Des contrées nouvelles - Robert Colonna d’Istria

Robert Colonna d’Istria, poursuit la saga de l’homme confiné. Il écrit l’histoire immédiate de la pandémie, selon le point de vue d’ici-bas.

  

  

Des contrées nouvelles

 

I

 

Le matin, il grimpait sur la terrasse. Admirait le paysage, le contemplait, s’en remplissait, et mesurait la chance d’être en harmonie avec tant de beauté, avec le monde. Sans doute était-ce cela être heureux. Du moins cette conscience participait-elle au bonheur. Elle était un secret enfoui au fond de soi, un privilège effectivement, mais accessible à tous, qu’il appartenait à chacun de dénicher.

Ces forces prises, il repartait à sa besogne. Que faire ? Il décida de se renseigner sur le nouvel habitant de la ville – et de la planète –, celui qui avait provoqué le confinement de milliards d’individus.

 

L’épidémie donnait accès à un monde inexploré : celui d’une maladie inconnue. Causée par un virus directement descendu de la faune sauvage des forêts primaires dans la ville de Wuhan, en Chine. Et qui, de là, à une vitesse incalculable, avait voyagé tout autour de la terre.

Une maladie est une affection qui s’attaque aux êtres, les fait souffrir, les affaiblit, éventuellement les tue. Mais elle est aussi – sur le plan de la science et de la curiosité intellectuelle –, un monde à part, avec ses territoires – stables, solides, sur lesquels on peut s’appuyer –, ses zones d’ombre – à explorer –, ses charmes, ses pièges, ses mystères.

 

Depuis quelques semaines, sur tous les continents, des centaines d’équipes s’affairaient. Excités par cette maladie inattendue, médecins et chercheurs l’observaient, l’étudiaient, voulaient comprendre. Ils étaient animés par l’intérêt pratique – guérir des malades, faire cesser l’épidémie, éventuellement trouver des vaccins –, parfois poussés par la vanité – sans doute quelques-uns espéraient-ils reconnaissance universelle, prix Nobel. Certains étaient probablement aiguillonnés par l’esprit de lucre – avec l’idée d’être les premiers, pour monnayer leur découverte à tous ceux qui en auraient besoin. Beaucoup travaillaient simplement par plaisir intellectuel, pour comprendre des mécanismes biologiques nouveaux – et passionnants. Ils s’en donnaient à cœur joie. Ils voulaient connaître la maladie, ses rythmes, ses forces, ses points faibles. Où l’attaquer ? Comment fonctionnait-elle ? Comment évoluait-elle ? Quels traitements imaginer ? Jour après jour, ils faisaient des découvertes prodigieuses. La connaissance progressait rapidement. En unissant les forces de tous les savants du monde, était en train de se constituer une bibliothèque de tous les génomes du virus, pour prendre une mesure exacte de cette satanée bestiole, découvrir comment elle vivait, mourrait, agissait, se déplaçait, nuisait aux hommes, comment on pourrait pactiser avec elle, la domestiquer – s’en faire une amie –, la canaliser. Et on n’était qu’au début des investigations.

Pour les profanes, le confinement avait été l’occasion de découvrir le monde des virus. Cet univers était bien connu des biologistes, virologues – et même coronavirologues –, parasitologues, infectiologues, immunologues – que de professions, dont l’existence était ignorée quelques semaines plus tôt ! Ce monde était familier aux praticiens de la médecine, qui côtoyaient les virus depuis qu’ils approchaient des maladies et des malades. Mais, malgré la publicité récemment faite au SRAS, au MERS ou à la grippe aviaire, qui avaient précédé le nouveau coronavirus, et permettaient de penser que ce domaine était prometteur, le monde des virus était largement ignoré du commun des mortels, des gouvernements et des rêveurs vivant sous les toits…

 

