- Decameron Libero
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Pour Mathée Giacomo-Marcellesi et Dominique Marcellesi, le confinement est propice à la résurgence des souvenirs d’enfance enfouis… demeurés intacts, ils restituent un pan de la vie de quartier à Ajaccio.
Rue Gabriel Peri, anciennement Rue de l’Hospice
Après leur « déplacement » de Porto-Vecchio et l’année passée à Sartène grâce à l’intervention d’un inspecteur d’Académie nommé par Pétain en 1940 mais qui essayait de limiter les injustices, Toussaint et Marie Marcellesi sont venus à Ajaccio en septembre 1941. Marie avait été nommée au Collège Fesch, collège de jeunes filles dont la directrice, Anna Canavaggio, était elle-même résistante. Marie enseignait le français, l’histoire, la géographie et l’instruction civique au Collège Fesch. Toussaint avait été nommé à l’école de la rue Pascal Paoli, au CM2.
Ils sont arrivés avec leurs quatre enfants, Jean-Baptiste (11 ans), Dominique (7 ans), Alexandre (3 ans), Mathée (1 an) et la jeune soeur de Marie, Félicia (17 ans). Toussaint et Marie ont pu loger dans un appartement appartenant à Mr Petrocchi, qui leur avait été indiqué par le frère d’Ange Stromboni, au quatrième et dernier étage d’un immeuble sis en haut de la rue dite alors Rue de l’Hospice. Il y avait en effet, à l’angle avec le boulevard Lantivy, une maison de retraite médicalisée. Dans son livre Long séjour (Gallimard,1998), Jean-Noël Pancrazi évoque cet établissement où son père a passé quelques années de sa fin de vie.
L’immeuble où nous habitions faisait face à l’Église du Sacré-Coeur, au-dessus du carrefour entre le bas de la rue Miss Campbell, le haut du Bd Sylvestre Marcaggi et à gauche, le Boulevard devenu Bd Fred Scamaroni, à l’entrée duquel il y avait une belle fontaine en fonte. Avec nous logeait aussi une cousine, Marie Tafani, qui aidait pour le ménage et la cuisine et s’occupait des enfants plus petits, Alexandre et surtout Mathée. Jeanne, la sœur de Marie née en 1920, s’est jointe à nous en 1944. Après l’École Normale d’Ajaccio et des études supérieures à Alger, elle a été adjointe d’Enseignement à Ajaccio puis à Corte et en 1947, elle a été titularisée comme professeur de mathématiques au Collège Fesch d’Ajaccio.
Au quatrième et dernier étage
Au quatrième et dernier étage, l’appartement dominait la citadelle et le golfe d’Ajaccio ainsi que les montagnes de l’autre côté du golfe, notamment le Monte d’Oro, qui étaient couvertes de neige en hiver, parfois sous un ciel bleu et un soleil étincelant. Marie s’extasiait devant ce spectacle, elle invitait les enfants à venir le contempler de la fenêtre. En 1944, Toussaint aurait voulu retourner à Porto-Vecchio, mais Marie pensait qu’il valait mieux rester à Ajaccio. Elle disait « D’un mal peut surgir un bien ! ». Elle invoquait notamment la scolarité des enfants car Jean-Baptiste était dans le secondaire, un excellent élève dont Monsieur Chabot, le professeur de français-latin-grec disait qu’il était promis à de brillantes études supérieures. Dominique en primaire était aussi très brillant et son maître, Monsieur Sarrocchi, avait demandé qu’il saute une classe, sinon deux !
Dans la salle à manger resplendissaient les meubles en palissandre qui avaient été commandés par Toussaint et Marie alors qu’ils ne savaient pas qu’ils allaient devoir quitter Porto-Vecchio : le buffet et la desserte, et aussi la grande table à rallonges et la haute glace posée sur la cheminée. Pour les réceptions, ils sortaient l’argenterie qui leur avait été offerte lors de leur mariage avec le service d’assiettes et les verres en cristal du magasin tenu à Porto-Vecchio par Lucie, la sœur de Toussaint et son mari, Georges Mela. J’étais particulièrement fière de cette splendeur quand il y avait des invités, par exemple André Moreau, grand ami de Toussaint et Marie qui se réclamaient comme lui de l’Ecole Emancipée, disciples de Célestin Freinet sur le plan pédagogique et syndicalistes anarcho-syndicaliste.
