L’homme confiné - Robert Colonna d’Istria

Robert Colonna d’Istria offre une nouvelle en forme de jolie fleur… dans ce moment où elles sont devenues si importantes.

    

  

L’homme confiné

       

Par choix, par nécessité, il vivait seul, à l’écart du monde. Il habitait un appartement au milieu de la ville, parfaitement central, et, en même temps, perché comme un nid, complètement isolé, pour ainsi dire invisible, inatteignable. Au cœur de la cité et en plein ciel : une situation idéale. Au fil du temps il s’était replié sur deux pièces, une cuisine et un bureau bibliothèque. Il en sortait peu.

Sous les toits, exceptionnellement lumineux, jouissant d’une vue enthousiasmante, l’endroit comblait l’esprit. Il n’était pas compliqué d’y être reclus. Il était même tentant – comme dans un monastère – d’y faire de la réclusion le principe de la vie.

Lambrissé de bois, cernée par la Méditerranée, la bibliothèque avait des allures de cabine de bateau. Elle était prolongée par une terrasse en plein ciel qui dominait golfe, montagnes, port, citadelle, toits rosés : un enchantement.

Là-haut – il parlait de son ermitage –, il s’installait le matin à sa table de travail, et, jusqu’au soir, s’attelait à sa besogne, qui consistait à lire et à écrire. À lire pour son agrément, et à lire pour écrire. C’était son métier, sa raison d’être, une vieille vocation : depuis des lustres des éditeurs le payaient pour produire des livres. Donc il se documentait, sur les sujets les plus divers, et rédigeait. Sans parler de tout ce qu’il lisait pour alimenter une chronique littéraire dans un journal local, ou pour son plaisir. Depuis trente ans, il avait accumulé des milliers de volumes.

Quand le confinement avait été décrété, il avait su que, pour l’essentiel, son existence quotidienne ne serait pas modifiée. Son rythme de vie resterait identique. Il conserverait l’accès à sa terrasse, la beauté toujours renouvelée du paysage, la compagnie de sa bibliothèque. Il continuerait à se lever chaque matin, lire, écrire, rêver, et tenter, à distance comme d’ordinaire, de faire publier le fruit de ses cogitations ou de ses envies : tant qu’il pourrait travailler, il savait qu’il ne serait jamais complètement malheureux. Si certains craignaient d’être perturbés par la mesure gouvernementale, il l’avait accueillie avec indifférence.

Cette mesure ne l’avait pas surpris parce que cette histoire de contamination flottant dans l’air, il s’y attendait. Il l’avait toujours su. Il n’aurait jamais pu donner la moindre explication – ni du reste une forme précise – à cette intuition, mais elle avait la force d’une certitude : un jour la vie devrait s’arrêter, la ville, les avenues seraient désertes, silencieuses, chacun terré chez soi. À quoi avait-il pensé ? L’explosion d’une usine chimique ? Le passage d’un nuage atomique ? Une guerre bactériologique ? Il ne savait pas. Il s’était seulement attendu à devoir un jour se préserver de gaz méphitiques et à entendre la police dans les rues demander aux habitants de ne pas sortir. C’est ce qui s’était produit : un virus – un coronavirus pour être précis – était arrivé de Chine. Inodore, impalpable, invisible, mais mortel, et terriblement contagieux. Il n’était pas surpris.

 

Les premiers jours du confinement s’étaient déroulés sur un tempo allègre. Le ciel lumineux, il était en bonne forme, et tous ses proches, enfants, parents, amis, chacun confiné dans son coin, pleins de sollicitude et décidés à se serrer les coudes pendant l’épreuve. Lui qui n’avait pas la moindre pratique des réseaux sociaux s’était laissé embarquer sur des groupes WhatsApp, où circulaient pensées attentionnées et plaisanteries. Pourquoi pas ? Cela l’occupait quelques minutes dans la journée. C’était superficiel et peu dérangeant. Jamais, en définitive, il n’avait eu tant de contacts avec les gens qui étaient – physiquement – loin de lui.

