- LND 2021 - Avril
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Brouiller les pistes, déjouer les algorithmes, échapper à la surveillance, faire écran, et au bout, se retrouver… Une nouvelle de Pierre Lieutaud.
Au revoir, là haut
Avec une curiosité infinie, une rigueur sans faille, une organisation impitoyable, ils étendent leurs tentacules dans le silence feutré des étoiles et l'immensité du ciel. Ils écoutent, regardent, lisent, traitent, concentrent et mémorisent mes mails, mes messages, mes photos, mes vidéos. Tout.
Aucun humain ne résiste à leur redoutable armée numérique. Leurs corps de bataille se succèdent, toujours dans le même ordre. L’algorithme de premier niveau, tel un pointer, défriche le terrain en recherchant les mots-clés qui vont ouvrir mon âme. Il laisse ensuite la place à l’algorithme de deuxième niveau. Lui va affiner ma silhouette, cerner mon profil, noter les traits essentiels, les hésitations, les craintes, les désirs. Il découpe en milliers de pixels mes photos, il étudie le clignement de mes yeux, l’intensité de mon regard, le diamètre de mes pupilles, l’aspect figé ou expressif de mon visage, le fond de l’image, le paysage, le premier plan, l’arrière-plan. En croisant les mots-clés, Il dévide la bobine de mes écrits, en étudiant les ponctuations, le nombre de majuscules. La police de caractère, la taille des lettres, il recherche un désir d’ailleurs, un sentiment de puissance, une soif de pouvoir, un découragement. Les intonations de ma voix sont mises en histogrammes, son débit étudié comme celui d’un ruisseau. L’algorithme phonétique indexe mes silences de façon automatique au parler qui précède et à celui qui suit, les histogrammes croisent leurs courbes de fréquence et de date, jour, heure, minute, pour chercher à savoir l’idée que j’ai derrière la tête.
En étudiant la fréquence de mes messages, la durée de chacun, la répétition du même destinataire et les mots à lui adressés, en calculant la durée cumulée des périodes blanches, où je semble dormir, il termine son travail d’épluchage et se retire en délivrant un petit rapport.
C’est maintenant au tour de l’algorithme de troisième niveau. Il brasse les milliers de données, recherche les traits les plus fréquemment retrouvés et aligne des cohortes de profils qui se ressemblent. Une immense cartographie des désirs, des espoirs, des haines de tous les connectés.
Et quand leurs bataillons d’algorithmes m’ont identifié, classé, répertorié, me connaissant plus que je ne me connais moi-même, ils me mettent en vente comme les esclaves d’Afrique en route pour l’Amérique. Mais mon Amérique, c’est la toile. J’y suis pris dedans, englué dans un catalogue où chacun peut trouver la pépite, la proie, le client qu’il recherche. Un étalage où passent en caressant mon profil les algorithmes des sites marchands. Je suis pris dans leur nasse, ils vont revenir sans cesse, me supplier, me flatter, m’inquiéter, me cajoler, étaler mes paiements jusqu'à la fin des temps, jusqu'à ce que je cède, je m’incline, je demande grâce, jusqu’à ce que j’achète. Alors, pendant quelque temps, ils vont me laisser en paix, et puis, ils reviendront, toujours… Pour se défaire du coronavirus, il y a le vaccin, pour qu’ils disparaissent, nous laissent en paix, il n’y a rien.
Un beau matin, j’ai décidé de résister. De me révolter devant cette dissection silencieuse, cette condamnation écrite nulle part, cette garde-à-vue, cet emprisonnement des désirs…
Sept heures, je me lève, une sonnerie, mon portable m’appelle, messages mail : croisières à bas prix, ciel toujours bleu, fauteuils relax, prix sacrifiés, rencontres, aliments bio…
Je coupe. Et j’ouvre mon ordi qui se lance comme un cheval fou. Au dessus des mails passent les bandeaux colorés des vendeurs. Lancinants, déroulant leurs images, leurs couleurs, leurs facilités de paiement.
