l’aventureux pari d’exécuter une composition personnelle, un jeune homme et une jeune femme s’arrêtent devant lui. La jeune femme est habillée d’un caban rouge et d’escarpins vermeils. Ses cheveux d’ébène sont regroupés en chignon, ses lèvres et ses ongles sont colorés de fuchsia. Le jeune homme porte les cheveux courts. Son visage hâve est rasé de près et il est vêtu d’un costume beige clair, d’une chemise crème au col ouvert et de chaussures brunes, très pointues et sans boucles.

La femme et l’homme écoutent attentivement l’homme à la guitare ; les sourcils froncés, index posés sur les lèvres, les yeux approbateurs. Ils se parlent, puis dirigent à nouveau leurs regards vers le musicien. La femme susurre quelque chose à l’oreille du jeune homme, qui opine du chef. L’homme à la guitare lâche des yeux ses mains et toise brièvement ses deux auditeurs. Ils recommencent à parler, à approuver et à susurrer, sous le regard du musicien, à la fois penaud et flatté.

La femme et l’homme s’approchent. Ils s’accroupissent devant l’étui. La femme ouvre son sac duquel elle tire un gros portefeuille rectangulaire. Elle en sort une carte de visite, qu’elle agite sous les yeux du musicien et qu’elle place dans l’étui. L’homme jette un sou, cependant que la femme semble chasser un insecte. Le cliquètement des pièces se fait entendre. L’homme à la guitare sourit sans regarder. Un tramway sonne de la cloche pour signaler son arrivée. 

La femme et l’homme saluent et se dirigent vers la station. Ils montent dans le wagon et attendent la fermeture des portes en trépignant. Ils éclatent de rire, s’embrassent goulument, elle lui empoigne les fesses en rugissant, il met la main dans son sac et en ressort le gros portefeuille, intégralement recouvert de pièces.

— Pas mal, le coup de la plaque aimantée !

Lorsque l’homme à la guitare décrète la fin de sa journée, il constate que son étui est fort dépouillé. Il se saisit de la carte de visite et reste coi en y lisant cette petite ligne : 

LA VILLE EST UNE JUNGLE, PAS DE PITIÉ POUR L’ANIMAL BLESSÉ.

    

  

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