Je me souviens / Mi ricordu - Serge Ayala

Serge Ayala, en ces heures de retour sur soi, offre une poignée de petits cailloux blancs (101), avec tendresse, sans nostalgie.

   

JE ME SOUVIENS

MI RICORDU

Un hommage à Georges Perec et Joe Brainard

   

  

1.

Je me souviens des manuels scolaires d'Histoire de France avec leurs gravures et leurs résumés écrits en gras. L'auteur s'appelait Bonifacio. Il fallait apprendre le résumé par cœur.

2.

Je me souviens avoir voyagé dans un Bréguet Deux-Ponts vers Casablanca, à moins que cela ne soit vers Bastia. Il était ventru et très bruyant.

3.

Je me souviens que la tombe de Marcel Cerdan se situait à l'entrée du cimetière chrétien de Casablanca où repose mon Grand-Père paternel. Elle a été par la suite déplacée à Perpignan.

4.

Je me souviens que le premier album d'Astérix que j'ai vu en vitrine dès sa parution fut Astérix chez les Normands.

5.

Je me souviens du générique d'Au Nom de la Loi et de la Winchester à canon scié de Josh Randall.

6.

Je me souviens avoir vécu en direct à la télévision les premiers pas de Neil Armstrong sur la lune, le 21 juillet 1969 en pleine nuit.

7.

Je me souviens avoir vu pour la première fois l'Homme des Vallées Perdues à la télévision un soir de grève, et avoir été marqué à jamais par "Shane, reviens !".

8.

Je me souviens du générique anxiogène des Dossiers de l'Écran.

9.

Je me souviens de l'Odyssée diffusé en quatre parties à la télévision, avec Irène Papas dans le rôle de Pénélope et d'un acteur yougoslave, dont j'ai oublié le nom, dans celui d'Ulysse.

10.

Je me souviens de Vaillant le Journal de Pif et de Pif-Gadget, communistes, et du Journal de Mickey, capitaliste. Mais je m'en moquais.

11.

Je me souviens de l'Humanité-Dimanche qui nous était apportée par un militant, et que je lisais chaque dimanche (forcément).

12.

Je me souviens des émeutes à Soweto, du sacrifice d'Allende et des B52 qui bombardaient Hanoï en toute impunité.

13.

Je me souviens de la prise d'otages aux jeux olympiques de Munich par Septembre Noir.

14.

Je me souviens de "En n'allant pas en vacances en Espagne, vous tuez le fascisme de Franco" peint sur les murs du métro.

15.

Je me souviens avoir assisté en direct au crash du Tupolev 144 au Salon Aéronautique du Bourget.

16.

Je me souviens de "la Force Tranquille" et de "vous n'avez pas le monopole du cœur".

17.

Je me souviens de l'élection de Mitterrand en mai 1981 et avoir pensé ce jour-là que la politique permettait d'accéder au bonheur. Par la suite, j'ai déchanté.

18.

Je me souviens que mon Père avait une DS immatriculée 8907 QB 91, qu'elle était beige et qu'elle avait les phares tournants.  Elle fut ma première voiture.

19.

Je me souviens du Petit Larousse de mon Père et il me paraissait très gros.

20.

Je me souviens du téléphone en bakélite noire de mes parents, du cadran circulaire et du numéro : 921 28 08.

21.

Je me souviens du centre commercial Belle Épine, bâti au milieu de grands ensembles, trop grands et trop ensembles. Il sentait l'air renfermé.

22.

Je me souviens du cadeau Bonux, de la blancheur Persil et de la lessive Ala aux enzymes gloutons.

23.

Je me souviens des catalogues de La Redoute et des Trois Suisses lourds comme l'annuaire de la Seine.

24.

Je me souviens des pièges à loup dans le catalogue Manufrance.

25.

Je me souviens des tatouages-malabar et des cornets-surprises. Il y avait des cornets pour garçons et des cornets pour filles mais les malabars convenaient à tous et toutes.

26.

Je me souviens de Tchernobyl et du sacrifice des pompiers russes. On disait que le nuage radioactif avait tué les plants de tomates.

27.

Je me souviens du 11 septembre et du sacrifice des pompiers américains.

28.

Je me souviens de mon premier album de jazz, un disque-catalogue. De nos jours, cela s'appelle une compilation. Louis Armstrong y chantait avec les Mills Brothers Flat Foot Floogie.

29.

Je me souviens de mon premier album d'Elvis, simplement titré "Elvis". Il y chantait Old Shep, l'histoire d'un jeune garçon et de son vieux chien qui devient aveugle.

30.

Je me souviens de la mort d'Elvis. On disait qu'Elvis était, avec Mao et Coca-Cola les mots les plus prononcés au monde. Je me suis toujours demandé comment on pouvait en être sûr.

31.

Je me souviens du ferry Fred Scamaroni, que c'était une coquille de noix et qu'il a coulé en Mer Rouge.

32.

