Un Songe Verd  - Jean-Jacques Andreani

Une incroyable nouvelle de Jean-Jacques Andreani, aux confins de l’anticipation et du polar, où l’alchimie, ses clefs et ses mystères sont à l’honneur.

  

  

Un Songe Verd 

 

 

1

 

Encore quelques mètres et je serais peut-être en sécurité. Juste une ruelle à traverser. Certaines maisons ont l’air si sombre le soir avec ce brouillard qui monte du port. Deux jours déjà que je me cache. Les colleurs d’affiches m’empêchent encore de bouger. Aux ordres du Gouverneur, Central-Polis en a recruté des dizaines pour placarder partout l’avis de recherche avec mon portrait. L’île est bouclée. Le ponton du débarcadère grouille, comme toute la base, de miliciers armés. Attendre... Attendre encore un peu que les lampadaires passent en position nyctale... Voilà, la lumière bleue se fait plus diffuse. C’est le moment. Je vois l’entrée avec les quelques marches à descendre. C’est bien cette maison. Le numéro 8, la petite plaque de pierre gravée d'un Paon. La ruelle, les escaliers, vite...

Personne ne m’a vu. Je passe l'étroit portail de bois noirci. J’allume mon briquet et découvre un long couloir. Melusina m’a bien dit : « Voici un capteur, gardes-le sur toi. Va au fond du couloir, un panneau se lèvera dans le mur. Entre puis descends au troisième niveau et attends au pied de l'escalier ». Je m’exécute. Quelques instants plus tard, un rayon rouge me balaye de la tête aux pieds et, devant moi, une porte s’ouvre lentement. La petite pièce est sombre. J’allume le diffuseur dont l'ampoule grésille en clignotant avant d'offrir sa faible lueur. Ma fée m’avait promis une surprise, elle est de taille ! Bien cachée, cette ancienne cellule de confinement est parfaite pour mon évaporation temporaire. Partout des grimoires et des livres plus récents. Des documents. Un lit, quelques provisions, une chaise, une table en bois et, posé dessus, un diseur entièrement équipé avec écran et pointeur. La porte refermée, je suis à l’abri. Accusé de trois meurtres, je peux disparaître ici quelques temps...

 

2

 

Aménagée sobrement, ma cellule raconte l'histoire du premier confinement mondial, en 2020, quand le chaos planétaire avait commencé par une soudaine pandémie virale, imprévisible et massivement mortelle. Profitant de l'isolement forcé des populations, de la crise économique et financière majeure qui s'ensuivit, certains États riverains de la mer au milieu des terres, avaient restreint rapidement la vie démocratique et les libertés individuelles. Utilisant les technologies digitales, s'appuyant sur de féroces milices de sécurité privées, ces États se muèrent assez rapidement en sévères dictatures qui anéantirent bientôt toute opposition. Articulées autour d'opérateurs autant publics qu'occultes, celles-ci se livrèrent ensuite à plusieurs guerres de domination qui ravagèrent un peu plus le bassin oriental.

Aujourd'hui, vingt ans plus tard, cette région compose une mosaïque de territoires en lutte, dont les dirigeants sont, pour la plupart, directement contrôlés par les super puissances et les consortiums planétaires. Reconnue comme zone de guerre, la mer y est interdite à toute circulation terrestre, aérienne et maritime.

À l'occident, l'Italie a sombré dans le désordre. La crise sanitaire, d'une ampleur catastrophique, l'effondrement économique et les graves émeutes populaires ont favorisé l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite, associée à de nombreux militaires félons de haut rang. Dès l'avènement du nouveau régime, l'île de A Maddalena a retrouvé son statut de zone militaire stratégique. La cité et la base sont peu accessibles et le Gouverneur nommé par Rome a les pleins pouvoirs sur toute l'étendue de l'archipel. Cependant, malgré le danger, une résistance démocratique s'y active secrètement.     

 

3

 

Je suis arrivé hier du nord, caché sur un bateau de pêche, pour prendre contact avec l'un de ces résistants, un ouvrier spécialisé qui travaille dans la zone de l'Arsenal. Avec son équipe, ils y ont découvert récemment un accès volontairement comblé qui mène à un vieux dépôt souterrain, non répertorié jusque là. Aménagé, à grande profondeur, pour accueillir les déchets nucléaires des vaisseaux tactiques américains qui fréquentaient jadis la base navale, il abrite un magasin de stockage blindé, décharge abandonnée qui contient une dizaine de fûts radioactifs.