Pour lui, cette maladie piquait sa curiosité. Avec son nom si vilain – Covid 19 : pouvait-on faire plus moche ? –, elle avait envahi la planète, l’avait meurtrie, l’inquiétait – en tout cas l’avais mise à l’arrêt. Il n’avait pas la moindre compétence – et pas beaucoup d’appétit de principe pour la chose scientifique –, mais l’événement avait pris des proportions si importantes – historiques – qu’il ne pouvait pas ne pas en être curieux. Il voulait apprécier le problème par lui-même. Il interrogeait les médecins de son entourage – son fils, en première ligne, praticien hospitalier qui chaque jour, dans son service, accueillait des malades victimes du coronavirus ; il le pressait de questions, se faisait expliquer, voulait apprécier les enjeux, comprendre. Il lisait des articles de vulgarisation, tentait de s’y repérer, aussi bien pour le plaisir de savoir que pour éviter d’être manipulé par les journaux, sites internet – ou hommes politiques – qui, aussi bien, racontaient n’importe quoi.

Avec cette maladie, les médecins avaient eu l’impression d’un monde inexploré. À leur suite, il avait le sentiment de partir à la découverte d’une contrée nouvelle… Comme il aurait pu se renseigner effectivement sur un pays inconnu, un écrivain, un penseur jamais lu. Intellectuellement, c’était agréable.

Car s’il aimait être en terrain sûr, pouvoir se fier à des repères stables, il trouvait également stimulant de découvrir mondes et usages nouveaux, pays neufs, savoirs ignorés, manières d’être et de penser inconnues… Avec cette maladie, sa curiosité – son goût pour la nouveauté – avait trouvé un aliment de choix.

Il avait ainsi appris qu’il était porteur – comme chacun de ses congénères – de plusieurs milliers de milliards de virus – les uns très utiles, vitaux, d’autres toxiques – auxquels chaque individu ne réagissait d’ailleurs pas de la même façon, en fonction de son histoire sanitaire, de son âge, de son groupe sanguin, probablement de sa taille, de la couleur de ses yeux, de ce qu’autrefois on aurait appelé son destin.

Il avait appris – les conférences des meilleurs spécialistes circulaient sur la toile – qu’en général les virus étaient soit très dangereux, soit très contagieux. Rarement les deux à la fois. Le coronavirus de l’année se propageait allègrement, mais comparé à d’autres, sa mortalité était en définitive modeste. C’était un virus cavaleur, mais gentillet. Dans le genre humain, l’espèce était répandue…

Ce virus avait un inconvénient : environ 15% des malades – surtout les malades âgés, obèses, diabétiques, présentant des fragilités cardiaques, rénales, pulmonaires – étaient exposés à des complications qui justifiaient leur admission dans des services de réanimation. Pour éviter l’encombrement de ces services avait été décidé le confinement de la population. On espérait freiner l’expansion du virus, le développement de la maladie, et le nombre des cas exigeant une admission en réanimation. Car pour le reste, on estimait que la mesure de confinement était probablement une sottise. Sur le plan économique – parce que jour après jour il était en train de provoquer l’effondrement de l’économie mondiale – mais également sur le plan sanitaire. Par-delà continents et chapelles, les scientifiques pensaient - sans en avoir la certitude absolue – que le virus cesserait d’être dangereux le jour où tout le monde l’aurait attrapé. Chacun – et la population dans son ensemble – aurait ainsi développé des anticorps, c’est-à-dire des défenses pour combattre ses effets. C’est du moins ce qui était espéré. Chacun confiné chez soi, sans approcher de quiconque, on n’avait pas beaucoup de chance de faire circuler le virus, ce qui eût été la seule solution pour le rendre inoffensif. On avait en sorte mis à l’arrêt l’économie du monde pour une mesure qui, sur le plan sanitaire, n’était sans doute pas la plus efficace…

Aussi se disait-il que le confinement semblait pareil à beaucoup de situations de nos vies : pas bonnes, voire même détestables, à rebours de nos intérêts, elles apparaissent seulement, à un moment donné, comme les moins mauvaises solutions possibles. Et nous les prolongeons malgré tout, par confort, par paresse, pour accepter de petits objectifs, pour ne pas déplaire, par manque d’imagination…

 

Le monde était lancé dans une grande entreprise scientifique – c’est-à-dire une entreprise humaine. Sans prétendre du tout être biologiste ou médecin, il était heureux, dans son coin, pour lui, de grappiller – sur le plan intellectuel – de minuscules profits de cette entreprise gigantesque. Les découvertes, les situations vraiment nouvelles nourrissaient l’imagination.