Je me souviens du monument aux morts de la place Saint-Nicolas à Bastia, une mère corse qui offre son jeune fils à la Patrie.

33.

Je me souviens qu'il y a 70 virages entre Figareto et Saint-Jean.

34.

Je me souviens percevoir l'accroissement de la puissance de ma Lambretta LD 1956 la nuit, sous les châtaigniers.

35.

Je me souviens que la distance entre Mezzana et le Pont de l'Enfer est de 3 kilomètres.

36.

Je me souviens que ma Grand-Mère ne parlait que corse.

37.

Je me souviens que ma cousine Estelle dessinait en tenant compagnie à notre Grand-Mère. Elle dessinait très bien.

38.

Je me souviens de la chambre de ma Grand-mère, avec le cosy, les douilles de 75 sculptées, le scagnu, le placard à provisions dans l'épaisseur du mur, et le portrait de son mari, mon Grand-père, mort en 1925.

39.

Je me souviens du guéridon à trois pieds avec son napperon au crochet et son vase de cristal (ou de verre) et qu'il était ensorcelé (le guéridon, pas le vase).

40.

Je me souviens du juxtaposé à platines de mon Grand-père, sa crosse était une tête de cerf sculptée, il se chargeait par la bouche. A-t-il tué des sangliers ?

41.

Je me souviens que ma Grand-Mère avait tenu une épicerie au village et qu'à ma grande surprise, celle-ci n'avait pas de vitrine.

42.

Je me souviens de l'échelle de meunier, noire et luisante, qui permettait d'accéder au grenier, et de la catarazza, la trappe, qui en fermait l'accès.

43.

Je me souviens des odeurs puissantes de la cave et du grenier, mélange de fumée, de charcuterie et de vieux bois.

44.

Je me souviens avoir trouvé dans le grenier un 78 tours d'Edith Piaf sur lequel était gravé "Un Refrain Courait dans la Rue".

45.

Je me souviens des rideaux faits de rubans de plastique aux entrées des maisons qui évitaient aux insectes volants d'y entrer.

46.

Je me souviens de la paillote familiale à la plage et de la tente-chapiteau US, vestige de la présence américaine en 1944. Elle me semblait immense.

47.

Je me souviens qu'il fallait attendre la fin de la digestion avant d'aller se baigner.

48.

Je me souviens des nacres que l'on ramenait du fond de la mer et des pierres ponces que l'on ramassait comme des pépites sur la plage.

49.

Je me souviens des espadrilles et des sandales-méduse. Ni l'une ni l'autre ne protégeaient les pieds du sable fin.

50.

Je me souviens de l'île de Monte-Cristo, mystérieuse et inaccessible, que l'on apercevait du village par temps clair.

51.

Je me souviens que mon oncle était maire, gaulliste et radical de gauche, et avoir compris très tôt que la politique en Corse, c'est compliqué.

52.

Je me souviens du mât érigé dans le jardin de mon oncle en son honneur.

53.

Je me souviens que mon oncle racontait s'être déplacé à Bastia, encore enfant, avec tout le village, pour voir le bandit Spada se faire guillotiner, celui-ci ayant  assassiné une jeune fille de 19 ans à Mezzana quelques années auparavant.

54.

Je me souviens de l'oncle Joseph-Charles, centenaire, qui allait faire son jardin en costume de velours brun, montre à gousset et revolver.

55.

Je me souviens de Pedruba' et de sa mule bâtée.

56.

Je me souviens du général Lamberti en complet et chapeau noir, vétéran de la Grande Guerre, grand officier de la Légion d'Honneur et gueule cassée.

57.

Je me souviens que ma tante pleurait quand elle évoquait la mort à Verdun de son oncle Joseph-Antoine en 1916, alors qu'elle ne l'avait jamais connu.

58.

Je me souviens du menuisier Sartori qui fabriquait des cercueils.

59.

Je me souviens que les vieux du village ne voulaient pas croire que des hommes avaient marché sur la lune.

60.

Je me souviens des cerises et des pommes acides dont on se régalait au village.

61.

Je me souviens que l'épreuve du courage consistait à faire le "tour des châtaigniers" de nuit, au milieu des tombes.

62.

Je me souviens du hameau abandonné de Fiuminale desservi par un sentier muletier et habité par un ermite mystérieux.

63.

Je me souviens avoir aperçu Georges Marchais à Moriani-plage acheter ses journaux, l'été où il a dit : "Liliane, fais tes valises".

64.

Je me souviens des veillées près de la cheminée, en hiver. Nous regardions les chaînes italiennes insipides captées avec une antenne orientable.

65.

Je me souviens des piles plates et des lampes Leclanché. On dirigeait le faisceau vers le ciel, la nuit, mais la lumière n'atteignait jamais la voûte céleste.

66.

Je me souviens admirer la Voie Lactée et plaindre les Parisiens qui ne pouvaient plus la voir depuis les années 50, à ce qu'on racontait.

67.