Le Gouverneur, à l'annonce de la découverte, a déporté sur l'île désormais interdite de l'Asinara, redevenue pénitencier pour démocrates et autres opposants, l'essentiel du personnel civil qui a mené les travaux de déblaiement et l'a fait remplacer par une brigade d'élite de sa garde personnelle. Seuls quelques soudeurs civils spécialisés, dont mon informateur, sont admis dans le périmètre secret, animé depuis peu par d'étranges visites guidées. Il semble en effet que le Gouverneur veuille vendre les fûts abandonnés à son seul profit et que quelques acheteurs potentiels, venant de l'orient du Bassin, soient déjà en négociation avancée avec lui.

Je dois ramener, de l'autre côté du Détroit des Bouches, les images et les relevés techniques de ces éléments cachés. Mais le résistant qui devait me remettre la carte sur laquelle sont enregistrés les renseignements a été arrêté en venant à notre rendez-vous. J'ai assisté de loin à l'opération et j'ai pris la fuite. Rapidement, il a dû parler et j'ai été identifié. Le Gouverneur, pour ne pas attirer l'attention sur ses activités secrètes, a créé une habile diversion qui impose que je sois arrêté et éliminé au plus vite : féru d'ésotérisme et grâce à un complice (mon informateur), je suis venu voler le fabuleux trésor de l'église principale !... Avec l'or, l'argent, le corail, les talismans et les pierres précieuses, j'ai dérobé aussi plusieurs documents aux Archives, dont une copie très ancienne d'un évangile apocryphe attribué à sainte Marie-Madeleine, inspiratrice des adeptes de la Gnose.   

 

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Bien qu'exigüe, ma cellule de confinement est assez confortable. Comment imaginer Melusina en propriétaire d’un tel sanctuaire secret ? De qui le tient-elle ? Et ce matériel hors-la-loi ? Seuls le Gouverneur et certains membres du Haut-Conseil ont accès au réseau interdit ! Comment donc l’a-t-elle trouvé ? Il est vrai que ma fée – qui est mon agent de liaison avec le résistant – est originaire de l'île et qu'elle y a encore de la famille.

La pièce semble bien entretenue... Comment est-elle reliée au réseau énergétique ? Qui vient ici et pour y faire quoi ? Les questions se bousculent, mais assez ! Voyons plutôt l’appareil. J'allume. L’écran rouge affiche « Vous voulez entrer dans la spirale, identifiez votre secteur »  puis la carte de l’île apparaît. C’est vrai qu’elle semble bien petite avec la base militaire qui l'occupe désormais presque entièrement. Je cadre sur la cité : vingt et une rues tracées autour de la place principale dominée par l'église. Tout près, se trouvent les monuments importants : le palais du Gouverneur et de son Haut-Conseil, le Commandement de Central-Polis, la Direction des Archives. Pauvre Calypso Nigra, c’est là que « je » l’ai tuée ce matin, au vitriol, comme mes deux autres victimes.

J'explore ensuite les deux séculaires quartiers des artisans, le Phénix et l’Étoile, pratiquement abandonnés, près du port. Je pointe la Direction des Archives située juste à côté. L’écran affiche aussitôt l’écusson noir de Central-Polis, signe qu'une enquête est en cours dans ce secteur. Je le désigne du pointeur. Maintenant, je peux avoir accès au réseau interdit des miliciers. Voilà d’ailleurs ma fiche de recherche, avec un portrait peu flatteur. J’ai également des dossiers d'images prises sur les lieux des crimes.

J'ouvre d’abord celui de l'entrée du bâtiment où l’on a retrouvé les corps, atrocement défigurés, de Giorgio Rosso et Dante Biancone, les deux gardes de service. Les images défilent... Mais là, sur le mur, au fond... des lettres... un texte ? Je fixe l’image et j’agrandis la portion du mur. Oui, c’est bien ça, il est écrit : « Ainsi est Trinité en Unité et Unité en Trinité, car sont là corps, esprit et âme. Là aussi est soulphre, mercure, arsenic »... Le message de l’assassin est sombre comme la nuit. Il me dit pourtant quelque chose...

