Claire Loyon - La Crucifiée

   

Le courage d’assumer ses différences peut mener aux bûchers dressés par les fanatiques que toutes les lâchetés attisent. Une nouvelle noire de Claire Loyon.

 

 

La Crucifiée

  

Ils sont venus la chercher juste après le coucher du soleil. La lune ronde et pleine au-dessus de la mer a l'air d'une géante. C'est le jour qu'ils ont choisi pour prendre sa vie, elle partira sous le regard de celle qui a toujours guidé la sienne.

Comme à travers un épais brouillard, elle entend celui qui se dit Homme de Dieu lire la sentence. Elle en connaît déjà l'essentiel, elle va mourir ; mais ils ne veulent pas seulement sa mort, ils la veulent agonisante, anéantie, priant pour le salut de son âme. Ils veulent lui faire mal, qu'elle expie sa différence, qu'elle paie le prix pour avoir vécu libre de leurs croyances stériles.

Devant elle, à une centaine de mètres encore, se dresse son gibet : une croix. Ironie du sort, elle sera crucifiée comme leur Messie. En voulant la détruire, ils la transforment en symbole christique d'une Passion féminine.

Elle en sourirait presque, ce serait à mourir de rire si ça n'était pas à mourir tout court. Elle paie pour toutes, pour tous, pour ses Sœurs qui ont échappé à leurs rafles, celles que les autres ont pu protéger et cacher. Elle paie pour ses Frères qui ont eu le temps de se disperser, leur statut d'hommes les protégeant momentanément des soupçons.

Au pied de la croix, elle voit des hommes entasser les dernières bûches. Évidemment, ils veulent la brûler, c'est une Sorcière après tout.

Elle continue d'avancer, entourée par ses geôliers, suivie par les hommes en robe qui scandent leurs prières en exhortant la petite foule rassemblée sur le chemin à prier avec eux.

Certains lui crachent dessus, elle les regarde et ils baissent aussitôt les yeux. Elles les connaît tous et tous la connaissent. Pour ceux-là les services d'hier sont bien vite oubliés, elle ne leur en tient pas rigueur, elle connaît la lâcheté humaine.

D'autres prient avec ferveur et sincérité pour son âme, pour elle, il n'y a ni haine ni condamnation dans leur regard, juste la peur, peur de ces fous religieux, peur pour elle. Elle a grandi au milieu d'eux, ils ne la voient pas comme un suppôt d'un supposé démon, elle est l'une d'entre eux. Comme les premiers, les haineux, elle les a aidés, soignés, nourris parfois.

Du coin de l’œil, elle aperçoit une silhouette haute et robuste, sous le capuchon, l'éclat du regard d'azur : il est là ! Il est venu la rejoindre, l'accompagner jusqu'à son dernier instant dans cette vie.

Elle n'a pas eu le temps de lui dire qu'ils vont se revoir, qu'il ne le saura peut-être pas, que son âme ne sera peut-être pas éveillée dans cette prochaine vie, mais qu'ils s'aimeront à nouveau.

Elle titube, trébuche, la drogue commence à agir. Les Sœurs l'ont faite passer par un de ses gardiens, dont elle a sauvé le fils unique de la même fièvre qui emporta sa propre fille. Il lui semble qu'une éternité s'est écoulée, mais lui n'a pas oubliée, et n'a pas hésité une seconde à aider les Sœurs à atténuer les souffrances de la condamnée.

Elle trébuche encore, tombe. Une femme s'avance vivement avec une cruche pour la faire boire. Elle a le temps d'avaler une grande gorgée avant que le garde ne repousse sa bienfaitrice. Elle l'a reconnue : la femme du gardien, elle la remercie en clignant les yeux. Elle réprime son envie de cracher le breuvage amer : les Sœurs ont pensé à tout, elle sera morte avant que ses bourreaux aient achevé leur œuvre purificatrice.

Ils sont à présent devant le bûcher, un des gardes lui délie les mains pour l'installer sur la croix. Elle sent le bois dur contre son dos et le long de ses bras pendant que des hommes lui enroulent une corde autour des pieds et deux autres autour des poignets pour la maintenir dans la bonne position.

Ses sens sont de plus en plus engourdis par les drogues mais elle est parfaitement consciente. Elle voit s'approcher un homme cagoulé, il porte une bourse accrochée à une ceinture autour de sa taille et il tient un maillet à la main.

Est-ce qu'ils sont sérieux ? Ils veulent pousser le symbole jusqu'à la clouer sur son bûcher ? Incrédule, elle voit l'homme sortir un énorme clou de sa bourse. La folie des religieux n'a donc aucune limite...

L'homme ajuste le clou au centre de sa main et frappe. Malgré les drogues, elle sent le métal qui s'enfonce dans sa chair avant d'entrer dans le bois. L'effet anesthésiant lui permet de ne pas hurler de douleur. Elle pourra partir avec dignité. La deuxième main, elle regarde, à présent presque absente, son sang qui coule sur le sol, goutte à goutte.

Les torches commencent à enflammer le bois, la fumée âcre l'oblige à plisser les yeux.

Elle relève la tête pour le chercher du regard. Il est là, en face d'elle, il sera là jusqu'à la fin, jusqu'à la prochaine fois. Elle lui sourit, et il lui rend son sourire malgré les larmes qui noient son regard clair. Elle le regarde jusqu'à ce que l'écran de fumée ne lui permette plus de le voir distinctement.

Alors elle tourne les yeux vers la mer, le ciel et vers la lune incandescente.

Elle n'a jamais été si belle, elle peut sentir la caresse de son rayonnement, une dernière fois.

Elle commence à perdre conscience, dans quelques minutes elle sera morte, bien avant que les flammes n'attaquent ses chairs. Avant de partir, il lui semble apercevoir le visage de son enfant dans le cercle lunaire.

- À bientôt ma fille, dans quelques vies...

  

 

Avis aux lecteurs

Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?

Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse nouveaudecameron@albiana.fr, nous lui transmettrons votre message !

  

  

Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits