Olivier Maurizi - In tutos veritas

 

Douleurs et délires éthyliques... Comment en finir ? Avec ou sans tutos, il faudra bien un jour, se mettre à l’eau... 

 

 

In tutos veritas

  

C’est marrant le bruit d’une porte qui se ferme. Un battant qui claque suivit d’un écho : un petit bruit pour un silence gigantesque ! Alors on pense qu’il n’y a plus rien. À la rigueur quelques amis certifiant que ça passe, que tout passe et qu’ils sont passés par là. Je ne vois pas bien de quel endroit ils parlent mais d’un autre côté, je les préfère à ma mère qui voudra très certainement participer au naufrage. C’est vrai aussi que son débit de paroles vous fait oublier pourquoi vous souffrez.

Bref, je n’aurai pas de photos à faire jaunir dans mon portefeuille, non plus de vêtements imprégnés. Il faut tout mettre au feu !

Je ne trouve de répit qu’au travail mais chaque soir je retourne, chez moi, seul, boire pour me délecter de mon manque. C’est étonnant comme l’alcool me joue toujours la même partition : il me met en joie et après me délaisse toujours au plus bas. Ça doit être ma place après tout ! Mais à force de me déchirer, j’en arrive à ne plus me recoller. Même ma souffrance me regarde, dédaigneuse !

 

Alors, ce matin, semblable aux autres, je regarde dans le miroir de ma salle de bain, il y a un homme qui me sourit. Sa tête me dit vaguement quelque chose, il fait des efforts pour communiquer car il semble essayer les mêmes grimaces que les miennes pour se rendre avenant. Je mets longtemps à me dire qu’il y a un mec chez moi et que ce n’est pas tout à fait normal. Je cours jusqu’à la porte d’entrée, constate qu’elle est fermée... Merde, il est passé par la fenêtre... Putain, il est fort, j’habite au troisième étage ! Tout est fermé et respire la tranquillité. Qu’est-ce que cet individu fout dans ma salle de bain ? Il en veut à mon intégrité ! Il a dû me faire avaler la pilule du violeur. Je me touche un peu partout pour voir si j’ai des douleurs inconnues. Rien ! Putain si ça se trouve, j’ai aimé ça ! J’y retourne armé d’un parapluie, passe la tête rapidement, il n’est plus là... Il doit se cacher dans la douche... Je me glisse vers sa cachette à tâtons afin de le surprendre... Je hurle en pointant mon arme. Il n’est pas là non plus mais, je le sens derrière moi. Comment a-t-il fait ? Le parapluie m’échappe des mains, j’en profite pour les lever.

 — Je ferai ce que vous dites ! Ne me faites pas mal ! Je sais que vous avez déjà abusé de moi mais ce n’est pas grave je ne porterai pas plainte...

 — ...

 — Répondez-moi !

Je tourne la tête lentement prêt à expliquer ma hardiesse. Il est là, derrière moi ! Mais je ne comprends pas pourquoi il est de trois-quarts retourné et semble être aussi apeuré que moi. Il faut que je le surprenne. À trois je me retourne complètement et je le... Trois ! 

Et, il n’y a plus qu’à pleurer et l’autre pleurniche aussi...

 

Dorénavant, après les pleurs, l’homme moderne cherche les solutions à ses problèmes non plus chez le psy mais sur le Net. Il y a des tutos pour tout, pour chaque problème il y a une solution proposée. J’attrape mon portable et tape sans grand espoir : « Comment ne plus penser aux portes qui claquent ? » Et à ma grande surprise, après une demi-seconde de recherche, on me propose 1 237 réponses dont 378 tutos. Mon interrogation est si prosaïque qu’elle génère autant de réponses : de la plus mystique qui me propose un aller simple pour Pondichéry afin de chercher mon karma à la plus rapidement réalisable sur laquelle je clique.

 

C’est un lien qui me propose une séance de remise en forme pour personne dépressive. Je n’aime pas trop le titre mais je me rappelle mon altercation avec mon miroir et me laisse tenter. Je me retrouve face à un athlète bodybuildé qui m’exhorte à suivre le même rythme que lui. Sauf que moi, la dernière fois que j’ai chaussé des tennis, c’était en classe de... terminale et encore ce n’était pas des tennis, c’était un maillot de bain pour passer l’épreuve de natation où il fallait quasiment s’entraîner avec Ian Thorpe pour avoir la moyenne. J’avais évité la noyade de justesse à la fin des cinquante mètres nage libre mais il fallait encore aller chercher le mannequin sous l’eau. À deux mètres de profondeur, je fus pris de narcoses. Je fis connaissance avec ce mot en même temps que des urgences de l’hôpital du coin.