 

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Voyons maintenant le bureau de Calypso Nigra, situé trois étages plus haut... Le sinistre écusson clignote encore. Le dossier images de l'enquête est fourni : toute la pièce est sans dessus dessous, les livres éparpillés, la lampe brisée. Et là aussi, mais oui, des lettres rouges tracées au mur, un autre message : « Le Grand Soleil produit l’Œuvre, car c’est par le Soleil que tout s’accomplit ». Et, cette fois, un signe sous le texte : deux sortes de parenthèses entourant une clé en forme de fourche. Une signature peut-être ? Tous ces éléments évoquent l'alchimie : la Trinité en Unité, le soulphre orthographié à l’ancienne, le Grand Soleil qui produit l’Œuvre avec un grand O, la clé...

Le commanditaire des meurtres a mis autant de soin à rédiger correctement ses messages qu'à m’impliquer : souffrant d'un mysticisme délirant, obsédé par le pouvoir occulte de certains textes sacrés, j'ai voulu les posséder. Je suis venu dérober également des pièces d'orfèvrerie inestimables qui ont une grande force de protection magique et pour cela, en dangereux forcené, j'ai tué leurs gardiens...   

Le bourdon de l'église sonne la mi-nuit. Je reviens à ma fiche… L’étiquette “preuves” clignote, je la désigne.  Un texte s’affiche : « Pièces à conviction : tube de vitriol : Analyse laboratoire positive. » En pointant “positive”, c’est bien une photo de moi qui apparaît à l’écran, où l'on me voit dans l'entrée et dans le couloir menant au bureau de Calypso Nigra. Un montage très réussi. Mais pourquoi le vitriol ? Le temps qui court au dehors ne peut m’apporter de réponses et pourtant, de la résolution de cette sinistre énigme dépend maintenant ma vie. Les trois meurtres, les textes et la figure, cette cellule de confinement caverne-abri... Tout va si vite...

Toujours sur la fiche, “Effectif” clignote. Je désigne les lettres. Voilà le commentaire : « Enquête : Ordre du Gouverneur au Major Guillaume Reich, seule la garde du Haut-Conseil doit être mobilisée : trois compagnies de miliciers ; priorité absolue ; destruction autorisée. » Avec ce genre de code, l’équation devient limpide : soit je trouve le véritable assassin et parviens à me disculper, soit, dans quelques heures, je serais victime de la chasse systématique des compagnies de Reich. Mais... j’entends des pas dehors dans l’escalier. Melusina, c’est toi ?...    

 

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La porte de la cellule s'ouvre. Devant moi se tient un vieux monsieur assez petit, avec un chapeau et un manteau noirs. Sans un mot, il entre et me regarde de ses yeux perçants pendant quelques instants puis vient s’asseoir sur le bord du lit. Toujours silencieux, il saisit un carnet dans la poche de son manteau, en extrait une mine et griffonne quelques mots sur une feuille : « Je ne peux communiquer par la voix mais j'entends... Ici, et ici seulement, vous êtes en sécurité. Ma petite nièce Melusina m’a appelé et me demande de vous aider. Me voilà !... ».

Ce vieil homme si calme au regard étrange me donne un peu froid dans le dos. Puis-je lui faire confiance ?... Devant mon air interloqué – mon agent de liaison ne m’en avait jamais parlé – il griffonne : « Nous sommes dans une cellule de confinement dépendante de la bibliothèque qui existait avant la dictature au rez-de-chaussée de la maison d’à-côté. Personne ne sait que cette pièce existe encore ». Puis il me montre un autre feuillet : « Ne vous posez plus de questions sur ma personne, concentrons-nous, j’ai besoin de voir les documents... Avez-vous pris des notes ? ».  Je lui montre ce que j'ai rapidement relevé des messages et du signe. Il regarde attentivement puis commente : « L’assassin connaît sans doute l’Art Royal mais alors c’est un adepte bien présomptueux... »  L’Art Royal ?... Mais il parle d’Alchimie... La mine glisse sur le feuillet : « Il signe même. Mais peut-être pour mieux se cacher... Voyez, le premier message est extrait d’un ouvrage hermétique de Bernard le Trévisan, qui met ici en analogie la conception métaphysique de l’homme et les trois principes liés à la matière. Il parle de soulphre, de mercure et d’arsenic mais ce ne sont pas les éléments modernes. L’assassin donne des indications. Se croit-il si fort ? ». Le vieil homme écrit plus vite maintenant : « Le deuxième message est lui-aussi ésotérique. C’est Zozime le Panapolitain, qui parle ici du caractère Solaire du Grand Œuvre Alchimique. Je vois le rapprochement avec le signe, la clé...”. 

