- Le Nouveau Décaméron
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Un tout premier souvenir : celui de l’aïeul chéri. Assise sur ses genoux, sa photo de héros devant les yeux, elle l’écoute raconter le front d’Orient. Jocelyne Normand, elle, n’est pas près d’oublier.
J'étais une toute petite fille. J'avais 2 ans et demi ou 3 ans, pas plus. Dans la salle commune de la ferme familiale de mes grands-parents maternels, dans le Morbihan, à la grande table en bois ciré, j'étais assise sur les genoux de mon grand-père aux très longues moustaches blanches. Il me parlait. Évidemment, je ne me souviens pas précisément des phrases qu'il prononçait mais cela faisait comme une musique à mes oreilles.
En même temps je regardais, sur le mur en pierres, une très grande photo d'un homme sur un cheval saisi au petit galop. Il portait un uniforme de hussard, à brandebourgs et, de sa main droite il élevait un sabre. Ce cavalier en majesté était mon grand-père maternel, Jules Jean Pierre Marie Cadio, sur les genoux duquel j'étais assise il y a donc très très longtemps.
Il me racontait « sa » Grande guerre (celle de 14-18). Il avait été envoyé sur le front d'Orient, comme d'autres Bretons qui étaient alors mélangés à des Italiens, des Russes, des Anglais, des Serbes, des Grecs et des spahis marocains. Ils se sont battus aux Dardanelles en Turquie et à Salonique en Macédoine. Mon grand-père appartenait à la brigade de cavalerie.
Je ne me souviens pas d'avoir ensuite entendu parler, dans la famille, de l'engagement de mon grand-père, à Salonique, comme militaire. Certes, il en était revenu vivant et c'est heureux. Il ne me semble pas non plus qu'il y ait été blessé, en tout cas pas trop gravement car il n'était pas handicapé. Sur le plan national, les Poilus de la Grande Guerre mis en valeur lors des commémorations officielles ont toujours été plutôt ceux qui avaient « fait » Verdun, s'étant « illustrés » (à leur corps défendant...) sur les fronts du nord et de l'est de la France. Les combattants de l'armée d'Orient donnent l'impression d'avoir été les oubliés de la Grande guerre (c'est du moins l'opinion des historiens).
Mais, moi, j'ai toujours gardé le souvenir de mon grand-père me racontant « sa » guerre à Salonique. Mes frères et ma sœur eux n'ont jamais semblé avoir ce souvenir. Du moins ils n'en parlaient pas. Très très longtemps après, en revenant dans la maison de mon oncle (le frère aîné de ma mère) ayant hérité de la ferme familiale, à l'occasion des vœux du Nouvel An, lorsque j'évoquais la photo de mon grand-père à cheval, j'attirais un sourire condescendant chez mes cousins germains (qui me trouvaient quelque peu « fêlée »). Cependant les plus âgés disaient se souvenir au moins de la photo.
Ce qui me turlupinait, c'était que j'aie pu conserver ce souvenir précis alors que j'étais une très jeune enfant. Cela me semblait très curieux. Parfois, je me disais que c'était impossible. Depuis, la famille a été très décimée et les personnes susceptibles de me renseigner se faisaient rares. Donc, dernièrement, j'ai interrogé une tante (veuve du frère cadet de ma mère). Elle avait conservé l'acte notarié de la succession à la suite du décès de ma grand-mère maternelle (après celui – très lointain – du décès de mon grand-père.)
« Ton grand-père est décédé en 1952 » m'a annoncé Jeannine. Voilà! J'avais 4 ans. Donc, sur ses genoux (alors qu'il n'était pas du tout à l'article de la mort, loin de là) c'est bien ça j'avais 2 ans ½ ou 3 ans. « Il était né en 1875 », ajoutait ma tante. « Quoi ! Tu es sûre Jeanine ? », interrogeais-je. « 1875 ! » Quoi ? Moi, petite fille, j'ai connu un homme qui, lui, à vécu 25 années du 19e siècle ? Je crois rêver... Il a été le contemporain de Paul Valéry, Guillaume Apollinaire, de Cézanne, de Matisse...
Et il a été envoyé au front en 1914 ou 1915, à 39 ou 40 ans. C'était possible ça ? « Oui, m'a répondu quant à elle ma fille, il était réserviste et, au vu de l'uniforme que tu décris, il devait être officier de réserve ». Cela me plongeait dans un abîme de perplexité.
Certes, la ferme familiale de mes grands-parents maternels était une « grosse » ferme. Ils possédaient plusieurs chevaux de trait et il est un peu logique que mon grand-père ait été cavalier. Toujours à la même époque, je me souviens qu'assise sur les genoux de mon grand-père, je regardais aussi les très beaux meubles en bois rutilants qui nous entouraient : les maies, les huches, les armoires, les lits clos, l'horloge aux décorations sculptées colorées, le rouet de ma grand-mère... Pendant longtemps, je me suis demandé si, au mur, le cavalier en uniforme sur son destrier était un tableau ou une photo. Jeanine – qui n'a pas connu mon grand-père – m'a confirmé qu'elle aussi se souvenait de « la photo ». « C'était un bel homme ! » fut son commentaire. Elle ajouta : « Je ne sais pas qui a récupéré cette photo lors de la succession ». Elle est peut-être partie chez l'un de ces brocanteurs qui ont écumé la Bretagne rurale à une époque. Ils vantaient les mérites du formica afin d'acheter à bas prix les très beaux meubles en bois.
Que me reste-il de mon grand-père qui, lorsque j'avais 2 ans ½ me racontait sans doute ses faits d'armes, les affres de la faim, du très froid en hiver en altitude et de 40° en plein été et, peut-être aussi hélas les pertes des chevaux massacrés dans cette guerre dont ces combattants d'Orient sortirent vainqueurs avant les autres fronts.
Ma fille a eu la passion des chevaux et elle fut une excellente cavalière. Moi-même, à une époque, je l'ai accompagnée à cheval tout en n'étant pas aussi bonne cavalière qu'elle. Et puis, cette attirance que j'ai toujours eue pour le sud... Je ne suis encore jamais allée en Grèce. Cependant, je ne désespère pas (comme je suis optimiste...) de connaître un jour Salonique, devenue Thessalonique, la deuxième ville de Grèce.
Quant au sourire condescendant de mes cousins germains sur mon côté quelque peu « fêlé » à leurs yeux, je m'en fiche comme de ma première chemise, pire, je revendique ce côté soi-disant « fêlé », moi, ayant des souvenirs précis qui remontent à mes 2 ans et demi. Et puis, « Créer (et donc écrire) c'est vivre deux fois », selon Albert Camus. Cette phrase, j'aime à la citer lors des ateliers d'écriture que j'anime. Et, là, en l'occurrence, j'ai l'impression d'avoir fait revivre mon grand-père maternel.
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