 

Les aspects sombres de la maladie, le climat pesant qu’elle imposait au monde, le confinement n’avaient rien changé à la faculté de s’émerveiller. On pouvait souffrir, estimait-il, être inquiet, et se réjouir d’un rayon de soleil, d’un papillon voletant de fleur en fleur, d’un sourire – ou d’une trouvaille scientifique, fût-ce sur une maladie mortelle. Sans doute en avait-on même le devoir. Donc il était ébloui par cette infinitésimale petite boule – le coronavirus – hérissée de pointes qui lui permettaient de s’agripper aux cellules saines, par ses prodiges de vivacité, par la vitesse à laquelle elle se dispersait, par son pouvoir diabolique. Et par les efforts des hommes – les scientifiques – pour le connaître et l’endiguer.

 

II

 

Avant de sortir, il respectait scrupuleusement les prescriptions gouvernementales, et remplissait ses « attestations de déplacement dérogatoire », en prenant soin d’en préciser le motif – achat de biens de première nécessité, exercice physique quotidien. Confiné, mais discipliné.

 Dehors, chacun pourvu de son autorisation personnelle – un défaut était passible d’amendes considérables –-, les gens appliquaient les consignes : ils avaient acquis une grande aisance dans la pratique des « gestes barrière », et avaient intégré les usages de la « distanciation sociale ». Ils prenaient soin d’eux.

Pour autant, du matin au soir, les rues étaient pour ainsi dire vides : presque plus de circulation, très peu de voitures garées – où avaient-elles disparu ? –, les piétons étaient rares.

 

Les premiers jours de l’épidémie, les mesures de confinement avaient été accueillies comme une curiosité passagère, qui amusait les habitants, et entre eux créait une sorte de complicité. Dans les rues, à défaut de pouvoir se parler, ils se saluaient, se souriaient. Comme s’ils éprouvaient les avantages de cette situation nouvelle, insolite, et le besoin de se témoigner de la sympathie. Des gens – du quartier, de la ville –, qui s’étaient côtoyés pendant des années sans s’adresser la parole, se mettaient – de loin, évidemment en respectant les mètres fatidiques – à se faire des signes, à vouloir créer un lien. N’étaient-ils pas tous embarqués dans la même galère ?

Quand l’épidémie avait été érigée au rang de pandémie – différence sémantique qui ne disait pas grand-chose à grand monde ; on comprenait seulement que les affaires étaient devenues sérieuses, que la maladie était bien implantée, vraiment dangereuse –, l’allure de la rue avait changé. La méfiance l’avait gagnée. Préoccupés, inquiets, les passants avançaient en se hâtant. Taciturnes. Ils veillaient à ne pas de se croiser de trop près, à s’éviter, n’hésitant pas, pour ne pas frôler un piéton arrivant en sens inverse, à descendre du trottoir pour marcher sur la chaussée, voire à traverser la rue. Tout le monde soupçonnait tout le monde d’être porteur du virus : chacun était le lépreux de l’autre.

Avec les semaines, les personnes s’étaient masquées ; de sorte qu’on en était venu à ne plus distinguer les visages : on se reconnaissait difficilement. Les rues étaient parcourues – et les supermarchés fréquentés – par des gens invisibles, des sortes de fantômes furtifs qui passaient tous à l’écart des autres. Les relations étaient devenues inexistantes. Les interactions sociales s’étaient effilochées, puis elles étaient devenues à peu près nulles. La vie s’était mise en suspend.

Enfin, comme si une espèce de charia s’était abattue sur le pays, étaient arrivés les gants : il avait fallu se couvrir intégralement. Derrière masques ou foulards, gantés, parfois couverts de bonnet – de charlottes –, les passants s’étaient mis à ressembler à des laborantins ou à des infirmiers de bloc chirurgical.

 

Tout cela s’était fait de manière muette. Chez lui, il n’entendait déjà plus grand-chose de la cité, mais quand il sortait il était étonné par l’absence de bruit. Comme si, sur la pointe des pieds, sans un son, la vie s’était retirée de la ville.