 

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À l’écran, l’indicateur de procédure de Central-Polis affiche maintenant un code “cinquième niveau de sécurité”. Bientôt les miliciers parviendront dans la zone où je me cache. Le vieil homme me montre un autre feuillet : « Les victimes ont été tuées au vitriol et c’est la signification des parenthèses du signe. Du vitriol blanc exactement. Le vitriol est en fait, en Alchimie, le sel que l’on utilise pour la purification ultime du Mercure. Le sel chargé du fluide cosmique se colore en vert. Alors il peut prendre le nom de Lion vert ou  Vitryol, un anagramme de L’or y vit, élément fondamental de l’Œuvre Médian. Cela signifie que la mort des trois victimes est un degré intermédiaire de la stratégie du tueur et que son but réel, final, est votre inculpation ou votre destruction. La sorte de clé pourrait être le symbole alchimique du sel gemme mais je pense qu’il s’agit plutôt du verre de vitrail. L’assassin aurait-il un lien avec cette matière ?  J'ai ma petite idée... Il faut que je j’aille dans le quartier de l’Étoile pour vérifier, il reste là-bas des ateliers actifs... ». L'ancien bibliothécaire se lève et se rapproche de la table. Sur son petit carnet, il fait à nouveau courir la mine : « Voici un grapho-transmetteur. Grâce à lui, je vous enverrais mes commentaires… Il me faut un code d’identification pour me faire reconnaître. Melusina Golino nous a réunit... M, G, Mel, Go... GOLEM non ?...  Pour cette nuit, je  suis donc votre Golem. Celui qui agit à votre place, par et pour la Vérité... ». Puis il tire un petit cube métallique d'une poche et le pose sur la table devant moi.

Un Golem ? Non pas d’argile et tout en force mais fait de chair et sang, apparemment hautement initié et équipé technologiquement. Le vieil homme connaît parfaitement l’île, ses quartiers, ses corporations et même les ateliers oubliés. Je griffonne un merci un peu tremblant. Il regarde l’écran un moment puis écrit à nouveau : « L’homme, car comme le prouve le caractère mâle de la clé, c’est bien un homme qui a fait ou ordonné cela, a voulu vous compromettre sans doute parce vous pouvez mettre en danger son activité. Entre les renseignements que vous pouvez obtenir du diseur et mon déplacement, nous devons arriver ensemble à un bon résultat. Je pars maintenant. Je transmettrais dans un moment ». 

Alors que le bourdon du campanile de l'église sonne la “seconde”, mon Golem ouvre la porte et repart comme il est venu, silencieux et étrange. Le diseur affiche toujours le code de sécurité. Je pointe la spirale. Je vais pouvoir accéder à d’autres informations.

À l’écran, sur la place du Diadème, j’indique le palais des Podestats et demande les indicateurs économiques. La carte des opérateurs apparaît. Voilà les insignes... Deux guildes principales : Tailleurs de pierre, Maîtres-Maçons et quatre guildes mineures du corps des métiers. Mon vieux Golem avait raison, il y a toujours de l'activité dans le quartier de L’Étoile. Je demande au diseur l’implantation. L’écran affiche la cartographie avec toutes les zones, occupées et abandonnées. Je pointe Énergie qui clignote. Je vois les groupes d’ateliers déconnectés du système d'alimentation. Celui des Tailleurs de pierre, celui des Maîtres-Maçons, le petit ensemble des guildes mineures et là, en retrait, on dirait un montage plus puissant... Il n’y a pas d’insigne mais quelqu’un occupe cette zone et y consomme beaucoup d’énergie. Peut-être pour alimenter un four ? Soudain, l'écran affiche le portrait du Major Reich avec une communication... « Décompte de la recherche thermo-biologique dans une heure standard, concentration de l’effectif dans les zones : Port, Débarcadère, Complexe ». Et mon Golem qui marche dans la nuit... Pourra-t-il retrouver le Verrier ? Son regard et sa force me disent encore : confiance, bientôt viendra l’Œuvre de la Vérité.