Moteur de recherche, je vais embrouiller les algorithmes. Je clique sur "croisière". Les propositions dégringolent, les mails défilent. Je clique sur "aliments bio", déversement des enseignes bio… Je clique sur "ciel bleu", Wikipédia débarque, lui aussi il est sous surveillance ; ciel bleu couleur de la profondeur du cosmos par temps clair, ciel bleu enseigne de linge de maison, ciel bleu peinture à l’eau pour toutes surfaces, intérieures et extérieures, je clique sur peinture ciel bleu : rochers peints aux couleurs du ciel, panneaux décoratifs, panneaux de clôture, panneaux ludiques, existent avec des motifs surajoutés.
En ce moment, les algorithmes croisent mes données; je croise les bras. Et puis, je reprends. Je clique sur "motifs surajoutés" : décalcomanies, broderies, masques, gravures, je clique sur "masques" : masque de loup, masque à gaz, masque de carnaval, masque de saisie, masque et bergamasques, je clique sur "masque de carnaval" : comment fabriquer un masque avec du carton et des feutres de couleur, masque de carnaval de Venise, accessoires de carnaval, je clique sur "accessoires de carnaval" : chapeau pointu, voilette, collerette, baguette magique, manteau de velours, trompette, gants blancs ou gris, je clique sur "magique" : Wikipédia revient, caractéristique d’un événement ou d’un objet au pouvoir sans rapport avec sa destination habituelle, permettant de résoudre des problèmes insolubles dans une ambiance de merveilleux, je clique sur "insolubles", encore Wikipédia : se dit d’un corps qui ne se dissout pas, je clique sur "dissous" et puis je corrige et j’inscris "dix sous" : opéra de dix sous, multiple d’une monnaie ancienne, je clique sur "monnaie" : assignats, écus, florins, pièces, piécettes, denier, louis, franc, sou, je clique sur "franc" : monnaie française remplacée par l’ecu en 1998, monnaie suisse, monnaie africaine internationale, adjectif indiquant la droiture, la sincérité, peuple germanique à l’origine du royaume de France, franc-tireur, franc-maçon, je clique sur "franc-maçon" : organisation philosophique au fonctionnement secret qui vise à connaître les hommes dans leur diversité et à leur montrer le chemin…
Huit heures. Là-bas, là-haut, Dieu seul sait où, je fais chauffer les circuits des ordinateurs géants du Big Data. Des rangées entières de circuits se penchent sur mon cas. Où donc classer le numéro 1024578963 qui fait valser des mots-clés qui n’ouvrent sur rien de logique, d’exploitable ? Où est la raison profonde de toutes ses questions ? Où le mettre ? De quoi a-t-il envie ? Que va-t-on pouvoir lui vendre? Est-ce un homme? Un cheval de Troie? Un bug? Une boucle informatique, une salve de questions sans queue ni tête qui tournent et retournent? Un nouveau virus ? Attention à ne pas envoyer des publicités, ils pourraient les pénétrer, les capturer, les faire disparaître. Attention aux restaurations automatiques qui pourraient effacer le tout, remonter jusqu’aux sites de vente en ligne, bloquer le commerce, entraîner des faillites en série…
Et moi, je parcours la toile à toute vitesse, mon moteur de recherche rugit. Ils n’y peuvent rien, je clique sur tout, sur n’importe quoi, aucun algorithme au monde ne pourra me comprendre, me connaître, me saisir. Les marchands me poursuivent avec leurs propositions. Sur mon écran passent des offres de pots de peinture de toutes les couleurs- de circuits touristiques, d’aliments détoxiqués, de masques de protection, de site d’achat d’or, d’encyclopédies historiques, de manuels de magie… Je suis déjà ailleurs. Plus vite, je vais plus vite, toujours plus vite. Les synthèses instantanées se télescopent, les lambeaux d’intelligence artificielle demandent grâce, les nuées de mots clés tournent comme des poussières d’étoiles.
Maintenant, je sais comment construire le monde de demain en arrachant peu à peu les tentacules de ceux qui règnent sur nous aujourd’hui. Pour revenir à l’humanité perdue, le regard sur les autres et non sur les écrans. Une vie nouvelle avec les hommes...
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