Patricia Meunier - Une maison en Podlachie

    

Choisir un chemin, le sien, envers et contre tous, et revenir à la Terre-mère. Une nouvelle pleine de jeunesse et d’espoir de Patricia Meunier.

 

 

Une maison en Podlachie

 

« Entre, entre mon fils ! » Par les baies vitrées du bureau on voit l’étage inférieur et les ouvriers qui s’affairent devant de grandes cuves. « Hier tu as travaillé dans le hangar, aujourd’hui tu pars en tournée », reprend le chef de la petite entreprise agronome. Son fils, un garçon robuste mais au tempérament mélancolique lui cause depuis peu des problèmes. Sans parler qu’il n’en a toujours fait qu’à sa tête – études de littérature et non de marketing comme ses parents le voulaient – le voilà en déprime après une énième déception amoureuse. Son père compte en profiter pour le remettre dans les « allées fruitées de la réussite » qui est la devise de la petite entreprise familiale. Qu’il connaisse le métier, du plus petit échelon au plus haut, qu’il s’investisse et on en fera un homme de succès !

Le jeune garçon prend place dans la vieille Lada de livraison au côté d’un vieil ouvrier bavard. « Chaque année le chef nous envoie à l’autre bout de la voïvodie chez cette vieille folle ! Moi, je pense qu’il vérifie si elle vit encore ! On ramassera les pommes l’après-midi, on dormira sur place et demain en rentrant on verra encore une exploitation agricole, une vraie ». Devant le mutisme de son compagnon de route le vieux bavard se dit que ça ne va pas être une partie de plaisir, mais comme il a affaire au fils du patron il s’empêche in extremis un nouveau flot de paroles peut-être moins obligeantes.

 

La fin de l’été autour de la datcha. Sous le soleil les grands bouleaux penchent leurs vieilles branches asséchées par l’aridité de la saison. L’air est chaud dès le matin, peu de rosée. Je descends pieds-nus les marches de la véranda et sors dans le jardin. J’aime l’odeur du matin. Un parfum frais, toujours, un arôme de bonheur, le même qu’ont les chats quand ils rentrent au petit jour à la maison. Ils ronronnent en frottant leur tête à mon nez et je sens alors tout le parfum des chants alentours, un bouquet de plantes et de fleurs. Je reste figée le plus longtemps possible dans cette première impression du jour. C’est comme si toute la nature chaque jour répétait une histoire d’amour, sans fin.

Je me suis habillée aujourd’hui de ma belle robe de lin rouge brodée aux poignets et au col, un beau tablier de lin me serre à la taille. Qui m’en empêchera ? Pas âme qui vive à des kilomètres, pas de voisins curieux dans cette région éloignée de Podlachie. Dans quelques souvenirs peut-être suis-je restée vivante, mais je n’en suis pas si sûre. Là-bas dans les grandes villes la mémoire s’estompe vite tout comme le temps qui passe trop rapidement. Vingt ans plus tôt, je l’avais compris et suis partie pour ne jamais plus revenir.

Dans le verger, les belles pommes rouges sont à point et je pense aussitôt que viendra bientôt le temps de la visite annuelle des ouvriers. Un temps difficile, la vue de l’ancien monde dans lequel je vivais blesse ma sensibilité. Je tente chaque fois de rester à l’écart. Ce n’est pas comme la vente régulière des fruits de la forêt dont je fais la cueillette moi-même et que j’emmène en caisson au village. Là, ils viendront dans mon havre de paix. En plus de leur présence, les souvenirs reviendront.

Les pommes tombées dans le verger sont miennes et je les destine à des compotes de fruits. J’allume le feu dans le poêle patiné de chaux blanche et ouvre bien grandes les portes et fenêtres. Il fera très chaud encore aujourd’hui et plus encore dans ma cuisine. Les rideaux s’élèvent dans les courants d’air et laissent entrer quelques mouches bruyantes. Sur le vieux tabouret de bois je m’assieds et remue régulièrement les branchages dans le feu et les pommes coupées dans la marmite.

