Malatesta, mille neuf cent quarante-trois - Serge Ayala

Une nouvelle historique de Serge Ayala : entre Giovannali et occupation fasciste de la Corse.

  

  

Malatesta, mille neuf cent quarante-trois

  

  

Décidément, avec cette satanée pleine lune, on y voyait comme en plein jour : difficile de passer inaperçu, les gardes pontificaux postés à tous les accès du village veillaient près de grands feux.
Veillaient n'est pas tout à fait exact : ivres d'ippocrasso*, de meurtres et de pillages, ils gisaient ça et là, emmitouflés dans leur manteau de laine grossière.

Là-haut, sur la montagne crénelée dominant le village, le gigantesque bûcher achevait de se consumer, rougeoyant, dans la nuit glacée de l'hiver 1363. Chaque escarbille qui mourrait dans la neige sale emportait un peu d'humanité, espoirs et chairs unis pour l'éternité.
Urbain V avait bien fait les choses en envoyant en Corse le capitano Sfregio Malatesta, son légat et condottiere, appliquer le « Tuez les tous, Dieu reconnaitra les siens », célèbre depuis la croisade contre les Parfaits un siècle auparavant.

Alors, investis de cette mission divine, Sfregio et sa soldatesque tuaient depuis deux ans, hommes, femmes et enfants, de l'Alta Rocca à l'Alesani, des rives de la Tyrrhénienne aux contreforts du Renoso.

Ils tuaient les hérétiques à la colombe, ils tuaient les Giovannali.

 


***

 

Le sac de Ghisoni, paisible bourgade dominée par cette montagne en forme de candélabre, fut presque trop facile. Protégés par le défilé de l'Inzecca, ses habitants ne tinrent pas compte de l'avertissement lancé par ce misérable attelage humain, un aveugle guidé par un boiteux, arrivé quelques jours auparavant.

Toute la piève de Cursa venait d'être ravagée, sa population massacrée, à l'exception des deux pauvres hères, chargés de dire toute l'horreur de la croisade en trois mots répétés inlassablement et tirés de l'Apocalypse de Saint Jean : « Va et regarde ».

Les quelques Giovannali réfugiés là depuis deux ans, pauvres parmi les pauvres, qui survivaient à l'ombre du campanile ne se méfièrent pas non plus, oublieux des exactions subies ou trop affamés pour comprendre la gravité de la menace.

« Va et regarde ». À Ghisoni, ce fut effectivement l'Apocalypse. L'apothéose du capitano Malatesta et de ses trois cent soudards. Tout ce qui y vivait fut impitoyablement massacré, annihilé, brûlé : catholiques, Giovannali, riches, pauvres... On poussa même la précaution jusqu'à jeter dans le bûcher final les chats du village, réincarnation supposée des hérétiques.

« Va et regarde ». Après les tueries, le pillage. Puis les beuveries, officiers et soldats mêlés dans l'ivresse.
Seul Sfregio, raide dans l’obéissance comme dans l'ascétisme, veillait, silencieux, au pied des ruines du campanile, ravivant soigneusement le fil de son épée sur une pierre plate à la lueur d'un brandon.

Mais cela, Ugo Scuro* Boscaiolo l'ignorait.

Ugo le Sombre était originaire de l'Alesani. Accompagné de son seul bien, une magnifique hache damas, il était arrivé à Ghisoni deux ans auparavant à l'occasion d'une foire et s'y était fixé. Silencieusement, patiemment, il avait bâti une forge au-dessus du Fium’Orbu.
Ugo était Giovannale, bûcheron et forgeron. Un forgeron de génie. Il était le produit de générations d'artisans métallurgistes, et connaissait tous les secrets du fer et du feu.
Mais surtout, il était alchimiste de l'acier, l'acier, ou l'alliance miraculeuse du fer, du charbon et de l'eau : une hache forgée en damas par Scuro avait le tranchant du rasoir, la dureté du diamant et l'éclat du miroir.

Sûr de son art, il signait son acier par l'estampille discrète d'une colombe stylisée, symbole de la pureté des Giovannali.

 

***

  


Un petit nuage aveugla la lune.

Tapi près des ruines fumantes de sa forge, Ugo saisit sa chance : rapide comme une belette, il enjamba un soudard assoupi et descendit sans hésiter dans le lit du fleuve glacé, sa précieuse hache glissée à sa ceinture, protégée par un long fourreau de cuir.