 

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Le diseur affiche à nouveau l’écusson noir de Central-Polis et le portrait du Major. Le message clignote : “Décompte recherche finale lancé”. Malheureusement, je n’ai pu aller beaucoup plus loin dans mes investigations sur le réseau secret. J'ai accès aux seules communications autorisées du premier niveau de la spirale. Au delà, l’écran demande un code crypté, connu seulement du Gouverneur et de son adjoint du Haut-Conseil.

De là-haut, vers la surface, il me semble percevoir les grognements des miliciers de Reich qui progressent en direction de la place de l'église. Plus que deux îlots et ils parviendront dans la rue du Lion. Reich... C’est avec beaucoup d’empressement qu’il a envoyé vers moi ses miliciers. Pourquoi un tel zèle ?... Et ses apparitions de plus en plus fréquentes aux côtés du Gouverneur ?... Le vieux Golem m'avait informé : certains Podestats avaient soutenu – en privé – que le Major rétribuait ses hommes en plus des émoluments habituels. Où prenait-il les moyens assez importants dont il faisait étalage depuis quelque temps ? Il était craint de plus en plus, et avec lui sa sinistre milice, autant par certains membres du Haut Conseil que par les Podestats, les Guildes et tout le petit peuple prisonnier de l’île-citadelle.

Devant moi, le grapho-transmetteur que j'ai déplié est en position veille, toujours inerte. Sur son petit capot, l’arc dessiné par la lumière de l’écran semble vaciller légèrement. Que fait donc mon Golem ? Ne va-t-il pas se faire surprendre ?... Les capteurs thermiques des miliciers sont particulièrement puissants et à l’ordinaire bien réglés. Et puis, dans L’Étoile, presque tout est construit en bois et les flux d’énergie ne rencontrent pratiquement aucun obstacle... Soudain, le faisceau vert du signal de transmission me touche presque le bras et parcourt la pièce jusqu’au mur derrière moi. Le grapho-Transmetteur vibre un peu et, en crachotant, délivre la mince bande de papier piquetée par les micro-aiguilles : « Golem transmet... J'ai trouvé l'atelier du Verrier... Il y a un diseur équipé ici, je vais l'utiliser... Branchez-vous maintenant sur le réseau Contrée “Delta” de la Spirale, Méta-Circuit Citadelle ». Dans un couinement sec, la source verte se tarit et le petit appareil repasse en veille. Je reviens dans la seule lumière rouge de l’écran du diseur. Je pointe à nouveau la spirale, le Méta-Circuit, le code, voilà... Mon Golem apparaît, il a mis un œil au diseur, je peux voir le vieil atelier, toute la scène... 

 

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Debout devant un tas de vieilles planches, le vieux bibliothécaire est là, avec un sourire presque amusé. Il me montre du doigt le côté droit du tas. Je ne distingue pas bien. Il regarde encore la zone cachée dans l’ombre puis vient vers le palpeur optique du diseur et le saisit pour le réorienter. L’image se brouille durant quelques secondes puis mon Golem apparaît enfin dans le cadre. Mais où se trouve-t-il ?... Il s’approche du tas de planches et montre, sur le sol, un corps...  

Il griffonne rapidement et approche le feuillet du palpeur : « C’est Anton Armiger, directeur des Archives et, visiblement, ex apprenti Verrier... Voyez... ». Je découvre l'atelier en désordre. Le faible rayonnement lumineux s’accroche avec peine sur les montants d’un four, égratigne partout des tenailles, des pinces, des pots, du métal, du sable et des pâtes de verre brisées. Il y a eu lutte ici. Le vieux Golem replace un autre feuillet devant l’œil artificiel. « Armiger a été poignardé... Lame fine... Une dague d’officier sans doute... J’ai retrouvé ceci, sans doute une incrustation de l’arme qui n’a pas tenu ». Il pose le feuillet et approche du palpeur une sorte d’insigne brillant. Plus près... Plus près... Voilà ! Je n’ai jamais rien vu de semblable. Le motif est ancien, c’est sûr. Deux licornes se font face et l’une est transpercée par l’autre. La pièce est légèrement galbée. Mon Golem a sans doute raison, elle devait orner le manche de la dague. Il approche un nouveau feuillet : « Armiger est bien le triple assassin. J’ai retrouvé le vitriol... L’ombre pensante de toute cette opération l’a manipulé et éliminé »