Les rues étaient pleines d’un silence intense, palpable. D’un silence remarquable par sa puissance, son intensité, mais surtout étrange par le nombre de ceux qui y contribuaient : des milliers de gens, de tous âges et toutes conditions, communiaient à l’unisson du confinement. Il était saisi de vertige de réaliser que tout autour de la terre – du moins dans sa portion confinée – il en était ainsi : la vie s’était absentée. La vie, les activités, les préoccupations, les soucis, comme si tout cela avait disparu, absorbé dans le silence. Comme si les gens avaient cessé d’être. Comme si leur âme les avait désertés. Comme si plus personne n’existait. Ou comme si leur identité avait changé – ou comme s’ils avaient perdu toute identité. Comme si les gens étaient ailleurs.

Avançant dans les rues, il avait une pensée pour les cosmonautes sautillant sur la lune, et se comparait à eux : dans le vide et dans le silence immense, ils ont pu avoir une impression irréelle de cet ordre.

 

Faire silence, c’est ainsi que l’on prie. Peut-être, quand elle se taisait, la ville voulait-elle se recueillir, prier, implorer la bienveillance des forces supérieures de l’existence – du bon Dieu, révéré pendant des siècles, puis regardé avec condescendance, délaissé, oublié. Sait-on jamais, dans les instants de crise, où conduisent les sursauts de l’inconscience ? À quelle branche, quand on est perdu, on se raccroche ? Peut-être, en silence, les gens voulaient-il s’attirer les bonnes grâces de la mort. C’est en silence que l’on se tient pour entrer en relation avec les disparus, avec ceux qui nous ont « précédés dans l’espérance de la résurrection », pour employer le bel euphémisme des catholiques, avec ceux qui s’en sont allés « au pays-où-l’on-va » pour reprendre le vocabulaire des Batàmmariba du nord du Togo. Personne, sous aucune latitude, n’aime simplement nommer la mort ; son existence est un tabou ; on l’évite par des périphrases.

Pendant l’épidémie – ou la pandémie –, dans le silence du confinement, la mort était paradoxalement un peu plus présente – tous les jours, à heure fixe, les responsables politiques égrenaient la litanie des statistiques, nombre des malades, admis en services de réanimation, chiffre des morts ; en observant les décès constatés chez les voisins, on pouvait faire des comparaisons, voir le mal progresser, être en recul, se féliciter, s’inquiéter. Sans parler des victimes qu’on avait connues, emportées par le virus. Mais la mort était – paradoxalement – un peu plus absente que dans la vie ordinaire, puisqu’il était, distanciation sociale oblige, impossible d’aller physiquement présenter ses condoléances aux familles des défunts et de suivre leur enterrement. La mort en somme avait envahi la vie, et la vie – ou ce qu’il en restait – avait écarté la mort…

 

Le silence semblait inviter à rester immobile. Absence de bruit et inaction : c’était cela, le confinement. La vie entre parenthèses. Une perte de tous les repères sensoriels. Par un curieux phénomène de transmutation physique, le confinement, qui était un état, devenait pour ainsi dire une matière, une réalité compacte, ouatée, masse dans laquelle on se fondait pour, à son tour, devenir indistinct. Privé des milles relations, multiples, sur tous les plans, plus ou moins réglées, qui fondaient une société, on n’existait plus, parce que la société elle-même avait disparu, avalée, bue par le silence.

Le silence donnait au temps une autre allure, une densité neuve, introduisait dans une autre forme de durée, plus vaste, bornée par rien, aux limites imprécises, mais lointaines. Comme si le temps s’était infiniment dilaté.

À bien y réfléchir, les promenades dans la ville confinée le conduisaient à des constats prodigieux : une transformation du temps, de la matière première de la vie. Il était heureux de pouvoir faire ces expériences.