C'est le moment que choisit Sfregio pour assouvir un besoin naturel.
Rengainant son épée, il se dirigea vers le fleuve et il vit une ombre furtive louvoyant sur les rochers lisses : un fuyard donc un rescapé.
Sfregio pratiquait le pistage avec l'application et l'instinct d'un fauve : tout en se soulageant, il sourit avec gourmandise puis effleura la longue balafre de sa joue gauche, souvenir d'un duel contre un prince normand : geste machinal et superstitieux, prélude à l'action.

« Va et regarde ».

Silencieusement, il descendit à son tour vers le fleuve à la lueur de la lune. Bonheur : le grondement du torrent masquait le bruit de ses bottes ferrées sur les rochers.
Il n'eut aucun mal à repérer le fuyard, gagnant sur lui progressivement. Sûr de sa force, il commença à caresser le pommeau de son épée.

  

***

  

Ugo s'immobilisa devant une cascade : pas plus que deux pieds de haut mais l'eau glacée et le courant présentaient un danger certain. Pas d’échappatoire latéral : il fallait y aller, et vite. Il pria pour avoir pied dans l'immense vasque sombre qui lui faisait face, retint son souffle et sauta aussi loin qu'il le put, évitant les remous.
L'eau glacée le pétrifia, mais sentant le sable sous ses sandales, il marcha au plus vite vers un énorme rocher grisâtre, îlot salvateur.

Sfregio atteignit à son tour la cascade. Confiant, il se jeta à l'eau sans attendre.
La surprise suivit le froid : alourdit par sa cuirasse de fer, tétanisé par la fournaise glacée, il fut plaqué au fond du torrent par la pression de la chute, et empêché de remonter par la faible densité de l'eau brassée. Il se noyait dans une baignoire !
D'une voix étouffée, il appela à l'aide : « Aiuto,  Aiuto ! »

Ugo venait d'atteindre le rocher quand il entendit les cris par-dessus le grondement du torrent. En se retournant, il distingua une silhouette se débattant dans l'écume blanche.
À la vitesse de l'éclair, il délaça sa pèlerine de laine ruisselante, déposa sa hache sur le rocher et se glissa de nouveau dans l'eau glacée, réprimant un frisson, puis marcha péniblement à contre-courant vers la voix.
Il l'atteignit le naufragé au moment où celui-ci abdiquait. Il lança son bras à l'aveugle, toucha un visage balafré et barbu puis crocha une aspérité métallique : le col du plastron. Il tira vers lui, tout en se disant qu'aucun villageois ne portait de cuirasse...

  

***

    

Sfregio Malatesta aspira une énorme quantité d'air puis hoqueta violemment, crachant du sang. Constatant que ses pieds touchaient le fond, il sut immédiatement qu'il était sauvé, même si son cerveau engourdi n'en comprenait pas la raison. Tiré par le col de sa cuirasse par le forgeron, il échoua sur une plagette près du gros rocher gris, haletant. Il s'effondra, en proie à des convulsions rétrospectives, tandis que son sauveur l'observait.
Ils restèrent ainsi prostrés, s'observant, grelottant dans la nuit, le cœur battant la chamade.

Que faire ?

C'est Ugo qui osa bouger en premier : sur les genoux, il s'approcha du condottiere avec une lenteur calculée, afin qu'aucun de ses gestes ne soient mal interprétés, le contourna et entrepris de délacer sa cuirasse.
L'autre crispa sa main sur le pommeau de son épée, geste qui n'échappa pas à Ugo :

« Calma, capitano, calma. »

La cuirasse enlevée, le froid et le poids du métal ne comprimant plus sa poitrine, Sfregio retrouva instantanément ses esprits. Tout en se retournant lentement vers son sauveur, il se dressa sur ses jambes.
Esquissant un sourire, il toucha sa balafre : son cerveau fonctionnait de nouveau.


Ugo Scuro Boscaiolo n'eut même pas le temps d'avoir peur. Le coup d'estoc perfora son abdomen de part en part, le foudroyant instantanément. Seuls ses yeux dilatés comme des soucoupes trahissaient la surprise absolue.
D'un geste naturel, Sfregio retira son épée du corps inerte et le poussa dans le torrent. Puis, d'un revers de botte, il fit de même avec la pèlerine trempée, torchon inutile. Enfin, il s'approcha d'une forme vaguement oblongue, l'arme du mort, la prit dans sa main, la soupesa.
La hache jaillit alors du fourreau de cuir, lança un éclair de lune en forme de colombe et s'abîma dans l'eau noire.
Tout en haussant les épaules, Sfregio Malatesta y jeta le fourreau à son tour.