Nous recevions parfois la visite d’un sympathique professeur de Lettres Classiques du Lycée Fesch, Monsieur Thon, qui avait créé le Ciné-club d’Ajaccio et continuait à l’animer avec enthousiasme. Il aimait parler avec Jeanne et Félicia. Il s’est marié avec Mlle Renard, elle-même professeur au Collège Fesch. Il a enseigné à Ajaccio pendant plusieurs années et il a offert à Toussaint et Marie deux livres d’Ernest Pérochon, Les Gardiennes et Le Chemin de plaine. Il est le père de trois anciens élèves de l’E.N.S. de la Rue d’Ulm (promotions 1979, 1981, 1982).
Au troisième étage
Au troisième étage logeait Mr Bowerman. En janvier 1943, il a été arrêté et déporté par les Italiens qui le soupçonnaient d’être un espion au service de l’Angleterre. Mr et Mme Rialland se sont alors installés dans cet appartement avec leurs deux enfants en bas-âge. Ils ont été remplacés par la famille Mignucci, composée de quatre personnes : un père, son propre frère ancien marin et ses deux garçons. Le plus jeune des garçons, Jojo, devait plus tard devenir journaliste du journal Nice-Matin Corse.
L’aîné, Fanfan, qui était nain, descendait gaiment les escaliers en chantant, ce qui nous étonnait : comment peut-on être si gai avec une telle difformité ? Il devait plus tard devenir comédien et tourner notamment dans le film de Sacha Guitry, Si Versailles m’était conté, sorti le 9 mars 1954.
Au deuxième étage
Au deuxième étage logeaient Mr et Mme Barbagelata avec leurs deux filles, dont l’aînée, Thérèse, était en fin d’études secondaires. Marie Marcellesi l’aidait du mieux possible. Mr Barbagelata disait : « Si Thérèse ne réussit pas avec tous les livres que Madame Marcellesi lui a prêtés ! ». Le 1er de l’an, nous descendions rituellement leur souhaiter la bonne année!
Au premier étage
Au premier étage vivait Mme Chiaroni, qui était veuve, avec son fils Jacques dit Jacquot, et sa sœur.
Jacques Chiaroni avait un atelier de ferronnerie dans la rue Stephanopoli, sur le côté droit en descendant du Cours Napoléon vers la rue Fesch.
À l’entresol
À l’entresol, Mme Vico également veuve vivait avec sa fille prénommée Anna. Pendant les quelques mois où l’armée d’occupation allemande était à Ajaccio en 1943, les officiers allemands étaient logés à la base d’Aspreto, mais ils avaient, sur le cours Napoléon, un cercle où travaillait Anna. Certains venaient parfois la voir rue de l’Hospice.
En 1943, quand des alertes annonçaient les bombardements américains, nous nous réfugions dans l’entresol pour le cas où le haut de l’immeuble serait détruit. Mais il nous arrivait aussi de descendre nous réfugier dans un abri de la rue Colomba qui reliait la rue de l’Hospice à l’Allée des Mimosas.
Dans la rue
À la Libération, à partir de la fin 1943, des soldats américains logeaient dans le bâtiment scolaire en face du numéro 3 de la rue de l’Hospice et quand il avait neigé, ils jouaient à se battre joyeusement en se lançant des boules de neige protégés par leur capote et leur calot.
Les Desanti
Au bas de la rue Gabriel Peri, sur la gauche en descendant vers la mer, il y avait une épicerie tenue par Mme Desanti, la tante du philosophe Jean-Toussaint Desanti. Elle se lamentait parce qu’il était devenu communiste, elle rendait responsable de cette évolution qu’elle jugeait très regrettable l’épouse de Jean-Toussaint, Dominique Desanti. Celle-ci était elle-même journaliste et je devais plus tard apprécier les reportages sur le Tour de France qu’elle écrivait dans le journal l’Humanité. En fait, Jean-Toussaint Desanti (Touki pour les intimes !), ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, spécialiste de la philosophie des Mathématiques, a dit dans une lettre à Maurice Clavel qu’il était devenu communiste en voyant, à la sortie de la rue d’Ulm vers la place du Panthéon, des enfants juifs rassemblés pour être déportés :
« Et toi-même, Maurice, tu l’as entendue cette voix qui réclame la dévastation et promet la mort ! Rappelons-nous. Rappelons-nous ce matin de juillet 1942. Le commissariat de la place du Panthéon et les enfants juifs assis sur leur valise (quelle dérision !). Tout autour, la flicaille (française) en armes. Ce jour-là, j’avoue l’avoir entendue cette voix lointaine, que je croyais enterrée : c’était un désir de meurtre, tuer, tuer, non pour punir, ni pour venger mais afin que cela se sache que tout n’est pas permis contre des innocents. » (Jean-Toussaint Desanti, Un destin philosophique, Editions Grasset,1982, réédité par Institut Desanti, ENS Lettres et Sciences humaines, 2008, p.151-152 dans le chapitre « Le prêtre, le militaire et le bagnard »).
