Yves Rebouillat - La vie enfin

 La vie enfin

 

 

Elle referma doucement la porte de l’appartement familial, situé au quatrième et dernier étage d’un élégant immeuble bâti en pierres blanches et situé au-dessus de l’alignement des maisons basses, bordant l’extrémité sud de la rue principale. Un grand balcon donnait sur une anse où des eaux turquoise recouvraient partiellement une vaste étendue de sable clair. La plage qu’enserraient de gros rochers attendait la jeune femme à quinze longues minutes de scooter de son domicile du fait de la complexité du plan de circulation voulu par la maire qui se piquait de savoir « réinventer le quotidien », auteure de la formule : « Circulez, il y a tout à voir ! »

Mai était clément et déjà chaud ; un vent léger charriait les parfums de la garrigue qui cernait la petite ville. Buis, amélanchiers, thym, chèvrefeuille, orangers du Mexique et lavandin mêlaient leurs fragrances et annonçaient une belle journée.

Elle plaça son panier tressé de pailles jaunes et rouges sur le porte-bagage de sa machine et l’immobilisa avec un sandow. Elle y avait déposé ses clefs, ses papiers, une serviette-cabine rose magenta pour se changer et se sécher, ainsi qu’un drap de bain uniformément vert menthe à l’eau pour s’y étendre, un maillot bleu et mandarine fait d’une seule pièce, une pomme, une orange, un paquet de biscuits de régime, une boîte de chewing-gums à la chlorophylle et son mobile qui contenait les play-lists de ses chansons et musiques favorites : rock’n’roll, pop, variétés française et italienne haut de gamme.

Juchée sur sa Vespa bleu canard qu’elle tenait de son aïeul, dûment réparée, entretenue, révisée par son père touche-à-tout, elle emprunta un tronçon de la rue principale où les commerces avaient ouvert à tout-va portes et fenêtres d’où s’échappaient des odeurs de café noir, de pain frais, de viennoiseries généreusement beurrées et de bois en train de produire les futures braises destinées aux grillades de midi. Et déjà, les fumets appétissants, malgré l’heure matinale, de poitrine fumée grillée et d’oignons frits dont les ouvriers étaient friands et dont ils enrichiraient le contenu de leur gamelle-repas du midi.

Sa robe à fleurs rouges sur fond blanc, serrée à la taille par une ceinture en cuir assortie, flottait autour de ses jambes. Son buste pointu, une large mèche rectangulaire sur le front, séparée du reste de son abondante chevelure mi-longue par un bandeau crème, lui donnaient une allure de starlette du cinéma italien du milieu du vingtième siècle. Elle avait 20 ans, ses parents la voulaient fille du siècle suivant, heureuse, branchée sur la modernité, les sciences et les arts.

Sa grand-mère maternelle avait été chanteuse de cabaret ; son grand-père, un excellent guitariste qui avait accompagné de nombreux artistes des scènes provençales. Ils s’étaient tous deux dévoués à leur petite-fille dont les parents étaient absorbés par la supérette qu’ils géraient à la satisfaction de la population de la bourgade, maintes fois et sous différentes formes exprimée.

L’homme trouva la mort au volant de son automobile, un petit matin d’après concert. Inconsolable, sa compagne entra dans une dépression qui finit tôt par la déposséder de tout intérêt pour la vie au point qu’elle la perdit. La petite avait 13 ans. Ses géniteurs reprirent auprès d’elle la fonction qu’ils avaient délaissée sans parvenir toutefois à compenser, dans le cœur de la gamine, la perte du couple qui avait assuré l’essentiel de son éducation, avait pourvu à ses besoins et satisfait ses envies et ses demandes, y compris celles qu’elle n’osait pas formuler.

Elle entretint le culte de ses grands-parents qui avaient eu 20 ans en 1962 ; se prit de passion douce pour cette décennie, selon elle, foisonnante et incomparable aux suivantes. Un emballement qui passait par une sorte de collectionnisme vague et peu envahissant, moins pathologique que connoté « illustration d’un temps et des arts y afférents », un jeu solitaire de « reconstitution historique » propre à traduire une difficulté à trouver place dans son époque.

