- Le Nouveau Décaméron
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Juliette Paoli retrouve parmi ses souvenirs d’enfance la figure amusante d’hommes d’église peu ordinaires, mais aussi l’étrange couple du 3e étage. La nostalgie n’est pas une maladie mais un réconfort…
Dans ma jeunesse
Dans ma jeunesse, j'ai connu deux prêtres. Ils étaient seuls représentants de l'église dans le couvent bénédictin désaffecté d'Alesani, en Castagnicia ainsi nommée pour ses forêts nourricières de châtaigniers. L'un et l'autre avaient des noms fort originaux.
Le premier, dans les années 1950, courait à travers les sentiers pour célébrer le culte dans les huit villages du canton. Il se vit affublé du surnom de "Saltamachja" c'est à dire "saute maquis". On le disait un peu fou. J'ai le souvenir d'un homme pressé, accordant fort peu de temps à la parole qu'il jugeait, sans doute, superflue. Pas de concession non plus aux mises en scène sociales, il n'était pas apte aux mots, ni à soulager les maux .Quand je rejoignis Bastia pour rentrer au lycée à 11 ans, en 1959, il était alors à la retraite dans une pension dirigée par une femme puissante ayant la réputation de faire faire à ses pensionnaires des testaments en sa faveur. De lui, homme pauvre, elle ne pouvait nourrir aucun espoir de prières ni d’héritage. Il continuait de se lever fort tôt et courait d'un pas rapide dans Bastia. Je le croisais avant huit heures, moi, montant vers le lycée, lui, descendant de la route de Cardo, joli bourg dominant la ville. Il faisait peur à beaucoup car il avait contracté un cancer de la face et n'avait plus de nez. Vif, mince, rapide, en soutane noire et tachée, toujours silencieux. Il se moquait totalement de l'apparence de son visage mutilé.
Le second à occuper les mêmes fonctions au couvent, lieu historique du couronnement du seul roi corse, Théodore de Neuhoff, un mercenaire d'origine allemande, de Westphalie, au service des puissances en lice de l'époque, en ce XVIIIe siècle, Gênes, France, Espagne, Angleterre. La Corse allait passer de la domination génoise (de 400 ans) à celle de la France. Spolié, Théodore fut remis à la mer au bout d'une année et mourut exilé à Londres comme plus tard Pascal Paoli quand la République de Corse pris fin à la bataille de Ponte Novu et que la Corse devint France. Ainsi donc le second prêtre occupant les mêmes fonctions que " Saltamachja", s'appelait lui, " Tagliazucca" "Coupe courge ". Ce n'était pas un surnom mais son véritable nom de famille. Il avait été aumônier dans la légion étrangère, avait parcouru le monde, sans doute aussi le théâtre des guerres de décolonisation. C'était un homme subtil. Il parlait vrai, usant même parfois de brutalité s'il estimait cela juste et nécessaire. Il est mort au volant de sa voiture en 2014 sur une route de montagne.
Entre ces deux originaux, un prêtre originaire du canton et non attaché au couvent exerça son sacerdoce. Nous l'appelions « Messè », raccourci de Monsignore. Très âgé, un peu sourd, son neveu le conduisait d'une paroisse à l'autre en Citroën "déesse" bleue, me semble-t-il. C'était un homme très doux. Sur la fin de sa mission il avait quelques problèmes de mémoire et parfois recommençait la messe à son début alors que le "ite missa est" n'était pas loin d'être prononcé. Les dames de la paroisse chuchotaient, mais, Messè ne recommencez pas !
Cette perception assez originale du culte illustrée par ces religieux atypiques était assortie de cérémonies presque païennes. Processions de saints patrons accompagnées par les enfants. La belle mission qui était attribuée à ceux-ci était la préparation des oratoires où ferait halte la statue sur laquelle ils jetaient des corbeilles de pétales de roses. Dans le déroulement des fêtes religieuses s'ajoutaient des neuvaines vers les chapelles isolées sur les sommets, Saint Alexis, Saint Barthélémy. Feux de joie dans les villages, pour la Sainte Marie à Ortale, Saint Pierre et Saint Paul à Valle, St Roch et ses petits pains bénis à Felce, Saint Vidal à Taranno. Ces cérémonies s'accompagnaient de cueillettes de plantes. À Pâques les palmettes tressées et bénies, puis l'œuf de l'Ascension ou le petit pain béni de St Roch. Ces objets étaient vecteurs de protections, celle d'éloigner la foudre si on les posait sur la fenêtre. Ces rituels m'ont laissé une image gaie, assez païenne de l'expression religieuse dans ce canton de ma jeunesse, jolis souvenirs.