La plage
La rue Gabriel Peri descendait en pente très raide vers la mer. Alexandre et moi aimions traverser le Boulevard Lantivy pour nous retrouver sur la petite plage aujourd’hui disparue sous la montée du niveau de la mer. On y accédait par des escaliers en pierres, un de chaque côté. On pouvait grimper sur les rochers ensoleillés, caressés par les vagues. Nous faisions des châteaux de sable et nous mangions des praires.
Le corbillard
Un jour, au sortir de notre immeuble, j’ai vu surgir sur la gauche, en haut de la rue, un corbillard noir traîné par deux chevaux caparaçonnés de noir qui galopaient en dévalant la pente et en faisant résonner leurs sabots lugubrement. J’ai eu vaguement peur qu’ils ne soient venus m’emporter et je me suis enfuie en remontant dans l’escalier, appelant à l’aide en criant « Il y a le mort ! Il y a le mort ! ».
La famille Choury
Au numéro 5 de la rue de l’Hospice, dans l’immeuble qui jouxtait le nôtre, vivait au dernier étage la famille Choury : Emma née Perini, sœur de Danielle Casanova et dentiste comme elle, avec son mari, Maurice, historien, qui a joué un rôle de premier plan pour la libération de la Corse, et leur fille prénommée Isaline, prénom abrégé par ses parents en Isou qui avait le même âge que moi. Je montais souvent chez les Choury pour jouer avec Isaline que j’appelais Isou Souri.
Le logement occupé par les Choury était celui de Jérôme Santarelli, un instituteur communiste qui avait été arrêté en même temps que Jacques Bonafedi et Jean Nicoli, alors qu’ils préparaient le débarquement du sous-marin Casabianca. Il a été condamné à 30 ans de prison et déporté en Italie.
Isaline Choury a épousé en 1996 Jacques Amalric, rédacteur en chef et critique littéraire du Monde, lui-même père de l’acteur-réalisateur Mathieu Amalric.
De la rue Gabriel Péri au Bd François Salini
En 1951, Toussaint et Marie ont appris qu’ils ne pourraient plus occuper l’appartement car le propriétaire en avait besoin pour sa famille. Comme l’entrepreneur Spinosi devait construire un immeuble au bas du Bd François Salini, anciennement Allée des Mimosas, non loin de la rue Gabriel Péri, ils ont envisagé d’acheter un appartement. Toussaint était réticent d’autant qu’ils venaient d’acheter une maison dans le village de l’Ospédale U Spidali. En effet, la grande maison de Contra Salvatica construite par Don Noël, le frère de Toussaint, où ils venaient passer les vacances d’été, allait peut-être être vendue à l’EDF qui souhaitait y installer une colonie de vacances. Pour trouver l’argent nécessaire à l’achat de l’appartement, Marie est partie aux vacances de Pâques le demander à sa famille, à Purgu, à Chera, à Conti, à travers les sentiers. On lui donnait l’argent en petites coupures. Elle tenait d’une main un sac pour mettre l’argent et de l’autre, un parapluie car le temps était mauvais. Depuis, l’expression est restée dans la famille « Partir avec le sac et le parapluie » !
En 1951, le déménagement entre l’appartement de la rue Gabriel Peri et le nouvel immeuble du Bd François Salini s’est fait un jour dans l’après-midi. Je me souviens qu’en revenant du collège, j’ai commencé à remonter la rue Gabriel Peri, mais je me suis aperçue de mon erreur et j’ai pris le chemin du nouveau domicile !
Nous avons donc vécu Bd François Salini, anciennement Allée des Mimosas, dans cette rue bordée de chaque côté par une rangée d’arbres qui offrent une magnifique floraison en février !
Pour lire un autre texte de Mathée Giacomo Marcellesi : Ma diphtérie dans l’épidémie de 1943
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