 

Rompu par rien, le silence donnait aux sons qui le troublaient un écho neuf. C’était le festival des oiseaux. Amoureux, les pigeons se bécotaient sur les toits autour de lui – il les entendait si bien qu’il aurait pu mettre des mots, forcément tendres et niais, touchants, sur leurs roucoulements. Les tourterelles lançaient des appels inlassables. À qui ? Qu’espéraient-elles ? Les martinets, qui venaient d’arriver de leur longue migration, filaient à toute vitesse dans le ciel, jouaient par groupes de deux ou trois, piaillaient, infatigables, fous de joie. Sans parler des oiseaux braillards, les grands goélands goinfres, inquiétants, qui avaient inspiré le film d’Hitchcock, ou les vilaines corneilles, tout aussi voraces, qui avaient servi de modèle à Chaval pour son dessin animé Les oiseaux sont des cons. Leurs cris résonnaient différemment dans la ville silencieuse, comme si désormais les oiseaux n’étaient plus seulement un ornement des espaces verts, mais qu’ils étaient devenus les maîtres des lieux, et qu’en sifflotant la petite musique du printemps, ils accueillaient les urbains dans leur société. Le confinement – c’est-à-dire la disparition des moteurs – leur donnait une chance : ils se faisaient entendre. C’était leur heure de gloire. Surtout les petits merles impertinents – aux trilles mélodieuses, pimpantes – qui s’agitaient dans le jardin en contrebas de la terrasse, plein ces jours-ci de l’entêtant et délicat parfum des fleurs d’oranger.

 

Confinement. La ville était apparemment la même, et, à bien l’observer, avait en réalité entièrement changé. Le virus, la peur du virus, l’angoisse de cette infinitésimale bestiole, et toutes les mesures prises pour tenter de s’en protéger, avaient tout transformé. Habitudes, repères, cadre familier de la vie, qui était devenu étrange. Bouleversée en profondeur, la ville avait d’autres propriétés. Un monde nouveau avait pris la place de l’ancien.

Il se souvenait que la ville d’avant était vivante, animée, bruissante, lieu de délices et de sociabilité – vision peut-être embellie, maquillée par le souvenir, qu’importe ! Il constatait que cette ville n’existait plus. Il fallait en faire son deuil. Le monde qui lui avait succédé, silencieux, désert, en partie inconnu, il fallait le découvrir, se l’approprier, s’y créer des repères neufs, pour y installer une vie nouvelle, s’y retrouver. De quoi était-il fait, ce monde transformé par l’épidémie, le confinement ? Il incorporait donc d’abord un temps nouveau, dilaté – du moins une perception différente du temps. Il était également composé du réel – le décor de la ville d’hier, dépollué, paisible, pas bousculé par le stress de la vie ordinaire, qui aurait retrouvé son charme et sa saveur. Ce monde était aussi fait d’une réalité nouvelle, virtuelle.

 

Car tout, depuis le confinement, les relations sociales ayant déserté les rues, tout passait par les écrans d’ordinateur : c’est par là qu’on travaillait avec les autres, qu’on bavardait avec ses amis, qu’on prenait l’apéro, passait un moment en société, c’est là qu’on suivait des cours de gym, là qu’on allait au cinéma, qu’on commandait ses courses, etc. Ce que la vie ordinaire avait mis en place, le confinement l’avait amplifié : on pouvait non seulement télé-travailler, mais télé-jouer, télé-aimer, télé-vivre. On pouvait se télé-distraire et se télé-cultiver. S’ennuyer et s’amuser à distance, se plaire et s’agacer, tous ensemble. Comme si on y était. Ce qui, pour l’essentiel, en gros, permettait une vie apparemment normale, sans quitter sa maison, scrupuleusement confiné… Ce qui permettait aux rues d’être vides. Les meilleurs sentiments du monde, et les plus nécessaires, transitaient à travers les écrans par les autoroutes de l’information, l’amitié, l’amour, l’affection, la tendresse, la compassion, la sympathie. La technologie peinait encore à remplacer une caresse, un parfum, un croisement de regard, une odeur, l’émotion de la présence physique, du plaisir singulier d’être ensemble, mais cela n’empêchait pas de croire à la victoire du virtuel sur le réel.

À la fin du confinement, il faudrait faire un bilan et, quand ce serait possible – si ça le redevenait un jour – se jeter dans les bras les uns des autres. Et, à rebours de ce que déconseillait le gouvernement, « se saluer en se serrant la main » et « pratiquer les embrassades ».