C'est comme si Ugo Boscaiolo n'avait jamais existé.

  

***

  

Malgré son blouson d'aviateur de la Regia Aeronautica et un franc soleil d'hiver, l'adjudant Il Forato Malatesta frissonna en sortant dans la cour de l'usine. Si on lui avait dit que la Corse en février, c'était la Sibérie !

Maussade, il se dirigea vers sa Guzzi Alce flambant neuve, soigneusement garée sous un porche.

Le bruit de ses bottes ferrées sur les pavés acheva de réveiller les deux sentinelles frigorifiées postées de part et d'autre du grand portail.

Une nouvelle journée de patrouille commençait. Il vérifia machinalement la présence de son Beretta dans son holster de cuir, enfila ses gants à manchon, ajusta son casque d'acier, puis débuta la procédure de démarrage conformément au manuel réglementaire. Le gros cylindre toussa une fois puis fit entendre son poum-poum caractéristique. Rassurant.

L'adjudant sourit dans sa barbe pointue, premier plaisir de la journée. Il était temps.

Souplement, il enfourcha sa moto, démarra et franchit le grand portail, esquissant un geste du menton vers les sentinelles qui le saluaient, puis tourna à gauche sur la Nationale, en direction du sud, pleins gaz.

Massimo "Il Forato" Malatesta était primo aiutante du corps de la Milice des Volontaires pour la Sécurité Nationale, en d'autres termes sous-officier des Chemises Noires, commandant le détachement stationné dans l'usine de tanin de Folelli.

"Une vingtaine de planqués", pensait-il, pour lesquels il n'avait que mépris : au lieu de combattre le bolchevisme du côté de Leningrad, ils lézardaient au soleil sur le carreau de l'usine réquisitionnée, s'empiffrant de prisutu et de vin rouge confisqués aux villageois des environs.

Mais lui veillait à la discipline : Il Forato, « le Troué », souvenir d'une balle républicaine qui lui avait transpercé les joues de part en part en 37 à Guadalajara, doublait le masque de la brutalité de celui du dogmatisme.

Un pur.

Sa tournée du jour devait le mener à Ghisoni. Ghisoni ! Le bout du monde, la frontière de l'Empire et surtout, le défilé de l'Inzecca : il s'y voyait à chaque fois attaqué par des partisans crasseux qui lui confisquaient sa Guzzi, ses bottes et son Beretta. Un cauchemar.

Cette déplaisante visite était une obligation, donc, en langage militaire, un ordre : là-bas, comme chaque jeudi, l'attendait le colonel Fucci, chef du 10e Bataillon Rapide Bersaglieri cantonné dans le groupe scolaire, afin de lui remettre son rapport hebdomadaire sur la situation dans la région.

Censé lui remettre. Car Ettore Fucci n'avait que dédain pour ce Forato, ce planqué, sa barbe pointue et ses bottes vernies, ce matamore qui venait vérifier comment il menait sa guerre, lui le héros de Vittorio Veneto, médaille d'or de la Valor Militare et grand mutilé.

Aussi, le cérémonial était toujours le même : un Bersagliere à plumes noires lui tendait le feuillet réglementaire à en-tête du bataillon, daté et signé du colonel, mais le feuillet était vierge de toute autre inscription.

L'injure silencieuse. Fucci ne daignait même pas le recevoir. " Mais tout ça se paiera", pensait-il.

Heureusement qu'il y avait Giovanna pour lui mettre du baume au cœur. Giovanna, un tiers putain, un tiers femme de ménage, un tiers espionne. En échange de la vague promesse d'un retour au pays, Gio lui rapportait les commérages du village et les faits et gestes non-officiels du bataillon, puis le gratifiait d'un bon repas et d'un rapide moment de détente.

Certes, Gio n'était pas Alida Valli, même de loin, mais à la guerre comme à la guerre. Et puis elle n'était ni curieuse, ni bavarde, ni exigeante et cela compensait largement ses traits épais et son manque flagrant d'enthousiasme.

Tout à ses pensées, il dépassa bientôt Aleria, puis quitta la grande route pour longer le pénitencier de Casabianda et s'enfoncer dans l'intérieur, traversant Maison Pierraggi et Saint-Antoine.

Les regards torves que lui décochaient les locaux à son passage ne lui laissaient aucune illusion. En dépit des gesticulations de Benito, il savait bien que la Corse ne serait jamais italienne : c'était de la haute politique. Sa politique à lui, Massimo Malatesta, c'était ses galons d'adjudant major des Chemises Noires. Et son Beretta modèle 35.