 

Le fils du patron se réfugie dans un demi-sommeil pour ne pas avoir à bavarder de tout et de rien. Il n’est pas très causant et puis les sujets qui l’assiègent sont trop intimes pour les confier au premier venu. Il repense à sa famille, un monde de mensonge qui depuis longtemps lui fait honte. Sa mère étale sa richesse comme si c’était une valeur qui lui redonnait du mérite. Ses journées sont passées à ne rien faire, comme si elle s’était trop bien adaptée au rôle d’ornement auquel son mari l’a assujettie il y a bien longtemps. Un mari qui se réfugie dans son travail comme si c’était là aussi une qualité supérieure, une réalisation de soi. Un mode de vie artificiel contre lequel très tôt, il s’est senti révolté mais surtout un manque de douceur, d’amour. De l’amour qu’il ne peut même pas trouver auprès des jeunes femmes qu’il a connues, amoureuses d’une position sociale et qui pourtant pensaient aimer vraiment. Elles trouvaient cela tout à fait normal.

« On arrive ! », annonce le vieil ouvrier réveillant le jeune homme de son demi-sommeil nerveux, « On n’ira pas plus loin, les routes s’arrêtent là ! » Ils descendent de la vieille voiture garée au pied de grands bouleaux immobiles sous la canicule. Un beau chalet de bois se présente à leurs yeux, un escalier mène à une véranda de vitrages colorés. Des ornementations au-dessus des fenêtres et aux coins des façades donnent un aspect ancien et serein à toute la bâtisse. Une belle dame blonde apparaît, comme sortie d’un rêve ou d’une autre époque. « Le verger est derrière la datcha, allez-y, je vous amène bientôt de quoi vous rafraîchir. » Le ton est comme lointain mais concis. Ils ne discutent pas et déchargent les caisses de bois.

 

À l’intérieur de la maison beaucoup de livres dans diverses bibliothèques et sur quelques étagères attirent le regard du jeune garçon. Fatigué de son après-midi de ramassage au verger, il ne peut s’empêcher de s’arrêter un moment devant les titres. Plus loin quelques disques de musique classique, il en prend un, de l’opéra, quand il entend une voix près de lui : « Je les écoute quand il vente », a murmuré la dame. Son ton, comme sa phrase a toujours une connotation mystérieuse. Elle doit s’apercevoir de sa stupéfaction car elle ajoute plus vite : « J’ai une éolienne ». Il lui confie qu’il a terminé des études de littérature et en son for intérieur il aimerait ajouter qu’il pourrait avec plaisir s’asseoir ici et déguster quelques livres de poésie. Mais il se refrène à temps et finit par un : « Je cherchais à me laver les mains. » Avec un petit rire ironique elle lui indique que le puits est à l’extérieur. Étrangement, il se sent honteux d’être de la ville et de n’avoir connu que ça.

Près du puits il retrouve son compagnon de travail qui bougonne dans sa barbe : « Une sorcière que cette femme ! Plus de quinze ans que je passe et c’est comme si elle ne changeait pas !

- Tu sais qui elle est ?, demande le jeune homme de plus en plus intrigué. « 

- Elle travaillait dans une grande ville, dans une grosse boite et puis il y a eu le ras-le-bol, c’est ce que les gens disent en tout cas ».

 

L’apparition de ce jeune garçon dans ma datcha, son profil aigu quand il regardait les livres, j’ai soudain cru revoir celui que j’ai mis tant de temps à oublier. Mon cœur a sursauté. Tout cet amour que j’avais ressenti, de si loin que ça revienne, tout à resurgi avec une incroyable force. Je me pensais éteinte pour les hommes. Mon amour de tous les jours étant tourné vers la nature, j’étais en connivence intime avec elle et cela me comblait. L’équilibre magique de ma vie vacille soudain pour un profil, pour une odeur, pour un ton triste…

Tant de souvenirs reviennent à la surface, cet amoureux d’alors, beau, au profil d’aigle et ce rejet… Je n’étais pas assez bien pour sa situation sociale, je ne lui offrais que l’amour et ma datcha comme paradis. C’était trop peu… Il m’avait sacrifié pour sa carrière. Je n’ai jamais compris et j’ai mis du temps à sécher mes larmes. Ce que nous avions connu ensemble était si fort et si vrai.