Puis une de ses amies, peintre, elle aussi recluse, mais à des dizaines de kilomètres de là, lui avait proposé de préparer une exposition de peinture : il écrirait des petits textes, elle s’en inspirerait. Dans l’euphorie, avec sérieux, il avait composé un recueil de soixante-douze poèmes et l’avait intitulé – ce serait le titre de l’exposition – L’Or du monde. « Car j’ai toujours été fasciné, avait-il écrit en préambule, par l’immense quantité de terre, de boue, de caillasse et de minéraux vils qu’il faut manipuler pour récupérer une minuscule parcelle de métal précieux. C’est le propos de ce recueil : au milieu de la vie qui brasse en quantité monumentale des choses lourdes, inutiles, viles, tenter d’extraire et montrer ce qu’il y a de plus précieux, élans, instants parfaits, grâce qui constituent l’or du monde. » Le texte serait dédié à Anouk, sa dernière petite-fille, née en pleine épidémie, « pour lui souhaiter longue et belle vie ». Qu’y avait-il de plus précieux et de plus émouvant qu’un bébé nouveau-né ? Voilà où était vraiment l’or du monde…

 

Avec le temps, les avantages du confinement s’étaient multipliés : la pollution avait reculé sur tous les fronts. Dans la ville sans voitures, le niveau sonore avait baissé, l’air était devenu plus agréable. Les paquebots de croisière avaient disparu, avec leurs fumées noires, leurs microparticules, leurs troupeaux de touristes : le petit port retrouvait sa tranquillité. Le nombre des ferries était réduit à l’essentiel, de rares navires qui approvisionnaient l’île en marchandise. À l’image de la lagune de Venise, qui avait fait la une de la presse, la mer était redevenue limpide – on ne l’avait plus vue aussi transparente depuis des décennies. Sans avions, sans moteurs à réaction, sans gaz d’échappement, le ciel était rendu aux courants d’air, aux nuages et au soleil, à la lumière, aux pépiements des oiseaux – comme de toute éternité. La ville était silencieuse. Assainie, renouvelée. Respirable. Propre. Si cette situation n’avait été provoquée par la maladie, et si elle n’annonçait une récession économique, on aurait pu l’estimer miraculeuse. Du moins inspirait-elle d’amères réflexions sur les nuisances causées par l’activité humaine depuis la révolution industrielle. Fallait-il donc régler le prix du bien-être matériel par des quantités de désagréments toxiques ? N’était-ce pas le signe que quelque chose clochait ? La preuve de la dimension faustienne du monde contemporain ?

La pollution avait également disparu des emplois du temps : les e-mails inutiles – mais perturbants – étaient moins nombreux, le courrier distribué par la poste s’était arrêté – les employés avaient tous fait valoir leur droit de retrait –, donnant l’illusion que raseurs et gêneurs, porteurs de mauvaises nouvelles s’étaient évanouis… Un grand nombre de petites activités, sans intérêt et chronophages, avaient pris fin. Sans parler des compétitions sportives, qui avaient totalement disparu. Plus d’informations sur le football professionnel, sur les courses automobiles, sur le tennis ou le basket : de ce bienfait, les journaux, imprimés ou radiodiffusés, même si eux aussi avaient été contaminés par le virus, étaient devenus plus digestes.

Pendant que le nombre des victimes du coronavirus augmentait, celui des accidentés de la route, au contraire, diminuait, comme les traumatismes liés à la pratique du sport, comme les petits bobos et les tracas ordinaires qui encombrent l’existence – et les services d’urgence –, et comme le nombre des crimes et des délits, qui n’avaient jamais été aussi bas.

 

Finalement, confiné dans son ermitage, au bon air et au silence, dans la merveilleuse lumière du printemps, il était un intellectuel comblé. Tout entier livré à la vie méditative, débarrassé des obligations de la vie sociale qui – si elles procuraient du plaisir – et si elles étaient évidemment indispensables et enrichissantes – étaient aussi cause de distraction et de pollution mentale. Il avait toujours assuré que l’isolement était une ressource indispensable et inépuisable. Du coup, il se nourrissait du calme, de la solitude. Et profitait du temps. Les repères chronologiques avaient été abolis : depuis le confinement on ne distinguait plus un jour de la semaine de l’autre, tout se fondait dans le même temps indéterminé, et, ne sachant pas quand le confinement prendrait fin, il était impossible de se projeter de quelque façon dans l’avenir ; quant aux périodes qui avaient précédé le confinement, elles semblaient extraordinairement loin, rejetées aux oubliettes. Cette époque de pause, d’arrêt général se caractérisait par le fait que tout le monde avait beaucoup de temps. Du moins lui, sous ses toits, percevait-il le confinement de la ville entière, du pays entier, de la planète, comme une abondance de temps, une chance, comme un moment permettant de s’enrichir, d’économiser des forces, comme un moment de jachère – un long hiver, si on veut – , ce qui favorisait la créativité.