En attendant, la vie à travers les écrans – la télé-vie – était en train de devenir une des facettes de la réalité. Seule perspective pour contrebalancer la ville devenue un désert.

 

III

 

La pandémie galopait autour du monde. Des cinq continents, les agences de presse en envoyaient des nouvelles reprises en boucle par les journaux, les chaînes de télévision, et tous les sites internet de la terre. Ronde macabre, sombre, anxiogène, démultipliée à l’infini.

Avec 20 000 cas déclarés et un millier de morts, l’Afrique était, avec l’Océanie, une des régions les moins touchées. Ce qui ne l’empêchait pas de porter son lot de malheurs et de misères liés à la maladie. À Lagos (20 millions d’habitants), capitale du Nigeria, 60% de la population était pauvre : les mesures de confinement l’exposaient à mourir de faim. Au Cameroun, au système de santé défaillant, c’était une campagne de vaccination contre la polio qui était « suspendue » à cause du nouveau coronavirus. Au Tchad, celle contre la rougeole était « reportée ». Au Niger et au Burkina Faso, en proie aux attaques djihadistes, les vols transportant les humanitaires étaient interrompus – toujours à cause du virus. En Centrafrique, dont une large partie du territoire était livré aux groupes armés, le chlore, nécessaire pour fournir de l’eau potable aux déplacés, venait à manquer. Pour la même raison. Au Niger, pour diminuer la fréquence des distributions de l’aide alimentaire, on en venait à donner en une fois l’équivalent de deux ou trois mois de rations. L’espoir du continent ? On y comptait pas beaucoup de vieux, et peu de gros, catégories élues par le Covid pour y faire des dégâts.

Le Brésil, pays d’Amérique latine sévèrement atteint par la pandémie, avait dépassé la barre des mille morts. Les autorités sanitaires de Rio-de-Janeiro avaient enregistré les premiers décès liés au virus dans les favelas, quartiers pauvres où la densité de population et l’insalubrité faisaient craindre une hécatombe.

À New York, une des villes les plus touchées au monde, on comptait onze mille morts du Covid. Hart Island, l’île des Morts, au nord du Bronx, utilisée depuis cent cinquante ans comme fosse commune, reprenait du service : on y creusait au bulldozer des tranchées pour enterrer les corps des victimes non réclamés par des proches – ou pour qui des proches ne pouvaient pas payer des funérailles. Partout, les pauvres constituaient une autre catégorie aimée du coronavirus.

Ainsi de suite : beaucoup de morgues débordées, de crématoriums saturés, des drames. Sans parler des pays en guerre, où la pandémie venait s’ajouter à la violence et à la misère du quotidien. Sans parler des pays qui souffraient déjà d’autres problèmes sanitaires – ou de famine.

Plus de deux millions de personnes, réparties sur 193 pays et territoires, étaient contaminées dans le monde. Plus de 130 000 étaient décédées des suites de la maladie. 26 000 aux États-Unis, 21 000 en Italie, 18 000 en Espagne, 15 000 en France, 12 000 au Royaume Uni, 4 500 en Iran, 4 200 en Belgique, 3000 aux Pays-Bas, etc.

Ces chiffres obsédants, qui montaient sans cesse, sous-estimaient probablement l’ampleur réelle de la crise sanitaire planétaire, car de nombreux morts hors des hôpitaux n’étaient ni testés ni comptabilisés, par exemple aux États-Unis, où les règles variaient d’une juridiction à l’autre.

