Départ-mirage les yeux ouverts - Jocelyne Normand (Teorema #1)

Teorema #1 - Une île en soi

Jocelyne Normand est confinée dans le Morbihan. Anciennement installée en Corse, elle évoque une autre île lointaine et le poids qui pèse sur certains de ses habitants.

      

Départ-mirage les yeux ouverts

 

Je venais juste de débarquer, lorsque, soudain, j'aperçus... un décor de roman policier. Pourquoi avoir choisi ce lieu petit précisément, cette excroissance résultat de nos excès passés, boule de cristal, caricature, copie conforme en réduction de la société ? Sans le savoir avant, ce fut pour moi, l'occasion de ré-éprouver une disponibilité perdue, de secouer par la force des choses, le schéma petit bourgeois dans lequel on veut nous enfermer depuis huit ans, en dépit de nos ruades.

Obligée de procéder à l'anesthésie par l'exil, sans demi-mesure, à l'autre bout du monde, dans l'hémisphère sud, au large de la pointe de l'Afrique... connaître le sentiment d'étrangeté semblable sur cette terrasse de café toujours vide à cette heure, bord de plage, rythme et laisser-aller tropical, à la différence qu'ici, l'exposition longue au soleil allonge les heures silencieuses à loisir, seul le bruit fort des vagues sur la barrière de corail et la jetée. La possibilité miraculeuse de saisir ses rêves à pleines mains, en trimbalant en bandoulière, l'inconfort d'être à jamais un homoncule en mutation.

Microcosme qu'il faut très vite observer à la loupe une fois le dépaysement atténué. Petit département régulièrement entamé par un cataclysme où les colons s'agglutinent sur la frange côtière la plus clémente. Au jour le jour ainsi, découvrir les peurs qui battent aux tempes, bizarrement exacerbées au contact des phénomènes naturels impossibles à apprivoiser, une façon d'affronter le désespoir sans le savoir en érigeant bientôt son expérience en cynisme fatal.

Sourire à ceux-là qui, à l'hôtel de la Souris Chaude, se taisent soudain ; d'un seul jet, arrêter une voiture américaine brillante dans la grand-rue de Saint-Louis, sans rire parce que ce blond créole aimable se rend, dans l'après-midi, à l'enterrement de l'un de ses assurés ; à Saint-Pierre, écouter les murmures de mosquée de deux Arabes libertins sous des dehors de ferveur et noter le flegme anglais cultivé du monsieur d'un cabinet d'assurances, origine à préciser... À Saint-Joseph, les clients habituels du Tropicana ; à Saint-Philippe, une petite chinoise dans une maison grandeur nature ; de l'autre côté, à Saint-Benoît, son frère, jeune médecin, clientèle au compte-gouttes... un restaurant avec jardin tropical d'ambassade, léché bizarrement par les remous d'une mer boueuse inhospitalière.

Chassée d'un lieu à l'autre, j'étais à la recherche de la végétation luxuriante se substituant à la foule des trottoirs occidentaux de province. Mais, ils avaient recrée l'agglutination. Heureusement, la torpeur des après-midis rendait les contours flous ; plus nus et sans défense, plus vrais sans parure si la mer, par surprise, les décoiffait et si le soleil les tannait quand ils se laissaient faire. S'ils venaient, avec leur enfant, à retrouver les gestes d'abandon des peuplades roulées depuis longtemps sur ces rivages, c'était, l'espace de quelques heures, le paradis terrestre que l'on n'a pas le temps de percevoir en une semaine frénétique de Club Med.

 

Ce pays ne se livrait pas si facilement. Il plut plusieurs jours, lors de mon arrivée. Montage en plans alternés, une course rapide avec une Alfa Sud dans les Hauts, entre les champs de canne, pour découvrir une baraque de tôles, adolescente créole pauvre et belle comme une statue primitive, grand fils dégénéré, complaisance démagogique de la patronne pour les parents de sa bonniche, propulsée, grâce à ses bons soins, dans la civilisation des HLM de la banlieue de Paris, la sortie de la messe de communion de la petite avec toute la famille endimanchée telle une parade d'animaux savants ; retour dans une chambre de l'annexe d'un hôtel crasseux, cafards et araignées en sus, drap et taie d'oreiller roses imprimés de fleurs d'hibiscus, touche exotique. C'était la colonie typique en pays créole, avec les villas des métros les pieds dans l'eau, à haies généreusement fleuries de jardins arrosés, en décoration, à l'intérieur, colonnades empire en fausse albâtre.

Eux tous croyant à un émerveillement de néophyte, quand ce n'était que le décor qui se mettait en place, brutalement esquissé à gros traits. Je l'aurais souhaité moins caricatural. Le plein soleil, la chaleur, quand on ne prend pas garde à la vapeur des bords de l'eau, dessinent des portraits excessifs. À trop me laisser aller, je les conduisis aux confins de la vendetta corse.

Comme leurs ancêtres parias, peuplement de l'île improvisé, ils débarquèrent ici toute origine tue, ne dévoilant de leur vie que ce qu'ils en firent. Ennui profond des journées, enfermés à la manière des faux-monnayeurs diligents fesse-mathieux, trop bercés par le cinéma américain genre « Espions à Hawaï », ils en imitent les héros, sous des dehors rassurants d'une échelle « à la française ».

