- Le Nouveau Décaméron
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Prendre une photo peut mener à tout. Aux pires souffrances et à l’amour aussi - avec la complicité d’un chien. Julien Bal raconte un cauchemar d’une absolue noirceur, les aventures d’un "homme-bille de flipper".
PARADE TURIN VELO CIEL
Elle est guérie maintenant sa joue
Marron et dure comme ce qui est cuit
Mais bien guérie.
En juin 2014
À Turin
Il avait pris en photo
Un couple
Qui s’engueulait dans la rue
Sur le trottoir d’en face
Il pensait ne pas avoir été vu
S’était éloigné en souriant
Trouvait la photo réussie.
Cent mètres plus loin quelqu’un courant vers lui
L’avait poussé d’un coup de pied contre le grill extérieur d’une boucherie
Sa tête avait cassé la vitre du grill
On l’avait maintenu là plusieurs secondes, par les cheveux
Visage poussé contre le dos d’un poulet brûlant
Lui gravant sur la joue
Pour toujours
Un dessin régulier de points de peau.
Ensuite l’agresseur avait couru
La broche avait repris ses tours
Mihail Renaud à terre évanoui.
Dormant sur la largeur du trottoir
Des passants l’avaient enjambé
Une dame qui voulait qu’il s’en aille
Pour passer
Glisse un talon de chaussure
Dans sa bouche ouverte qui dort
Un goût d’aquarium
Qui lui secoue la tête
Et le réveille.
Mihail à genoux
Tend une main pour de l’aide
Elle se penche et demande
S’il parle italien.
Non :
Il visite la ville en touriste.
De sa boucherie le boucher croit voir qu’une main
S’accroche au collier de la dame
Il prend un bon couteau
Vient
Coupe la main.
La main tombe
Rebondit
Volte face
Mihail fuyant se la glisse dans une poche
Pour se la faire remettre
Plus tard.
Un glissement vers l’aine
Sa main est tombée de sa poche
Sûrement quand il courrait.
Revenu sur ses pas
Il cherche devant un magasin de fleurs
Y entre
La patronne est minutieuse comme l’odeur qu’il y a.
Mihail
Bras gouttant
Ne fait que demander si sa main tombée n’est pas ici.
La vendeuse change
Aboie
Chasse le blessé avec un bouquet de roses fouetté au visage
Mihail manque d’une main pour parer les coups
Et du sang brille en traits d’épines
Sur son front quand il sort.
Un camion et des pelles
Un groupe musclé
Refait un bout de la rue.
Quand le groupe s’écarte un peu pour touiller du goudron
Mihail – pour se faire un bouchon –
Court immerger son avant-bras
Dans le goudron fumant
Qu’ils viennent de couler.
L’un des répartisseurs de goudron
Vient vers lui.
Collé là
Mihail ne répond que des « Uh ».
Un coup de pelle au dos
L’enfonce un peu plus
Dans le rectangle tendre.
De devant, un coup de tranche de pelle à l’épaule droite
Coupe sa veste à la couture du bras.
Ça le projette en arrière.
Tombé sur les fesses il se lève
Salue les messieurs
Court gentiment vers plus loin
Ne saigne plus du bras
De l’épaule oui par contre.
Un petit spa en face
Au fond de la rue
Il prend ça pour une clinique
Il y va.
Sur la vitrine :
La photo d’un trio d’ongles bleus sur trois doigts géants
Et une colonne de tarifs :
Ça n’est pas une clinique
Et la pénombre à l’intérieur indique que c’est fermé.
Il pose doucement sa joue cramée contre la vitre
Se retourne
Bouche ouverte vers le ciel pour en boire l’air devenu rare
Ses cheveux ont au bout des gouttes
Que la lumière dorée dore.
Delà la douleur
Delà le lent et le vite
Une marche qu’il ne commande pas
Le déplace.
Rebondissant d’un mur à l’autre de la ruelle sans trottoir
Pair, impair, pair :
Il avance vers une place
Où des véhicules sont garés.