Les seuls pays relativement peu meurtris par l’épidémie étaient situés en Asie, précisément dans la région où la pandémie avait vu le jour, Chine, Taïwan, Corée-du-Sud, Hong-Kong, Singapour, Vietnam. Dans ce pays de 100 millions d’habitants, à trois cents kilomètres de Wuhan, on avait en tout et pour tout dénombré 300 malades et zéro mort ! Pour ces régions confucéennes, la défense et les intérêts du groupe l’emportaient sur les droits des individus. Être limité dans ses allées et venues, être interrogé sur ses fréquentations, être confiné, surveillé, être assigné à résidence ne posait à personne, dans ces contrées-là, pas le moindre problème. L’intérêt du groupe : boussole de la société, sa valeur supérieure, son absolu et l’absolu de chacun. Cela tombait bien : l’épidémie n’était pas une maladie individuelle, pas le problème d’un seul, mais une affaire de santé publique. Une affaire du groupe. Les gouvernements de ces pays avaient pu juguler l’épidémie, en s’y attaquant sans délais, de manière active, organisée, et très efficace. Avec des moyens, notamment de surveillance informatique, pour l’instant inconcevables dans les pays latins ou anglo-saxons, attachés à la liberté individuelle, et convaincus que le bien-être général était mathématiquement lié à la somme des satisfactions individuelles… Faudrait-il donc, pour l’avenir du monde, et pour la santé de ses habitants, prendre un jour quelques leçons de confucianisme ?

 

Dans l’île où il habitait, la presse publiait chaque jour un point de la situation, qui faisait apparaître le nombre des personnes testées positives à la maladie, le nombre des patients hospitalisés, le nombre de ceux admis en services de réanimation, de ceux qui avaient quitté l’hôpital, et, naturellement, le nombre des morts, victimes du Covid. À la mi-avril, on avait comptabilisé 545 malades et 46 morts.

Sur tous ces chiffres, on pouvait porter l’appréciation qu’on voulait : n’y avait-il pas pire mensonge que les statistiques ? Ces chiffres étaient-ils élevés ? Modestes ? L’épidémie frappait-elle lourdement ? Était-elle inoffensive ? Comment comparer ? Quelle était la situation ordinaire ? Que penser, pour s’en tenir à l’île, de 46 morts rapportés à 340 000 habitants ? Était-ce beaucoup ? Était-ce proche de la situation normale ? Combien de gens, une année banale, mourraient-ils dans le même laps de temps ? Combien en mourrait-il dans une année ? Combien de personnes, chaque année, mourraient-elles de la grippe simplex ? Devait-on parler d’une hécatombe ou bien d’une « mauvaise grippe » ? Aucun point de comparaison n’existait.

Ce qui était remarquable, c’est que derrière ces chiffres, on aurait pu oublier qu’il y avait – ou qu’il y avait eu – des personnes. C’était l’effet de l’épidémie : les personnes n’étaient plus seulement un matricule – ce à quoi aurait déjà eu tendance à les réduire la société contemporaine, où chacun était enregistré, où tout était informatisé, où beaucoup de fonctions sociales étaient robotisées. Décédées, elles devenaient une unité dans une série statistique. Quarante-six morts, c’était pourtant quarante-six vies qui s’en allaient, avec leurs souvenirs, l’attachement à leurs proches, avec leurs émotions, leurs joies, leurs peines, leur crainte au moment de mourir, leur angoisse face à la mort. Avec leur voix, leur regard. Leur histoire. Quarante-six personnes – ou cent-trente mille personnes – qui avaient fait ce qu’elles avaient pu pour traverser l’existence : l’épidémie les réduisait à un chiffre, un de plus. Et, de ce fait, rendait leur vie dérisoire.

 

Le nouveau coronavirus n’était pas seulement impitoyable pour les pauvres organismes humains – qu’il éprouvait ou qu’il tuait. Il était aussi cruel pour les pays, les régions, les régimes. Du moins servait-il de révélateur à leurs failles, à leurs tares, à leurs fragilités. La crise amplifiait les tensions sociales et géopolitiques. Comment pays et régimes y résisteraient-ils ? Surtout, la crise – comme pour les personnes – faisait oublier tout ce qui n’était pas lié à cet épisode sanitaire. Le reste n’existait plus. Les pays, les régions, les villes se réduisaient au nombre des malades et des morts du coronavirus. Oubliées leurs forces et leurs difficultés, leurs atouts, leurs efforts, leurs faiblesses, leurs mérites, leurs charmes, leur patrimoine : ils n’étaient plus que des lignes de statistiques, et s’appréciaient par des comparaisons de chiffres.  En cela, comme pour les personnes, la pandémie était vraiment destructrice.

  

  

Pour lire un autre texte de l'auteur : L'homme confiné

  

   

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