Il est intéressant, alors, d'être éternelle passante, cela prend des allures de tour de force. Reconnue étrangère décidément, ayant refusé « l'initiation » réservée à tout nouveau débarqué. Pas enthousiaste non plus à la façon des volontaires du progrès américaines, se dévergondant à l'indigène pollué en brousse ; pas même partante pour les spectacles de « marche sur le feu » des malabars, leurs temples, derrière les piliers de figuiers banians, couleur de crème fraîche parsemée de fruits confits, étant lieux de culte, sont, pour elle, comme transporter sa maison sur le dos quand on vous le permet encore ; de même que l'envoûtement incontesté, pouvoir des malabaraises, sur le beau militaire séduit qui va leur échapper... autant de frissons qui cautionnent l'exotisme au rabais, fantasmagories, substituts des nôtres quotidiennement avortées souvent. Tous se demandent ce qu'elle est venue faire là. Il ne reste que la bande de l'affiche publicitaire qui devient jaune pâle au révélateur, des enseignants et autres coopérants, ne remettant pas en cause leur bonne conscience, les malles remplies frénétiquement de souvenirs pour épater les amis sédentaires, regroupés au Royal, café français avec croissants chauds et pastis, les jours travaillés, dans le quartier des affaires du département.

 

Il y a de très longues rues rectilignes, dans cette île petite, les villes importantes étant peu éloignées les unes des autres, tout au long de la côte. Il faut prendre le temps de les parcourir à pied, étonnée de ces ramifications récentes connectées aux structures préexistantes, en dédale, de comptoir colonial du centre-ville. Rues commerçantes pour population locale moyenne, peu de métros s'y attardent, si ce n'est pour jouer les touristes en voyage organisé. Sourires complaisants pour moi, toujours seule, égarée dans ces petits cafés-restaurant de sous-ordre. Lieu hybride aux mille possibilités encore. Atmosphère volontairement entretenue, le mélange harmonieux des races, sans heurts, étant maintes fois souligné par les partisans de l'initiative et de l'entreprise privée qui prétendent plus agréable de « faire de l'argent » au soleil, plutôt que dans la grisaille de Paris avec tous les remous d'une société politisée.

 

C'était naïf de ma part, disent-ils, de n'avoir pas bien imaginé qu'il s'agissait toujours d'une colonie. En fait, peu m'importait. J'étais là en quête d'autre chose, individualiste, comme eux, à tout moment prête à me laisser bercer par la beauté renouvelée du rivage et la végétation luxuriante du paysage entier.

Je les ai trouvés parfois émouvants derrière leur croûte de cynisme. Mais, je savais qu'il fallait démystifier le côté « aventurier sans scrupules », piédestal astiqué, soporifique à double tranchant, forme de marginalisme mâle en vogue, porte de sortie jugée audacieuse, souteneur sans le savoir. Sauver sa peau comporte bien des compromissions que ces gens-là érigeaient en fatalisme, les entourloupettes, plus flagrantes que chez nous, étant liées au plus grand rayonnement du soleil.

 

Il était aisé, à ce moment-là, de se laisser frôler par les regards appuyés des exilés, se sentir caméléon, aperçue fugitivement parmi le feuillage lustré persistant qu'ils ont l'habitude de domestiquer en se l'appropriant. Très vite, ils lui impriment un aspect artificiel de plante statufiée, décorée de guirlandes électriques qu'ils aiment à faire fonctionner à loisir.

Je parcourais l'île à la rencontre des paysages puisqu'il est dit que la façade d'étrangère fausse les relations avec les autochtones. Et j'aimais m'arrêter, parfois, dans des lieux créés artificiellement par les colons, soulever le rideau d'entrée de leur « descente en enfer », confortablement aménagée, le seul risque étant, le lendemain, une gueule de bois d'alcools chers.

Ils avaient cédé au mirage de la richesse inaccessible sous d'autres cieux qui prendrait corps ici, parodiés par les mimiques du colonisé à qui l'on a appris que l'escroquerie légalisée sans esclandre était un signe de civilisation.

Désenchantés au bout de quelque temps, le soleil ravivant leurs pulsions latines, les crises les submergent. Personne ne songe à s'en étonner, cela constituant l'essentiel des nouvelles quotidiennes, ceci ou comparer les vertus des bonnes, les petites robes ou souliers acquis dans telle boutique de la rue Chatel, la prochaine soirée...

Et les autres ? Dites-vous. Les intellectuels, les autonomistes, tous ceux qui luttent ? Vous avez survolé une société qui se meurt ! J'y ai vu, je crois, l'impasse maquillée.

Je n'ai pas trouvé l'anesthésie par le vertige des arrondis de l'île ; ce fut plutôt le fouet aux lanières longues rythmant le supplice de la roue ; tout autour, les feuilles hautes de la canne à sucre sur les versants, à perte de vue, à la merci d'un vent fort, les rouleaux d'écume aperçus longtemps dans les Hauts.

Le leurre résiderait dans une quête avide s'exerçant vainement. Les reflets chatoyants des pierres précieuses sont, eux, immuables et le travail dans les mines de diamants d'Afrique du sud s'intensifie car il faut trouver des succédanés au naturel perdu.

 

Jocelyne Normand

     

   

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