Poussé par une musique
Par l’impression d’être filmé pour un film
Il avance contre un véhicule gris clair
(Un Vito Mercedes stationné)
Sans pouvoir avancer plus loin
Sans pouvoir le traverser.
Il était gourd
Ça le réveille
C’est bon de se taper plusieurs fois
Contre la camionnette.
À chaque fois qu’il recule pour prendre de l’élan
Avant d’aller se re-cogner de tout son poids ballant
Il aperçoit
Sur le toit du véhicule
Une vie petite en mouvement constant
C’est petit mais c’est là.
En plus,
Sa propre silhouette a dessiné quelque chose sur le camion
À force d’aller s’y cogner
Une flèche rouge qui pointe vers le haut.
Tout se confond
Tout concourt
Ses yeux peinent
Clignent
Décèlent
Ça calme.
Sa myopie lui regroupe tout le visage autour des yeux
Et à cet air d’imbécile qu’il se fait pour voir mieux
Les passants qui sont là répondent par de petits rires.
Il pointe sa main manquante vers la chose qui tourne en l’air
Les passants prennent peur en faisant des photos.
Il fait un rond avec la main qu’il lui reste
Pour simuler une longue-vue.
Il voit qu’en haut cette figurine assise, minuscule
C’est une petite dame qui passe et passe en pédalant
C’est plus loin qu’elle est
Sur le toit de l’usine Fiat
C’est dans l’axe
À trois kilomètres
Elle fait des tours répétés sur un vélo qui vaut cher
C’est quelqu’un de sa taille
Un chien marron lui court devant
Mihail va rejoindre cette toupie
Il le décide
Il décide que sa guérison est là-haut
Avec elle
Au Lingotto
(Lingotto c’est le nom de cette usine Fiat à Turin qui ne produit plus de voitures mais qui depuis 2002 abrite des magasins, un multiplex, un manège tout petit, des bureaux à louer, et qui a conservé sur son toit un circuit d’essai pour voitures, le Lingotto ça veut dire le lingot).
Et si avant il mourait
Maintenant la survie casse pour lui sa tirelire gentille
Ça le relaie
Ça le dé-meurt.
En avançant plié il peine à ne pas perdre de vue sa cime.
Quand des immeubles la lui cachent
De lentes coulées de calme lui sont envoyées
Par une glande quelque part entre ses organes.
Il longe un hôpital sans le voir
Il arrive sur le toit du Lingotto
Un ascenseur gratuit.
La cycliste pro par chance s’entraîne toujours
Son chien s’approche en aboyant
Sans courir
Un pit’ à sale gueule.
Il n’y a personne d’autre qu’eux trois sur le voiturodrome.
Elle interrompt son entraînement
Dépasse le chien qu’elle fait taire
D’un coup de pied aux couilles
Elle roule vers Mihail qui vient vers elle comme on avance vers les reines
Une seule fois dans une vie.
Le pédalier détaille ses bruits
Enfin se tait
Elle pose un pied à terre
Retire son casque
Tignasse immense
Bouclée
Lui ne saigne plus.
Robby : Serve l’aiuto ?
Mihail : Can I stay here ? Just healing a bit.
- Non ho capito scusami. Perchè sei salito fin qui ? Ci conosciamo ? Fatti vedere… stai male davvero. Non dovresti farti curare ?
- I just need… rrrh… to stay here, and you just keep going with your training. Ok ?
- Non so proprio che dirti. Sei Americano ? Tedesco ? American ? What’s your name ?
- Go on, go, go. Je vais... voilà. Là.
Mihail
S’est allongé
Comme une bosse sur la piste.
Un goût pas mal coule dans sa bouche.
Un goût de clé de 15
Qu’il ne sent pas.
Elle
A repris ses tours de vélo.
Son chien ne la suit pas :
Venu se coller contre Mihail
Il regarde vers ce corps au repos
Écoutant s’il respire
S’il guérit
Et
Comme tout va bien, ensemble ils baillent
Et
Pour repos
La fatigue
Et
Après un temps de suture
Des mois
Il l’embrassera
Et s’en amourera
Pas du chien
Non
De Robby
Et elle
Aussi.
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