[ Écrire pour JP Santini ] Okuba Kentaro - Un lieu idéal

   

Jean-Pierre Santini, l’écrivain-éditeur est emprisonné depuis le 10 octobre sous le régime de la détention « préventive ». Contre l’arbitraire et pour servir de chambre d’écho à l’émotion partagée par de très nombreux auteurs de Corse ou d’ailleurs, Le Nouveau Décaméron ouvre ses colonnes.

 

 

    

Un lieu idéal

  

 

Je n’ai pas envie de l’éveiller. Il dort à poings fermés, ou bien il s’est évanoui. C’est cette dernière pensée qui me parvient, alors que je me retire. Je m’approche donc, résolu, et je pose la main sur son avant-bras. J’ai l’impression de toucher un squelette froid. Je secoue ce membre misérable. En pensant cela, je m’amuse intérieurement, tant le français est une langue perverse. C’est cela la réalité, une situation intolérable, et des aperçus cocasses qui la retransposent. Jean-Pierre ouvre un œil, un peu égaré. Il était si bien et je viens bousculer son rêve. Toujours, il faut remonter à la surface de la vie, pour y prendre les coups, rencontrer la souffrance.

Mais il sourit en me reconnaissant, ce sourire doux qui le caractérise, un sourire d’accueil et de complicité immédiate.

– Tiens-tiens, notre ami Okuba... Je pensais à toi. Tu devais te dire que je méritais mon sort. Non, ne dis rien. Tu n’as rien à dire pour l’instant. Tu m’écoutes, c’est tout. Regarde où nous sommes.

Il me désigne les lieux, un trou à rats comme il y en a tant et tant dans les pièges à sommeil des banlieues, ou bien dans les petits villages perdus de la Plaine orientale. Un lit en fer, un matelas mince et douteux, un bureau qui brinqueballe, une chaise dont l’assise est affaissée, un seau de métal pour les commodités, et un robinet qui goutte, au-dessus d’un évier fissuré. La lumière grise provient d’un fenestron grillagé, situé à quelques deux mètres du sol.

– Tu te souviens, la dernière fois qu’on s’est rencontrés…

Je me souviens. Il faisait chaud, et nous nous étions mis sous les arbres qui bordent le bar U Giallu, à Luri. Nous buvions du café. Xavier était avec nous, ce qui est toujours un honneur. Le Casanova est rare, mais il vaut le déplacement. Il expose sur le monde un regard ironique et étonnamment chaleureux. Nous discutions de la consommation culturelle, de l’indigence des argumentations, de la simplification abusive du monde. La télé pense pour nous, et les Langlet et autres Zemmour deviennent les nouveaux Sartre et Camus du moment. Bref, des sujets qui intéressent de moins en moins de personnes. Peut-être que Debord a déjà tout dit, et que l’on a pris à tort sa phraséologie marxiste pour la preuve d’une incohérence. Détruire la pensée, c’est si facile pour les fats. Et puis cela convient si bien à la mercantilisation totale du vivant.

– Je me souviens surtout que tu avais l’air si éloigné de tout, comme détaché du monde ; j’avais l’impression de t’entendre depuis une quatrième dimension. Tu avais acquis la sérénité inquiétante d’un bouddha.

Avec Xavier, nous avions commenté entre nous, en revenant sur Pietracorbara, cette apparition étincelante de Jean-Pierre, une machine intellectuelle de plus en plus éthérée. Que cherchait-il ? Plus exactement, et cela paraissait autrement plus inquiétant, qu’avait-il trouvé ?

Jean-Pierre rit de bon cœur, pour autant que le lui permet son grand état de fatigue.

– Mes pauvres, vous avez la complotite si évidente. C’est la maladie courante des écrivains incompris. Vous avez pensé que j’avais largué les amarres, et que depuis mon refuge de Barrettali, j’avais tout planifié. Mon arrestation, ma grève de la faim, mon bobbysandisme décisif.

Je baisse la tête, pour éviter son regard ironique. Je tente une déviation.

– J’ai écrit un haïku pour toi. Tu veux l’entendre ?

Jean-Pierre est curieux par nature.

– Haïkus d’automne.

Mais mon cœur n’est pas ici

Libre Santini

– C’est bien, commente-t-il, et il donne envie de le croire.

Jean-Pierre est bienveillant par nature.

Il y a un silence, car les questions que l’on tait reviennent en vols lents, comme des corbeaux en hiver.

– Et alors ? Et alors ? Vous n’avez pas encore compris tous les deux ce qui se passe ? Vous et tous les autres, vous n’avez pas découvert mes motivations ?

– ….

– J’avais besoin de ce moment. J’avais besoin de cet endroit. Tu ne vois pas que c’est le cœur  du pouvoir, ici, le cœur de l’oppression. Nous sommes au centre névralgique de la police de la pensée. Et ça, mon vieux, c’est la plus merveilleuse résidence que l’on puisse offrir à un écrivain comme moi. Tu comprends.

Il montre une fois encore l’espace autour de lui, et par la magie de son verbe, il semble soudain doté d’une énergie nouvelle, autant que palpable. Il paraît si faible et pourtant enrichi d’une aura de puissance créatrice.

– Mais, tu ne m’as pas...

 

FIN DU SCRIPTOIR

  

 

Je suis arraché à mon clavier par des mains brutales, jeté dans un couloir, une série de portes blindées claquent derrière moi en échos distordus, je passe des grilles, un portail immense et rouillé, je sors, je me réveille.

 

                                                                      Okuba Kentaro

  

   

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