Le vieil homme se tourne alors vers le corps étendu, indique le bras droit, et me regarde à nouveau. Il veut me faire voir quelque chose. Semblant m’entendre lui dire d'aller plus près, il se rapproche du palpeur qu’il saisit. Je perds un moment l’image mais elle revient rapidement. Mon Golem montre alors certains morceaux des vêtements de l’avant-bras et du coude brûlés. Il me fait comprendre. De ses mains, il mime la danse des flammes et les jets d’étincelles, dessine dans le vide la projection du sable, de la pâte liquide et incandescente. Puis il soulève l’avant-bras du mort et de l’autre main rapproche l’œil artificiel. Dans les rassettes, au poignet, il y a une petite tâche brune. Le vieux bibliothécaire place mieux le diffuseur et la tâche devient plus visible : c’est le même motif que celui de la dague. Il se saisit à nouveau de l’œil pour le poser un peu plus loin. Puis il fait courir la mine sur le papier gris et me fait lire... « Je reconnais ce signe. Il correspond à la marque des Loups Noirs, un ancien ordre fasciste secret. Ses membres étaient d'impitoyables assassins qui laissaient jadis cette signature sur leur victime. Mais cette Fraternité n'est plus active... Mon idée ? : Armiger élimine Calypso Nigra, Dante Biancone et Giorgio Rosso sur ordre du Gouverneur. Ces patronymes, vous l'avez remarqué, correspondent aux trois degrés du Grand Œuvre. Le Gouverneur fait ensuite assassiner Armiger pour s'assurer de son silence définitif. C'est vous, le voleur du trésor et des documents, exterminateur des trois premières victimes, que le Gouverneur a désigné comme coupable de ce nouveau crime... Vous comprenez... Ce funeste montage n'a d'autre but que de vous présenter comme l'acteur halluciné d'un massacre pseudo ésotérique qui doit se conclure par votre propre mort. Toutes les pistes permettant de remonter jusqu'au commanditaire seront ainsi effacées ».

Mon Golem prend ensuite une autre feuille sur son carnet mais... Ces faisceaux blancs tournoyants ?... Un véhicule d’inspection ! Le vieux bibliothécaire a bien compris lui-aussi. En un instant, il camoufle le palpeur et disparaît derrière les planches. Les faisceaux des projecteurs s’immobilisent, droit sur la porte de l’atelier. Le bois rongé découpe la lumière crue en lambeaux. Une ombre... Qui grossit... La porte s’ouvre... Reich !... Seul... D’un geste rapide sur sa commande pectorale, il éteint les faisceaux. Il fait attention. C’est étrange. Il se rapproche du corps. On dirait qu’il cherche quelque chose. Il fouille même les alentours. Le voilà qui s’énerve. Et que va-t-il faire de ce vieux morceau d’étoupe ?... Il le trempe dans un pot, l’entortille autour d’un bout de planche et l’enflamme... Maintenant, il saisit le bras d’Armiger et... lui brûle le poignet... Dans la fumée, je le vois qui s’acharne sur la marque.

 

10

 

Le feu gagne rapidement la manche. Des flammèches verdâtres rampent déjà vers l’épaule. En gouttelettes incandescentes, le poignet rongé d’Armiger s’éparpille peu à peu sur le sol. La marque n’est plus qu’un souvenir, les os sont saillants. Quel acharnement !... Soudain, la manche cède et Reich, déséquilibré, est projeté en arrière. En tombant, il renverse le pot. La pâte visqueuse se répand et, au contact des petites flaques de feu, s’embrase à son tour. La lumière verte est vive. Les flammes s’emparent très vite du corps d’Armiger. La fumée voltige en gros tourbillons.

