[Écrire pour Santini] Fais chier, Santini ! – Ugo Pandolfi

   

Jean-Pierre Santini, l’écrivain-éditeur est libre depuis le 10 décembre après avoir été emprisonné sous le régime de la détention « préventive » deux mois durant. Nombreux sont ceux qui lui ont écrit durant cette période pour le soutenir et s’élever contre l’arbitraire. Le Nouveau Décaméron publie les derniers textes reçus…   

 

 

Fais chier, Santini !

Tu déranges mes mots. Et brutal, comme une interpellation au petit matin. Tu déranges mes habitudes, mon retrait du monde, ma retraite des scriptures. Angoissant, comme un refus de s’alimenter. Tu déranges mes fuites imaginaires, mes lentes lectures, mes observations des oiseaux, des herbes et des arbres. Oppressant, comme les murs d’un centre pénitentiaire. Tu me déranges, Santini, parce que, comme toi, je sais que tous les murs ne séparent pas. Mais moi je suis loin, très loin de tes certitudes cohérentes et de tes harangues ultimes. Depuis le début de l’été, je suis avec Dédalus, du côté de chez Joyce, chez Descola entre nature et culture, humains et non-humains. Et toi, tu viens là me chambouler, m’interrompre, bousculer mon Dédalus, son mur de pierres, ses visiteurs. Comme il en a l’habitude, tous les matins, dès la fin du printemps, Dédalus – c’est ainsi, il y a seize ans, qu’il avait décidé de se faire appeler – s’installe face au mur de vieilles pierres. Il attend les premiers passagers. Dédalus les connaît tous. Il ne peut jamais les prévoir. Il sait simplement qu’ils sont là, qu’ils vont venir. Ceux qui sortent du mur, ceux qui s’y promènent, ceux qui le traversent, ceux qui le suivent, ceux qui s’y cachent, ils sont tous différents, imprévisibles, incontrôlables. Ils n’obéissent à rien. À rien d’autre, imagine Dédalus, qu’à la lente progression de cette chaleur que tissent avec subtilité le soleil et les pierres quand, se rencontrant, ils se combinent. Là, brusquement, dans un trou d’ombre, un mouvement. Puis un autre, plus rapide encore. Un passager est là, le premier, immobile, bien visible. Il ne se cache pas. Son corps n’est que tâches. Brunes et vertes. Harmonieuses. Ordonnées. Il observe, attend. — « Cet homme est toujours là. Il me fixe. Il est assez loin. Ce n’est pas un danger ». Plus haut sur le mur, un autre mouvement, saccadé celui-là. Un passager identique au premier, mais plus petit, plus jeune. Il se fige, puis s’enfuit, disparaît entre deux pierres. « La chaleur n’est pas encore là. Je vais attendre caché ». Archaeolacerta bedriagae s’enfuit comme il est venu : à la vitesse d’un mouvement éclair. Tout en bas, au pied du mur, le bruit de feuilles sèches écrasées par un fossile vivant : Testudo hermanni ne se sent pas menacée, elle longe le mur où parfois Dédalus a placé un fruit à son intention. Un abricot, hier. Une tomate, aujourd’hui. Un bout de pomme sans doute, demain. Un éclair encore, tout en haut du mur. Mouvements furtifs, saccadés, de taches vertes sur l’arrête des pierres : Podarcis tiliguerta ne manquait jamais un rendez-vous quand la saison des danses du soleil commence chez les humains. Tu fais chier, Jean-Pierre ! Franchement. Mais la chose est bonne. Utile, pertinente. Tous les murs ne séparent pas. En remettant une pièce dans le juke-box de notre humanité, tu nous réveilles, un peu, beaucoup. Jusqu’à comprendre que si tous les murs qui séparent finissent toujours par s’effondrer, ceux qui unissent tiennent toujours le coup.

 

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