 

Il n’ignorait évidemment pas qu’au milieu des milliards d’individus confinés sur la planète, il abordait cette épreuve en privilégié. Il était agréablement logé, avec de la place, dans un paysage splendide – qu’en temps normal les gens payaient pour venir admirer –, et il était seul – ce qui certes représentait des inconvénients, mais ce qui évitait les exercices de cohabitation qui, en temps de promiscuité chronique, pouvaient se révéler parfois acrobatiques – on racontait qu’en Chine quand le confinement avait pris fin, le nombre des divorces avait explosé… Il avait enfin la chance d’avoir une activité professionnelle et des centres d’intérêt – sans parler de ses prédispositions naturelles – parfaitement compatibles avec une vie solitaire. Le confinement, dans ces conditions, était léger. Il pouvait même se payer le luxe d’en avoir une approche amusée, distante, d’en avoir une perception heureuse.

Mais il n’ignorait rien – du moins imaginait-il la vie – de tous ceux pour qui le confinement était une épreuve, un moment douloureux. Il pensait aux plus défavorisés, à qui on demandait de se confiner quand ils vivaient déjà en marge, dans des logements insalubres, dans des camps de migrants, dans des conditions ultra-précaires. Il pensait à tous ceux qui passeraient le confinement à l’étroit, avec une nombreuse marmaille, dans le bruit, les éclats de voix. À ceux qui en viendraient à battre leurs enfants ou leur femme – et il pensait à ces enfants et à ces femmes victimes des huis clos. À ceux qui n’avaient pour s’évader que la ressource de l’abrutissement devant ce que la télévision avait de plus médiocre. Quels bénéfices, ceux-là, les malheureux, pourraient-ils retirer de plusieurs semaines de réclusion ? Il pensait aux gens obligés de rester enfermés alors qu’ils ne s’entendaient pas, et qui s’étaient retrouvés en enfer. À ceux qui vivaient enfermés avec des enfants difficiles. Il pensait aux familles nombreuses, avec des enfants petits, enfermées dans des logements étroits, quand le climat était pluvieux. Il savait – plusieurs de ses proches étaient dans ce cas-là – le quotidien de ceux qui avaient dû apprendre à travailler à distance, et qui avaient dû le faire en même temps qu’ils se transformaient en instituteurs des enfants et qu’ils faisaient tourner la maison ; il savait que c’était épuisant. Il n’ignorait pas – il en connaissait aussi – que nombreux étaient ceux qui étaient directement frappés par la maladie, qui vivaient confinés dans l’inquiétude, dans l’anxiété. Il connaissait des personnes que l’épidémie terrorisait, qui ne parvenaient pas à se dégager de l’angoisse de la contamination, de la peur.

Il avait bien conscience d’être un confiné privilégié. Ce qui ne signifiait pas qu’il se sentît coupable de quoi que ce soit. Tout au plus, quand il allait faire son marché – à l’inverse de sa vie ordinaire, où il n’exprimait pas toujours sa compassion avec la même générosité –, tout au plus distribuait-il plus souvent de la monnaie à ceux qui faisaient la manche.

Il avait seulement le devoir, estimait-il, de tirer le meilleur profit de cette situation insolite, inattendue, d’ajouter le petit supplément d’âme qu’il se sentait en mesure d’apporter, pour produire quelque chose qui plairait aux autres, et leur permettrait – pourquoi pas – d’échapper au confinement. Il avait le devoir, pour lui, pour les autres, de faire naître quelque jolie fleur, et de l’offrir au monde.

   

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