Reich s’éloigne comme il peut, à reculons... Je vois une ombre qui se glisse dans son dos. C’est mon Golem. Il tient quelque chose dans la main. Au moment où le Major tente de se relever, le vieux bibliothécaire lui assène un coup sec sur l’arrière du crâne. Reich n’a pas le temps de s’écrouler qu’il l'attrape par les épaules et le traîne déjà vers l’œil du diseur devant lequel il le lâche. Puis il reprend son petit carnet et griffonne très vite... « C'est le Major qui a occis Armiger sur ordre du Gouverneur. Ils sont complices dans cette affaire, c'est pour cela qu'il est seul. Belle prise non ?... Je le ramène... Je prendrai son véhicule... Personne n’osera m’intercepter ».  Sous d’épais et lourds panaches de fumée, le corps d’Armiger est avidement dévoré par les flammes. D’ici peu, il n’en restera rien. Le vieil homme a tiré le Major, toujours inconscient, vers la porte de l’atelier. Il le pose, ouvre un battant, le reprend puis ils disparaissent à l’extérieur. L’appel d’air provoque un important mouvement de la fumée qui s’élève, masquant bien vite tout le champ couvert par l’œil artificiel. Presque aussitôt après, voici mon Golem qui revient à travers les tourbillons. Il se précipite vers l’œil, s’en empare et le débranche. Un instant, je n’ai plus rien à l’écran puis l’écusson noir et la spirale reviennent sur le fond rouge. Le vieux bibliothécaire a capturé le Major et il rentre avec sa prise en véhicule de service.

 

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Les miliciers se rapprochent dans la nuit qui finit. Il faut faire vite. D’ici peu, nous serons coincés. Je vais tenter de suivre son itinéraire... Je pointe à nouveau le sombre écusson. Immédiatement, apparaît le cartouche de la demande d’identification. Je donne seulement “Reich”... Ça marche !... La carte du quartier du port s'affiche. Un point en mouvement clignote dans une rue proche du quai, au sud. Je le désigne. Dans un coin de l’écran, une fenêtre me donne la description du véhicule de service : « Maraudeur Officier de Classe 4. Extension amphibie activée. Communications nodales découplées. 2 signatures thermiques à bord ». Puis, sur la carte, le point clignotant quitte la ruelle pour entrer dans... un chenal d'accès au port. D'après le localisateur, l’engin se déplace maintenant à la surface de l’eau. Assez rapidement d’ailleurs. Il vient par ici. Le vieux bibliothécaire a choisi la voie la plus courte et sans doute aussi, la plus sûre. Il a coupé toutes ses communications et la seconde signature thermique peut être interprétée par Central-Polis comme étant celle d’un prisonnier.

Un instant, je suis le point clignotant. Je le vois changer de secteur. Dans la fenêtre, la portion agrandie de la carte me permet de constater également la progression des compagnies de miliciers. Des dizaines de points bleus constellent les abords immédiats du port et certains ont déjà atteint les premières maisons de la rue du Lion. Dans quelques centaines de mètres, ils seront ici. Je n’ai pas le temps de m’inquiéter davantage. Devant l’écran, le grapho-transmetteur, brusquement réactivé, à fait un petit écart. Le rayon vert parcourt à nouveau la pièce. Les micro-aiguilles trouent le ruban en crépitant « Je suis en route... Préparez-vous à me rejoindre au quai nord... Éteignez tout et sortez. Je vous attends... Vite... ». Le petit appareil sursaute une dernière fois et s’immobilise. Sur l’écran du diseur, l’écusson noir clignote plus vite. En boucle, l’indicateur de procédure affiche le message “Code de sécurité sixième niveau“. Je désactive l’appareil. Rapidement, je ramasse le grapho-transmetteur, coupe le diffuseur et sors.

Là-haut, des bruits sourds, comme des échos plutôt. Je ferme la porte et monte l'escalier lentement. Je suis presque à la surface. Il fait encore nuit. L’onde bleue pénètre jusque là. Encore quelques marches... Personne... Les miliciers doivent fouiller les premières maisons. Il me faut gagner la ruelle. Je m’arrête quelques instants dans l’entrée. Plus loin, j’entends des voix fortes. Les ordres hurlés aux compagnies se répercutent entre les vieux murs et s’affaiblissent, comme atténués, captés par les mousses qui couvrent tout dans le quartier du port... Je dois sortir. Je passe un œil... Rien... Je fonce... Il faut remonter la ruelle jusqu’au quai... Les miliciers sont derrière moi... Je me colle aux murs poisseux. Le brouillard reste mon allié. Ici, il n’y a presque plus d’éclairage. La mince clarté des lampadaires va bientôt se perdre dans la teinte diffuse de la fin de la nuit. Dans moins d'une heure, le jour révèlera à nouveau le paysage.