Je me souviens des lucioles, des chauves-souris et des criquets verts, les nuits d'été au village.

68.

Je me souviens qu'il fallait éteindre la lumière le soir pour ne pas attirer les moustiques, et de l'odeur de l'insecticide vaporisé au Flytox.

69.

Je me souviens des marchands ambulants qui klaxonnaient pour avertir de leur arrivée au village.

70.

Je me souviens du cri du geai. C'est vraiment un cri.

71.

Je me souviens du grand feu de la Saint-Laurent au mois d’août, alors que tout est sec.

72.

Je me souviens du Catalina, le prédécesseur du Canadair. Je pensais qu'il était corse, à cause de son nom.

73.

Je me souviens avoir traversé la Corse, de nuit, sur ma Lambretta LD 1956, en me protégeant du froid de l'automne à l'aide d'un journal glissé sous le blouson. Je me rendais à la base aérienne de Solenzara.

74.

Je me souviens que la base aérienne de Solenzara porte le nom du capitaine Preziosi, pilote du Normandie-Niemen, mort en Russie en 1943.

75.

Je me souviens des cigarettes Troupe distribuées gratuitement pendant le service militaire. "Vente Restreinte" était inscrit sur le paquet bleu, elles étaient très fortes, des cigarettes de guerrier.

76.

Je me souviens d'Aleria et des émeutes à Bastia qui ont suivi.

77.

Je me souviens avoir vu la démolition de la fontaine monumentale de la caserne Abbatucci et avoir pensé que c'était dommage.

78.

Je me souviens du vendeur ambulant de figues de Barbarie, rue Fesch. Il apparaissait chaque année en septembre.

79.

Je me souviens que la taille du verre d'une lampe à pétrole est déterminée par le nombre de dents qui lui servent de support, et que je l'ai appris à la droguerie Costa.

80.

Je me souviens du Café du Commerce cours Napoléon et de son billard.

81.

Je me souviens que l'escalier central du lycée Lætitia était interdit aux élèves.

82.

Je me souviens du vendeur ambulant sur la plage du Ricanto qui criait "cacahuètes et frites" et qui offrait des chouchous.

83.

Je me souviens du restaurant l'Asia, rue des Halles, tenu par Mimi qui me chantait Are You Lonesome Tonight ?

84.

Je me souviens du salon de coiffure pour homme "Au Figaro" tenu par Titi et de ses trois fauteuils recouverts de moleskine rouge.

85.

Je me souviens de monsieur Chiaroni, forgeron rue Stephanopoli, qui m'a appris qu'il existe deux sortes de fonte : celle qui se soude et celle qui ne se soude pas.

86.

Je me souviens que les Ajacciens se garaient n'importe comment, et laissaient les clés sur le contact afin que leur voiture puisse être déplacée si elle gênait.

87.

Je me souviens des autocollants So Corsu e ne su Fieru à l'arrière des voitures.

88.

Je me souviens que personne en Corse n'achetait la vignette automobile.

89.

Je me souviens avoir vu une seule fois la pêche à la reta : les pêcheurs ramenaient vers la plage un grand filet en le tirant en rythme, lentement. Les petits poissons argentés frétillaient au soleil.

90.

Je me souviens que la préfecture était surnommée l'Ambassade de France.

91.

Je me souviens des motrices rouges de la Micheline et de l'odeur de la créosote dans le quartier de la gare, l'été.

92.

Je me souviens que le jour de la rentrée, les filles étaient sublimes et qu'elles l'étaient tout autant le reste de l'année.

93.

Je me souviens des trois cinémas d'Ajaccio, tous situés sur le cours Napoléon. Les places étaient notées par des signes mystérieux sur le ticket, l'ouvreuse obligatoire et la programmation erratique.

94.

Je me souviens que La Grande Évasion fut le premier film que j'ai vu à l'Empire.

95.

Je me souviens que ma Mère a retrouvé par hasard à Ajaccio un chanteur corse dont elle possédait le 45 tours. J'ai oublié son nom, il tenait une agence immobilière.

96.

Je me souviens que les bureaux de tabac d'Ajaccio vendaient du tabac mais pas de timbre, à part une exception que tout le monde connaissait : Le Diplomate.

97.

Je me souviens du livre de condoléances posé sur un guéridon à l'entrée de l'immeuble du défunt, et de l'entrée crêpée de noir.

98.

Je me souviens des cordes à linge tendues dans les cours intérieures de la vieille ville, avec leur système de poulies. Comment faisait-on pour les accrocher d'une façade à l'autre ?

99.

Je me souviens que le corail désignait également les canalisations en terre cuite qui évacuaient les eaux usées par la façade des immeubles de la vieille ville.

100.

Je me souviens de l'almanach carré accroché au mur dont on arrachait les pages chaque matin.

101.

Je me souviens de mon premier téléphone portable, un Ericsson noir avec une grosse antenne caoutchoutée, ses touches étaient galbées.

  

FIN

  

  

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