 

Le clone de Schwarzenegger continue à montrer les mouvements tout en parlant comme s’il se brossait les dents. Je parviens à suivre le rythme les trois premières minutes en me disant qu’après tout ce n’est pas si compliqué, que sa musculature c’est juste de la gonflette et que de faire le vide c’est assez simple. À la cinquième minute, je m’aperçois que je regarde ma montre toutes les cinq secondes puis après la troisième pompe, je me lève précipitamment pour me jeter la tête dans les latrines afin de gerber. Je relève la tête hors de la cuvette et j’entends toujours l’autre. Décidément le sport, ce n’est pas pour moi ! 

Les soirs sont toujours compliqués. Je tourne, je gamberge, je me dis qu’avoir mal c’est tellement normal. Les veillées ont l’avantage de précéder l’oubli des nuits. Enfin surtout si je m’aide à y sauter. Et les ténèbres, c’est la perspective du matin, de sa renaissance, parfois d’une victoire. Je me le serine pour m’en persuader.

 

Cette nuit, j’ai dormi : serait-ce déjà les bienfaits du sport ? C’est efficace ! Par contre, j’ai des courbatures partout. Il y a même des endroits où je n’imaginais pas qu’il y avait la place pour un muscle. Je pénètre dans la salle de bain lentement. Il y a mon parapluie par terre ! Rien ne bouge, rien n’est louche... Alors je fais face au miroir sans appréhension. Je me vois : je me reconnais à peine. J’ai des poches sous les yeux, les cheveux filasses, des rides nouvelles et les oreilles décollées mais ça en maternelle je les avais déjà perpendiculaires.

 

Je fonce sur mon téléphone et je regarde la vidéo que l’on me propose aujourd’hui : nutrition ! J’ai du mal à comprendre le terme tellement ça fait longtemps qu’il ne fait plus partie de mon vocabulaire. Schwarzy avec un tablier de cuisine. Il explique que pour avoir un beau corps comme le sien il faut manger sainement et surtout de la protéine végétale. Il soulève son t-shirt pour montrer les bienfaits d’une nourriture équilibrée. J’ose à peine soulever le mien. J’ai bien peur de ne pas être à mon avantage. 

 

Sur sa table de cuisine, une kyrielle d’aliments et l’envie lui prend de les nommer : du quinoa, du tempeh, du curcuma, du sirop d’agave, des pois chiches, de la sauce tamari, de la coriandre... Je vérifie que mon téléphone n’a pas bifurqué vers une version étrangère... Il semble que non. Je pars donc acheter ces aliments dans le petit supermarché du coin. Généralement, j’y vais pour acheter d’autres denrées. Et d’ailleurs, je me demande qu’est-ce que l’on boit avec ce repas végétarien. Je tourne et retourne au milieu des rayons alcoolisés. C’est mon domaine ! Nul besoin d’aide. Je peux même conseiller et faire un tuto. De l’alcool qui vous grise un peu à celui qui vous déchire complètement en quelques minutes, de celui qui vous laisse un semblant d’idées claires même si elles sont noires à celui qui vous empêche de réfléchir, de celui qui vous abat comme un chien à celui qui vous tue simplement... Je n’ose approcher mais je ne peux pas faire mon premier repas végétarien sans accompagnement liquide. C’est sacrilège ! Allez, juste un promis ! Ou deux pour ne pas le fâcher ! Et si je ne trouve pas le quinoa, c’est pas grave je le remplace par un pack de douze pour l’apéro... et puis le tempeh par une petite bouteille de rosé bien fraîche. Voilà, c’est un bon repas végétarien ! Et simple !

 

Ce matin, dans le miroir, je me regarde et je baisse la tête. Je n’ai même plus l’excuse d’un hypothétique mirage. Je pense aux portes qui claquent et qui laissent un tel désœuvrement. Dans la cuisine, je n’ai pas cuisiné, il y a juste des bouteilles. Hier, tout me paraissait simple, je contrôlais tout ou presque ! Je les ai tellement vues ces aurores à culpabiliser, à me trouver si moche, à puer le clochard, à tenter d’avoir un semblant d’apparence pour que personne ne me voie dans cet état : peine perdue !