 

Après le repas le jeune garçon se rend dans la cuisine avec les couverts. L'intérieur est très coloré et plaisant, des bouquets de fleurs des champs ornent les parois en séchant. Sur les étagères s'amoncellent des bocaux de thé. Sa curiosité l'amène à lire les étiquettes maisons, une écriture fine annonce des fleurs de poiriers du Caucase, de pommes, de sureau et une dizaine d'autres qu'il ne connaît pas. « Ivan Czai était le thé bu dans nos régions avant l'arrivée du thé de Chine. Je le compose avec des fleurs, il est encore meilleur » explique la propriétaire des lieux. Elle semble plus douce et souriante, lui montrant où chauffe l'eau du poêle afin qu'il lave les couverts. Dans la cave elle stocke aussi des centaines de confitures et sirops, de bouleau, de fruits de sureau, de fleurs de pissenlits, raconte-t-elle en riant. « La nature nous donne tant, chaque semaine apporte son lot de nouvelles fleurs ou de nouveaux fruits ». La discussion porte sur la notion de liberté : en adoptant certaines technologies et en vivant au sein de la nature on peut vivre pratiquement en autarcie, en trouvant un juste compromis. « En tout cas c'est celui que j'ai trouvé, ajoute-t-elle. Beaucoup ont peur de la liberté. Et puis ils sont sous la pression et l'attente de la société, des parents, la peur du qu'en-dira-t-on et ce sont parfois des barrières insurmontables. »

 

La nuit est chaude. Le vieil ouvrier s’est couché dans la Lada et le jeune homme dans un hamac au-dessus des hautes herbes entre deux bouleaux. Il regarde les étoiles dans les mouvements légers des branches. Le froissement léger, quelques criquets, tous les frôlements des bêtes qui habitent si près de la maison, tout vit intensément, même la nuit, surtout la nuit. Un monde infini s’ouvre à son cœur, un autre monde, peut-être toujours désiré, sans doute enfoui dans son âme depuis des siècles. Entièrement happé par la force de la nature et les parfums intenses de la terre, il se lève et part à travers les arbres et les champs, redécouvrir le monde, le toucher, le sentir.

 

Je prépare de l’eau tiède que je verse dans un grand pichet et me rends dans ma chambre. Près de ma coiffeuse je prends la bassine émaillée et entre en elle. Je verse sur mon corps l’eau précieuse dont le son comme une fine pluie qui retombe sur l'émail, me donne chaque jour tant de joie. J’observe mon corps, mes seins plus lourds aux larges tétons roses, mes hanches plus rondes. Tout à changé avec le temps mais ma peau blanche est presque transparente comme avant. À la lueur des bougies on ne voit même plus les petites rides de mon visage. Je me sens incroyablement femme. Une force intérieure remonte de millénaires passés, où régnait encore la terre-mère et je ressens subitement sa présence en moi. Et cette sensation oubliée devient une nouvelle force et une nouvelle étape.

Une ombre par la fenêtre m’indique que je suis observée. Je sors ainsi entièrement nue de ma chambre et trouve sur la véranda l’homme que j’attendais. Hésitant, il approche et avec lui toute la fraîcheur des champs alentours sur sa bouche et sur son corps nu.

 

La vieille voiture démarre lentement, alourdie de sa cargaison. Au volant le vieil ouvrier grommèle dans sa barbe : « “Je ne repars pas, je ne repars pas !” Non de non et je vais lui dire quoi moi à son père ?! Quelle histoire ! Une sorcière, je l’ai toujours dit, une sorcière que cette femme ! »  

 

Quant au père dans son bureau de verre, il sait déjà. Incompréhensiblement depuis le matin une voix dans son esprit lui murmure des choses insensées : « On ne refuse pas l’amour des filles de la terre-mère. Pour réparer les fautes du passé le père donnera le fils. »

  

 

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