À l'heure tragique où certains s'autorisent à occire leur voisin en l'appelant éventuellement "frère" cette approche d'hier me réconforte.
Madame Zuccharini et le chardonneret
Notre attentive voisine habitait au 3e étage, nous, au 1er. Tous les matins, elle descendait le grand escalier de pierre pour une promenade. Très menue, légère, elle s'en allait avec un grand sac noir, profond. Son visage creusé, sans ride, était surmonté d'une superbe et épaisse couronne de cheveux gris, courts. Elle expliquait que si elle avait de si beaux cheveux c'est que sa mère lui massait le cuir chevelu au pétrole. Convaincue des effets bénéfiques, j'ai essayé le "Petrol Hahn" pour tenter de renforcer mes cheveux trop fins, en vain. Maigre et élégante, elle s'en allait en ville. Petite fille, je me demandais ce qui motivait ses promenades longues et quotidiennes.
Madame Zuccharini, ce qui signifie " Petit sucre", avait un mari aussi rond quelle était mince. Lui, ne sortait que fort rarement. Dans son fauteuil, il lisait et n'aimait pas les courants d'air, disait son épouse, ni les enfants mais cela elle ne l'énonçait pas. Les hautes persiennes grises étaient closes. Il est vrai que cet immeuble de cinq étages, face à la montagne du Pignu, recevait violemment le vent du nord, le Libecciu. Ma mère, bonne cuisinière et bonne voisine m'envoyait vers le 3e étage avec de petites attentions pour Dominique Zuccharini quelle savait gourmand. Sa femme sans doute anorexique, le terme n'était alors pas en usage, lui serinait « Un petit bouillon de légumes, Dominique, c'est bon pour toi ». Ce potage était clair : 1 poireau, 2 carottes, 2 patates. Il répondait : « C'est bien maigre ».
Mes ascensions vers une salle à manger sombre me réjouissaient peu. Je sentais que ce vieux monsieur replet, toujours en costume gris et en pantoufles de laine, n'aimait pas mes visites. Opposés physiquement, ces deux-là vivaient silencieusement, tranquillement et sur des voies parallèles. Outre la salle à manger sombre, une très grande chambre servait de garde-manger. Sur les carreaux de ciment s'étalaient patates, oignons roses doux, pommes reinettes et à l'automne des châtaignes venues de la montagne. Une autre pièce, à la fois salle de bain et réserve, stockait les produits non alimentaires. Étrange, sombre et vaste appartement pour un vieux couple désassorti.
Je ne montais que quand madame était là car lui n'aurait pas ouvert la lourde porte ; je tournais la sonnette mécanique et annonçais mon prénom. Mais que faisait madame quand monsieur lisait ? Dans son cabas noir, elle transportait des canistrelli, petits gâteaux secs, des pâtes, du riz, gravissant les étages des grands immeubles, elle amenait à des personnes démunies quelques provisions.
Un jour nous avons apporté dans cet appartement un peu de musique. Nous offrîmes un chardonneret. Tous les étés dans la maison du village, sur la treille, un couple venait faire son nid. Cet oiseau au plumage jaune et rouge, bon chanteur mit un peu de lumière dans ce sombre appartement. Nous étions sur la liste des attentions particulières. Tous les jours, à son retour nous recevions une brioche au sucre, plus rarement un pain au chocolat. Je n'ai jamais aimé les brioches au sucre à cause de leur molle rondeur et des cristaux blancs et durs du sucre sur la croûte. À Noël notre cadeau était un pyjama ou une chemise en pilou, certes très confortable mais peu séduisante pour des pré-adolescentes. Après le chardonneret, vint un jour dans l'appartement, une cousine, Lucrèce. Celle-ci à la suite d'un divorce se trouvait désargentée. C'était une femme courte et replète. Il fallu vider la chambre garde-manger, en partie du moins car elle était grande. Derrière un rideau une partie des provisions resta malgré l'avis de la cousine. Madame Zuccharini semblait peu apprécier la présence de Lucrèce. De fait, il apparut que son sentiment était justifié. Pendant les promenades pieuses de celle-là, Lucrèce était devenue la maîtresse de Dominique qui lisait moins et s'ennuyait moins aussi. Je n'ai jamais su le prénom de Madame ou bien l'ai-je oublié ?
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