 

Aujourd’hui, Bibendum me propose une séance de yoga. Il doit connaître ses limites car il a fait appel à une amie pour nous coacher. J’essaie de suivre, ne lâchant sous aucun prétexte le programme de remise en forme. Il faut respirer, dit-elle avant chaque mouvement. À chaque expiration, j’exhale des odeurs pestilentielles. Mais il faut que je tienne. Je dois faire le dos rond puis le rentrer, m’asseoir et m’étirer. Je reste obnubilé par la fenêtre de mon téléphone. Quand elle me remercie d’avoir participé à la séance, je me sens vide mais j’ai encore la force d’applaudir avec elle. Il y a un petit côté sympathique à ses applaudissements mais le fait qu’ils soient solitaires les rend pathétiques.

 

Je dois trouver un autre tutoriel pour rester concentré, un pour m’accompagner tout le jour et pour le soir et le matin et lorsque je suis au travail et aussi quand je mange et quand je ne fais rien et quand je dors. Des tutos pour déchets comme moi. Des tutos qui sentent que la ligne sur laquelle j’erre est si ténue que le moindre mot peut me faire basculer et aussi qu’elle pue la vinasse.

 

La coach me souhaite une bonne journée ! Je ne sens plus mes membres, il me faut un remontant et plus vite que ça ! Juste un petit ! Mais j’ai tout bu hier. Je me précipite à la supérette et je me dirige vers mon rayon préféré mais devant celui-ci je suis encore à la croisée des chemins. On m’apostrophe :

 — Tiens, t’es là ?

 — Comme tu vois.

 — Tu es venu pour faire le plein ?

 — Non, c’est fini tout ça. Juste des fruits et du quinoa...

 — Du quinoa ?

 — Ouais je suis un entraînement spécifique basé sur l’apport des protéines végétales.

 — C’est super ! C’est vrai que tu as l’air en forme...

 

Je sors du magasin, dans mon sac, des fruits et du tofu, il n’y avait pas de quinoa... Je fais quelques pas vers le début de la rémission mais soudain je rentre, refourgue à la caissière le tofu dont je n’ai rien à foutre et vais chercher trois bouteilles : ça me paraît un minimum ! Et du whisky pour l’apéro... Le yoga, ça creuse !

Arrivé à la maison, je ne prends pas la peine de me mettre à l’aise il me faut ma dose, c’est vital. Je bois au goulot. Quel délice ! Une deuxième gorgée et je vomis directement sur le sol. Je me demande si je ne vais pas ingurgiter ce que je viens de cracher pour ne pas gâcher ! Mais un deuxième haut-le-cœur me tord les boyaux. Que m’arrive-t-il ? J’ai dû faire trop de sport ! On m’avait dit que ça pouvait être nocif mais je ne savais pas que les méfaits étaient aussi flagrants et aussi rapides. Ça ne s’arrête pas. Des suées me parcourent le corps, j’ai des vertiges. Il faut que je m’allonge pour éviter de tomber à la renverse. Toute la journée à me tortiller et le soir venant, je m’endors sans aucune goutte d’alcool dans le sang. 

Lorsque j’entends le réveil sonner le matin suivant, je suis surpris par ce bruit que je ne connais pas. Je me lève précipitamment, je dois aller bosser. Je me précipite dans la cuisine, glisse sur ma gerbe d’hier. Je me tape la tête sur le sol, elle est proche de l’explosion. Je me jette dans la douche pour faire cesser cette sensation. Pas le temps de voir s’il y a un mec qui me regarde du fond du miroir. Je reste, le jet glacé sur la tête le temps que cela se calme. Je m’habille, avale quatre Doliprane et pars travailler. 

Pendant la journée, plusieurs fois, je prends ma tête pour calmer le bruit d’embouteillage dans mon crâne. Sentant le malaise qui m’assaille, quelques collègues viennent partager ma souffrance avec des mots tendres. J’ai envie de hurler que j’en n’ai rien à foutre de leur condescendance mais je leur souris bêtement en les remerciant.

En arrivant chez moi, je range, je lave, je jette toutes les bouteilles en regardant l’heure du coin de l’œil pour connaître le temps qu’il me reste avant la fermeture de la supérette...

Je m’assieds, prends mon téléphone et tape : tuto pour ne pas se précipiter acheter de l’alcool. 0 réponse. Je téléphone à mon ex, tombe sur son répondeur, décline l’invitation à laisser un message. Je reprends le tuto de la veille et respire, respire, respire... Et à force de respirer, mes poumons n’ayant que rarement l’occasion de s’oxygéner correctement, la tête me tourne. Je continue, j’en peux plus d’inspirer et d’inspirer encore. Je suis à moitié défoncé ; c’est assez agréable. Je persévère vu qu’il est vingt heures dix et le magasin a fermé ses portes. Ce soir, ce sera défonce bio ! Je passe la nuit à faire des rêves étranges. Deux soirées d’abstinence, mon corps demande sa dose ! Je suis prêt à lui donner dès ce matin mais je n’ai rien à part un fond d’après-rasage que j’avale très facilement.

Toute la journée j’ai des aigreurs d’estomac. Les collègues me proposent d’aller boire un coup après le travail. Je refuse car un coup, c’est un peu léger et j’essaie encore de sauver les apparences même si je ne me fais pas trop d’illusion sur ce qui se dit derrière mon dos. Mon mal de crâne me permet  d’avoir une excuse présentable plutôt que de n’être que le pochtron de service.

 — Allez viens avec nous, tu verras c’est un endroit sympa ; ils font une bonne sangria.

 — C’est gentil mais j’ai rendez-vous avec mon coach sportif.

 — C’est un coach pour apprendre à lever le coude ?

 — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? 

 — Ben, vous levez le coude ensemble ?

 — Je ne sais pas ce que mon coach lève mais toi je sais que tu vas prendre. Mon poing sur la gueule !

 — Viens je t’attends.

 — Mais ça va pas vous deux ! Vous n’allez pas vous battre !

En rentrant, au lieu de me jeter sur une bière, je prends mon portable et je tape : Comment fait-on lorsqu’on rencontre un con ? Je n’attends pas la réponse car une publicité me propose d’apprendre à faire un Cuba Libre. Je clique mais je sais déjà faire ce cocktail. Une autre pub me demande si je veux m’inscrire à des cours de fitness. Je fais trois mouvements et vais cliquer sur une proposition de tuto de yoga. Je respire sans respirer et j’appelle mon ex. Elle répond.

 — C’est moi...

 — Je sais. Ton nom s’affiche sur l’écran.

 — J’oublie toujours. Mon téléphone est trop vieux.

 — Tu voulais me dire quelque chose de précis car je dois aller voir ma mère.

 — Oui mais c’est pas évident à dire.

 — T’as une voix d’outre-tombe, tu m’inquiètes !

 — Je suis un alcoolique !

 — Ben oui. Je sais. Tu m’as fait peur je croyais que t’avais un cancer. Rien d’autre ? Je dois vraiment y aller.

 — Non ! Tu lui diras bonjour.

J’ai loupé mon effet ! Même si ce n’était pas le but, je reste interloqué. Franchement, comme soutien elle est légère. Je repense aussi à l’autre andouille avec qui je voulais en venir aux mains. Il sait aussi. C’est un secret de polichinelle. Mais pourquoi alors personne n’a-t-il jamais abordé le sujet avec moi ? C’est donc que ce doit être une maladie mineure... Ou honteuse ? Mineure et honteuse ! Je tape sur mon portable : quelles sont les maladies qui intéressent le plus l’entourage ?  Je suis surpris qu’il y ait une réponse : les mortelles ! 

C’est étrange car mes saouleries sont parfois proches du point de non-retour. Enfin, c’est ce que j’en déduis lorsque le lendemain je ne me souviens pas de la veille ni même des jours précédents. Donc je ne suis pas en danger, enfin pas de façon imminente... Ça me donne envie de fêter ça. Mais avec qui ? Je m’aperçois que globalement mes amis, même si je les ai au téléphone de temps en temps, ont tendance à m’éviter. Ils ont raison, je ferais certainement pareil. Pour être totalement honnête, je peux fêter ça tout seul, de toute façon je les enterre tous ! Oui ! Jusqu’au jour où ils m’enterreront... 

D’un autre côté, les enterrements se terminent toujours par des chansons et de l’alcool pour les accompagner lors du repas d’après. Et moi, je ne veux surtout pas me fâcher avec les traditions après tout, ce sont elles qui posent les bases de notre présent. On parle un peu du défunt, et on se lâche sur la vie, sur la mort qui rôde. Cela nous rappelle à quel point nous sommes mortels. Et puis, c’est l’occasion de revoir la famille. Surtout celle avec laquelle vous vous êtes fâchés à moins que ce ne soit vos parents qui aient déclaré le schisme de la dynastie... Enfin, on ne sait plus trop mais la trêve mortuaire englobe les conflits, les incidents, les aléas, les pannes d’oreillers, les excuses bidons, les excuses moins fallacieuses, les allers et retours et les morts prématurées... Il devrait y avoir des enterrements plus souvent ! Mais pour le moment, je décide que personne n’ira se recueillir sur ma tombe, que personne ne me dédiera de discours posthume avec condescendance et trémolos dans la voix. Que je vais devenir sobre comme un chameau et que le dernier qui m’aura vu boire pourra se targuer d’avoir vu les eaux s’ouvrir.

Je regarde rapidement les tutos proposés pour la journée, mais je ne suis pas d’humeur. Je ne sais même plus si je dois aller bosser. Ce travail administratif laisse beaucoup trop mon cerveau vagabonder. Il faudrait qu’il ne m’appartienne plus... Je dois sortir car je sens que je vais replonger. Je parle comme si j’étais sevré depuis des années alors que cela fait une semaine... non juste hier... juste un jour. Que le temps passe lentement lorsqu’on est sobre. Je ferme la porte de mon appartement et descend l’escalier. La voisine, elle, monte...

 — Bonsoir, me dit-elle.

 — Mhh, j’émets un borborygme que j’espère le plus neutre possible. Je sens bien que je suis déjà exaspéré. Un étage plus bas je croise sa fille qui doit avoir huit ans. Elle me souhaite le bonjour mais moi je n’ai rien à foutre de son bonjour.

 — Alors, ta mère ne s’occupe pas de toi. Elle te laisse monter, seule, livrée à toi-même. Mais t’inquiète pas tu feras pareil avec tes enfants plus tard, ils devront se démerder avec une mère qui ne pensera qu’à elle.

Je vois bien qu’elle ne comprend pas ce que je dis. Pour autant, elle ressent bien que je ne suis pas bienveillant. C’est elle qui prend pour le monde entier. Sa gêne m’envahit, moi qui suis généralement amène.

 — Sophie !

 — J’arrive maman ! 

Je la vois qui presse le pas. J’en ferais autant, vu la haine que je viens de lui cracher au visage. Je tape dans le mur et me demande si je ne vais pas aller éclater la gueule de mon collègue qui faisait le mariole hier. Je me vois fendre sa tête de gendre bien convenable. Est-ce possible que mon alcool cache tout ce débordement ; qu’il garde endormi cette hargne. Je me retrouve dehors, hagard. Ne sachant que faire si ce n’est aller chercher de l’alcool. Au moins j’ai une excuse : je n’ai pas à insulter mes voisins. Mais des excuses j’en ai tout un wagon, j’en ai toujours eues et je n’ai jamais eu besoin de tutos !

Je me dirige vers n’importe quel magasin qui va pouvoir me fournir en carburant. J’entre, je prends trois bouteilles au hasard. J’ai oublié mon portefeuille. J’explique à la caissière que c’est une urgence et que ma voisine n’a pas à subir mon courroux surtout qu’elle n’a rien fait et ce n’est qu’une enfant et qu’elle n’a même pas dix ans. Rien n’y fait, personne ne comprend ce qui se joue. Un temps je me demande si je ne vais pas l’insulter ou si je ne vais pas lui parler de sa mère qui devait monter les escaliers sans la regarder ; et son père que faisait-il ? Je repars au pas de course vers chez moi ? Je prends le pont pour aller plus vite. Étrangement, mes jambes me portent alors sur les rives de la rivière qui passe dessous. Et je ne sais pourquoi les narcoses de ma terminale me reviennent... Je plonge tête la première tout en sachant que mes facultés aquatiques sont plus que faibles. J’entends des cris derrière moi. Des gens qui s’étonnent, qui m’apostrophent, qui m’avertissent et d’autres encore qui me sermonnent : après tout ils n’avaient pas prévu d’arrêt à leur promenade.

Putain qu’elle est froide ! Putain qu’elle est sale ! Putain que c’est dur ! Putain qu’est-ce que je fous là à me geler. Putain... Que c’est bon de ne penser qu’à essayer de sauver sa peau au milieu de la flotte. Les seules stratégies que je mets en place c’est de tenter de ne pas boire la tasse. Le comble, moi qui m’en suis toujours mis au fond du gosier jusqu’à plus soif. J’ai un moment d’extrême joie mais qui malheureusement ne dure que très peu de temps car déjà le souffle me manque. Si les narcoses pouvaient revenir rapidement je leur en saurais gré. Petit à petit, les forces me manquent mais je ne panique pas. Je ne panique plus... Je ne vois ni lumière blanche ni les contours d’un nirvana. Je vais juste être libéré !

J’aperçois encore les badauds qui font des signes, d’autres avec des portables à l’oreille. Il me semble en voir un qui se déshabille : préparerait-il un tuto sur le sauvetage en eaux vives ? Mais qu’ils ne se méprennent pas, je m’en vais apaisé comme si j’atteignais mon but, ma quête au milieu de cette eau gluante... Après tout, nous ne sommes que poussière...

 

 

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