Tous ses sens en alerte, il s'attaqua à l'Inzecca.

  

***

  

Giovanna Accetta s'activait, préparant la soupe de midi, sans passion. On était jeudi et le jeudi était le jour de ce porc d'Il Forato.

Elle détestait le jeudi, elle détestait même le mercredi, elle détestait Ghisoni, ses montagnes lugubres, ses habitants méfiants, ses compatriotes Bersaglieri en manque de femmes qui reluquaient son cul quand elle remplissait sa ciaretta* à la fontaine de Neptune, elle détestait le purcile* au-dessus duquel elle logeait...

Et, surtout, elle détestait Malatesta.

Mais lui la tenait. Ses faveurs étaient le prix à payer pour son retour à Aoste que lui promettait régulièrement l'adjudant, et elle le croyait, hélas : un an que son époux était mort, écrasé par un laricio perfide, ne lui laissant en souvenir que sa magnifique cognée à l'acier damas estampillé d'une colombe, et son chagrin de jeune veuve ; un an qu'elle moisissait dans ce séchoir à châtaignes et survivait en faisant des ménages et en s'occupant de la lofia, l'énorme truie avachie dans la boue du purcile. Une truie qui lui rappelait son état.

Elle passait la plupart de son temps à contempler la hache appuyée contre un angle de mur. Comme hypnotisée, elle sentait confusément qu'une force mystérieuse la retenait ici, en ce lieu, dans ce village perdu.

Son cœur se serra en entendant le poum-poum de la Guzzi : elle regarda une nouvelle fois la hache vénérée pour se donner du courage puis alla ouvrir la porte.

Elle n'en eut pas le temps : la porte fut littéralement défoncée par un Forato décomposé par la rage. Tout y passa : le froid, le défilé de l'Inzecca, cette ganache de Fucci qui l'avait traité, lui, l'envoyé du Duce, comme un sciuscià*, la Corse, les Corses, la puanteur de cochon qui flottait dans la pièce surchauffée...

Il devait passer ses nerfs sur quelqu'un, vite, et ce quelqu'un, c'était Gio. Il lui manquait juste une excuse. Qui se présenta sous la forme de l'habituelle question de son retour à Aoste.

Il éclata d'un rire nerveux puis, posément, ôta ses gants, se dévêtit de son blouson et de sa vareuse, pour les déposer soigneusement sur le lit.

Il dégrafa ensuite son ceinturon accompagné du holster, dégaina le gros Beretta qu'il posa amoureusement sur son blouson et sourit avec gourmandise en effleurant sa joue esquintée.

Gio sentit le picotement de la peur sur le dessus de ses mains : elle ne l'avait jamais vu ainsi.

Un flot d'adrénaline submergea ses artères : à la vitesse de l'éclair, elle se précipita vers la fenêtre, eut à peine le temps de l'ouvrir avant de recevoir un magistral coup de ceinturon en plein visage qui la propulsa de l'autre côté de la pièce.

Il Forato se pencha à l'extérieur pour s'assurer qu'il n'y avait personne : seuls la grosse lofia et ses gorets somnolaient dans le purcile, en contrebas.

 

***

  

L'adjudant-major Massimo Malatesta n'eut même pas le temps d'avoir peur. La hache à la colombe déchira sa chemise noire et s'enfonça dans son estomac jusqu'au bois, il hoqueta violemment, vomit un flot de sang avant de basculer à l'extérieur et tomber comme un sac dans le purcile. Seuls ses yeux dilatés comme des soucoupes trahissaient la surprise absolue.

Affolée par l'odeur du sang, la truie, frénétique, le déchiqueta encore vivant comme un bas-morceau de viande en grognant, ses gorets courant en tout sens.

En entendant le hurlement inhumain se répercuter dans les montagnes, Giovanna Accetta comprit à ce moment précis pourquoi la Providence l'avait retenue tout ce temps à Ghisoni.

  

  

FIN

  

  

Ippocrasso : boisson médiévale à base de vin et de miel.

Scure : hache ; scuro : sombre

Ciaretta : cruche

Purcile : fosse à cochon, cochonnier

Sciuscià : cireur de chaussure

  

  

Pour lire d'autres textes de l'auteur : 

Je me souviens / Mi ricordu

Strega orca maligna

  

  

Avis aux lecteurs
Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?
Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse decameron2020@albiana.fr, nous lui transmettrons votre message !
  
  
Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits