La mort de Vercingétorix - Paul Desanti

La vie d’un poisson rouge, selon Paul Desanti, n’est pas si tranquille que cela, elle peut parfois tourner au drame…

    

  

LA MORT DE VERCINGETORIX

 

 

            Gigantesque, l’appartement s’ouvrait sur une bonne dizaine de salles en enfilade, toutes de respectable dimension. Chacune contenait d’immenses aquariums, obstinément vides, où circulait une eau bleu anthracite, parfois glauque, qui communiquait aux rares visiteurs autorisés à pénétrer dans ces lieux le sentiment étrange de flotter eux-mêmes sur d’infinies surfaces liquides. On s’y promenait dans les lumières artificielles que diffusaient de nombreux spots intégrés, à l’écoute permanente du gargouillis inlassable de l’eau – un glouglou répétitif assez inquiétant sur la fin.

Il était de notoriété publique que Mr Lavazzi, le propriétaire des lieux et fin collectionneur d’aquariums, tenait un peu lui aussi du phénomène marin. Il en avait l’apparence d’abord par sa nonchalance toute aquatique, ensuite par son goût pour le silence, mais aussi par sa peau un peu squameuse, tendant vaguement vers le verdâtre. Lorsque, marchant à pas lent, les pans de sa robe de chambre se soulevaient au-dessus de ses hanches, comme les ailes d’une gigantesque raie, lui-aussi semblait moins marcher que flotter.

D’ailleurs, les rares fois où Mr Lavazzi parlait de lui-même – en l’occurrence avec Delphine, sa bonne – c’était pour confier qu’à tout prendre il eût préféré de loin être un oursin qu’un homme : l’oursin, cette créature certes réduite à l’état d’organe génital – mais doué toutefois d’assez de tempérament pour s’entourer d’épines, sportivement accroché à un rocher que viennent laper les vagues, attendant philosophiquement que le temps passe dans un univers saturé d’iodes – et en général préservé de tout prédateur, sauf durant les mois en r – oui, être un oursin, quelle bénédiction !

Et Mr Lavazzi, disant cela, glougloutait de contentement, bouche fermée.

Ce fut Delphine qui, involontairement, provoqua le drame.

Par un douloureux concours de circonstance, le petit neveu de la bonne avait en effet forcé ses parents à lui faire cadeau d’un petit poisson, de l’espèce des cyprinidae. C’était un carassin doré, autrement dit un poisson rouge, de facture tout à fait traditionnelle, dont le vendeur avait assuré que la température variable et la respiration bronchiale étaient parfaitement aux normes.

Comme il avait de petites moustaches, il fut sur-le-champ baptisé Vercingétorix.

Les chiures de l’animal et son caractère fuyant eurent rapidement raison de l’enthousiasme juvénile des premiers jours. De plus, le besoin d’espace de l’animal, jusque-là confiné dans un sac plastique, s’avéra rapidement impossible à gérer, vu les maigres moyens financiers du couple parental. On ne put se résoudre à le balancer dans les toilettes. Delphine apporta alors la solution : le glisser, mutatis mutandis, dans les immenses aquariums de Mr Lavazzi.

Son transfert effectué, Vercingétorix fut aussitôt plongé dans le spacieux cube bleuté de la salle centrale. Delphine avait pris soin d’acheter un stock suffisant de nourriture pour poissons, notamment le Tetra Goldfish ; elle en déposait discrètement une rasade tous les matins.

De nombreux jours s’écoulèrent que rien de remarquable ne vint troubler. Vercingétorix évoluait avec aisance, malgré sa petite taille, dans son nouvel élément, grossissant à vue d’œil, la bouche le plus souvent ouverte, mais sans laisser paraître le moindre signe d’ennui. De son côté, Mr Lavazzi naviguait longuement lui-aussi, de pièces en pièces, tantôt vérifiant le bon fonctionnement des tubes qui diffusaient l’oxygène, tantôt orientant avec art le rayon des spots intérieurs. Ses pieds nus palpaient le sol tels des ventouses, dans un doux mouvement de poulpe : tout allait pour le mieux.

  • Je tourne un peu en rond, avoua-t-il même à Delphine.

Jusqu’à ce que ce dimanche soir, alors que la lumière bleutée de l’appartement infusait partout son halo rassurant, Mr Lavazzzi, tout à coup, aperçut une tache rouge. Peut-on parler de stupeur ? Ce fut son corps entier qui, tel un coquillage se fermant à l’approche d’un homard affamé, ce fut, oui, son corps entier, devenu rétractile, qui sembla s’enclore.

Une tache rouge – puis le bleu. Tout avait disparu très vite. Mais l’inopinée apparition fut immédiatement perçue comme une menace par Mr Lavazzi ; il ne put fermer l’œil de la nuit.

Debout dès l’aube, il vint immédiatement se poster comme un crabe au bas de l’aquarium où était apparue la chose.

Et il le vit à nouveau. Il le vit, hautain, furtif, parabolique, décrivant une trajectoire toujours aléatoire, tel un dieu tutélaire, moins rouge que d’or. Et Mr Lavazzi tremblotait, suait, et son cœur semblait une sorte d’éponge exfiltrant à jets saccadés le peu de sang qui lui coulait dans les veines, un peu comme une baleine.

Il lui fallut de longues heures pour comprendre qu’il s’agissait tout bonnement d’un poisson rouge, autrement dit d’un être vivant. Horrifié, Lavazzi comprit aussi sur-le-champ que cet espace protégé, ce havre de paix, ce paradis qu’il s’était créé était désormais sinon perdu, du moins en péril de mort. Comment cet animal avait-il pu s’introduire là ? Delphine, avec un aplomb à toute épreuve, nia être à l’origine du fait. Dès lors, Mr Lavazzi n’eut d’autre possibilité que d’épier la venue du monstre, dans l’obscur espoir de comprendre et si possible contrecarrer ses agissements.

Plusieurs jours, il resta posté, dans l’immobilité d’une patelle. Ses observations ne duraient guère : Vercingétorix, comme animé d’accès de pudeur, ne restait jamais visible plus de quelques secondes.

Alors Mr Lavazzi fut rapidement taraudé par l’idée que, s’il y en avait un, apparemment né par génération spontanée, ils pouvaient bien se multiplier. Des centaines, des milliers de poissons, la vie partout, colonisant tout, et rompant alors à tout jamais la quiétude primitive de son appartement.

Cela, on ne pouvait l’admettre. Il fallait donc s’armer de courage. Il fallait affronter l’ennemi, les yeux ouverts, fût-ce dans un corps-à-corps sauvage. L’achat de la combinaison comprenant masque, palmes et bouteilles de plongée fut décidée un vendredi soir (Mr Lavazzi optant pour un sobre justaucorps vert d’eau, façon camouflage militaire, mais néanmoins seyant). Et le dimanche au matin, il s’introduisait au cœur de son aquarium bleuté.

 Au fond de l’eau, Mr Lavazzi trouva rapidement une place, un nid douillet qui s’avéra simultanément un poste d’observation idéal. Plusieurs fois par heure, le cyprinidae passa sous ses yeux, mais sans la moindre velléité agressive. Rien du fauve redouté, rien de la brute féroce. Vercingétorix semblait plus soucieux de calme que de charivari. Il semblait même attentif, notait Mr Lavazzi, à ne pas créer le moindre friselis dans cette eau paisible. Il passait, comme une sorte de rêve sans paroles, se dégourdissant les nageoires quelques secondes à peine, pour se tapir peu après entre le faux rocher et le corail en bakélite, inoffensif, quasi débonnaire. Ainsi, peu à peu, Mr Lavazzi retrouva sinon son calme, du moins ses capacités réflexives.

En réalité, le caractère infernal du poisson, selon Lavazzi, naissait tout autant de sa glaçante indifférence que de son insolente beauté. Bien que chétif, bien que ridiculement malingre, son fuselage naturel, l’impeccable tenue de sa nageoire centrale, son ventre plat, sa sveltesse, ce je-ne-sais-quoi de sexy lorsqu’il négociait un tournant – il fallait l’admettre : tout concourait à faire de l’animal un objet tout autant de répulsion que d’admiration. C’était la première fois, au fond, et au fond de l’eau, que Mr Lavazzi était confronté à la beauté. Dans ce face-à-face silencieux avec Vercingétorix, naissait ainsi, au milieu des bulles, le sentiment inédit d’une relation pacifiée avec ce qui n’était pas lui. Non, l’enfer n’était pas toujours les autres. Oui, le bonheur était possible.

Pour Mr Lavazzi, cela fut une vraie révélation. À la longue, il en vint à voir en Vercingétorix le fameux poisson d’or des anciennes légendes, celui qui dans les fables exauçait tous les vœux du pauvre homme qui l’avait pêché. 

On peut parler d’un vrai attachement lorsque, contre toute attente, il se mit à nourrir l’animal – optant d’ailleurs, contre l’avis de Delphine, pour la marque Vitakraft, beaucoup plus chère que le Tetra Goldfish, mais bien mieux pourvue en vitamines.

Et bientôt, il décida de passer les trois-quarts de son temps sous l’eau avec son nouvel ami, s’autorisant à peine quelques sorties au sec pour la pause-déjeuner et parfois un petit en-cas pour le souper. Prostré dans le cube central, les pieds caressés par de molles posidonies, Mr Lavazzi y coula, si l’on ose dire, des jours presque tranquilles.

 

On sait que la durée de vie des carassins dorés est variable : de vingt à trente ans selon les études les plus récentes. Vercingétorix n’eut pas cette chance. Il mourut un dimanche soir, moins d’un mois après son arrivée – vraisemblablement par excès de nourriture (car le Vitakraft, très appétant, semble toutefois receler, selon les écologistes, des produits qui peuvent être fatals à de petits animaux).

Mr Lavazzi était présent lorsque l’ondoyant vertébré, après une muette suffocation, flotta quelques instants à la surface de l’eau, pour bientôt descendre mollement s’allonger, inerte, sur le faux gravier qui tapissait le sol de l’aquarium.

Mr Lavazzi fut-il surpris ? Eut-il l’intuition que, dès lors, plus rien ne serait comme avant ? Tenta-t-il une opération de sauvetage in extremis ?

Le fait est que c’est là, au fond de son aquarium, que le trouva Delphine le lendemain matin, le corps recroquevillé comme une écrevisse, la face adipeuse atrocement collée contre la vitre, mort mais tenant tendrement Vercingétorix dans sa main fermée.

 

  

09/10/2019

  

  

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