 

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Et moi qui exécute aveuglément les instructions de mon Golem ! Si nous sommes pris avec Reich nous serons exécutés sans sommation... J’espère qu’il sait ce qu’il fait... Et justement ?... Où fuirons-nous maintenant ?... Je remonte l’étroite et sombre ruelle... Les bruits sont plus clairs... Des coups de crosse sur les portes... De la lumière plus forte aussi...

Vers le sud, de puissants diffuseurs balayent le ciel de leurs rayons. Le brouillard se dissipe. Vite... Je cours... Le quai, enfin !... Quelques pas jusqu’à la rambarde... Je m’allonge dans l’ombre... Respirer... Reprendre son souffle... Écouter... Plus loin, vers le ponton principal, les miliciers s’agitent partout... Les cris se rapprochent encore... Mais... Un clapot ?... Un sifflement !... Le moteur du Maraudeur !... Je me redresse et glisse le long de la rambarde. Je lève légèrement la tête. C’est bien lui !... L’engin est à quelques mètres. Je me dresse et me rapproche. Il vient vers moi le long du quai. Encore un peu... Je saute... L’eau sale et glacée me saisit... Voilà, je m'accroche... La porte de l'engin remonte très vite, une main m’agrippe le haut du dos et me tire vers l’intérieur... Je n’ai pas le temps de me retourner, la porte se referme et au même moment, l’accélération m’enfonce la tête dans le fond du fauteuil. Reich, inconscient, est étendu, ligoté à l’arrière. Je me redresse enfin. Des voyants clignotent partout... Golem pilote... Nous allons vers le large...

Tac tac tac... De puissantes détonations sèches, caractéristiques du calibre 11.43, résonnent tout près de chez moi et me réveillent brutalement ! Je m'étais assoupi. Il est vingt heures et c'est le début du concert quotidien en hommage à tous ceux qui luttent contre le virus. Vidant son chargeur, le mélomane pistolero accompagne en rythme une charge de cavalerie américaine jouée tant bien que mal au clairon. Puis l'appel grave d'un culombu retentit en contrepoint. Au port, les bateaux activent leur corne de brume, partout on tape sur des casseroles. Sans doute excité par les bis adressés au cuivre pour sa performance, le pistolero, appliqué, envoie en cadence une nouvelle gerbe de plomb vers le ciel. L'alchimie polyphonique est totale. Pendant quelques minutes, les sonorités joyeuses et variées de la cacophonie populaire rebondissent, se diffusent, s'amplifient entre les façades des bâtiments voisins et... mes deux hémisphères cérébraux. Ce Songe Verd me laisse pantelant. Je pose sur la platine «Qu'est-ce que sera demain, le début ou la fin ?...» d'Yves Simon. Le disque noir brille en tournant. Déjà six semaines de confinement...  

 

 

Jean-Jacques Andreani
Avril 2020
Albiana / Décameron 20/2.0

   

 

«Un Songe Verd» est inspiré par Le Songe Verd (Opuscule de Bernard le Trevisan, Alchimiste, 1406 – 1490, dans lequel il expose une méthodologie pratique présentée sous la forme d'un rêve mêlant éléments allégoriques et symboliques) : « Dans ce songe tout paraît sublime : le sens apparent n'est pas indigne de celui qu'il nous cache ; la vérité y brille d'elle-même avec tant d'éclat qu'on n'a pas de peine à la découvrir à travers le voile dont on a prétendu se servir pour nous la déguiser.»

 

À la Maddalena, le Centre d'Études et de Documentation Biblio-Iconographique dédié à sainte Marie-Madeleine (5 place Amsicora) jouxte le Musée Diocésain (peintures, sculptures, objets liturgiques et trésor), abrité dans une dépendance de l'église paroissiale. 

 

 

 

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