En dépit de ses réussites scolaires et universitaires, de sa gaîté rehaussée d’un goût curieux pour les couleurs vives, de son activisme sportif, ceux qui la connaissaient bien sentaient qu’il y avait chez elle une retenue, une mélancolie, des joies feintes, une volonté forcée de se conformer à des usages passés ou en cours, une difficulté à se projeter. Que sa socialisation était imparfaite. Elle était peu diserte sur ce qu’elle ferait après la faculté, sur ses envies de voyages, de métiers, d’hommes ou de femmes. On ne la connut jamais amoureuse, il n’y eut personne, après ses grands-parents, pour recueillir ses confidences. On la disait graine de musicienne – elle était joueuse virtuose de guitare –, tentée par de nouvelles études, cette fois en sciences humaines… On ne la voyait pas dans le commerce de centre-ville reprendre l’affaire familiale. En attendant, à 20 ans, elle étudiait les lettres modernes à Aix-en-Provence et demeurait un mystère pour ses parents, ses semblables proches et de rares professeurs investis qui estimaient – comme ce fut sans cesse le cas ces sept dernières années – n’avoir aucune influence sur elle. Il fallait remonter à son enfance pour y trouver les amis qu’elle avait eus et n’avait pas gardés.

Parvenue à la lisière de la plage, elle gara son scooter, fixa l’antivol et, bien dans ses « Converse » lagon bleu, marquées « Réédition », partit en sautillant s’installer près de l’eau, revêtit sa tenue de bain, s’assit, fixa son casque audio nomade et enclencha une liste de tubes vieux d’une soixantaine d’années. Elle pensait très fort à « Gran’Pa et Gran’Ma » en bougeant gracieusement, en douceur, des hanches à la tête, tout en s’enduisant le corps de cette ambre solaire qui sentait bon les huiles d’antan de protection ou d’activation du bronzage. Elle arborait, sûrement à son insu, un sourire qui pouvait traduire un moment fugace de bonheur et un sentiment d’harmonie avec le monde des vivants et des morts.

À proximité, un groupe de jeunes gens jouaient au volley : trois garçons, trois filles. Un jeune homme restait seul à lire, assis sur le sable. Aussitôt remarqua-t-il la présence de la femme qu’il abandonna sa lecture, se leva, et vint à sa rencontre.

« Salut ! Tu viens t’installer avec nous ? »

Elle écarta les écouteurs de ses oreilles.

« Pardon ?

Tu nous rejoins ! » insista-t-il en désignant d’une main les volleyeurs.

« Pour quoi faire ?

Plus on est de fous…

Ça marche pas à tous les coups, faut un truc qui déclenche quelque chose et donne envie.

Eh ben, t’as pas une idée ?

C’est toi qui es venu me chercher !

Bon, c’est comme tu veux… » fit-il en tournant les talons.

« Ne prends pas la mouche, reste là ! Je suis un peu maladroite… On recommence. C’est ton groupe là-bas, près de la paillote ?

Oui.

Et vous faites quoi ?

On parle de tout et de n’importe quoi : ciné, virées en boîte, études, boulots, musique, nanas, mecs… Tout à l’heure, on ira nager vers les îles… Là, les copines et les copains jouent au volley. Avec toi… c’est-à-dire toi et moi en plus, on pourrait tous jouer, faire deux équipes mixtes… à parité : deux fois deux nanas, deux mecs. Heu… j’suis clair ?

Oui, oui, OK, c’est suffisant pour se connecter. J’arrive, mais attends-moi et présente-moi à tes amis, je ne veux pas débarquer comme une chienne dans un jeu de… quilles ! »

Les présentations ne durèrent pas longtemps ; un match s’engagea qui s’interrompit une bonne heure plus tard, suivi par la mise à l’eau de l’entier groupe. La jeune femme au maillot bicolore suranné fut vite adoptée tant elle était joyeuse, de bonne compagnie et excellente joueuse.

« Tous sur l’île aux oiseaux la plus proche ! » hurla un joueur de ballon.

La jeune femme y parvint juste derrière l’un des garçons arrivé le premier, ce qui ne souleva qu’un enthousiasme modéré mais louche parce qu’ayant sûrement à voir avec l’étonnement : une fille « battait » deux garçons à la course en nage libre sur une distance d’environ quatre cents mètres… n’était-ce pas extraordinaire ? Les autres filles trouvaient naturel de fermer la « marche » et tinrent des commentaires aux orientations incertaines.

Épousant sincèrement mais trop discrètement la cause féministe, elle expliqua à ses nouveaux compagnons de jeu qu’elle n’avait jamais rencontrés auparavant, que c’était normal puisqu’elle s’entraînait depuis plusieurs jours pour bientôt atteindre, sans encombre, une île plus lointaine, située d’après les cartes à près de deux milles marins de la plage. Réagissant aux manifestations immodestes du « vainqueur », elle osa finalement, dans un rire sardonique, un : « Je ne savais pas qu’on disputait une course, la prochaine, aucune chance que tu la gagnes ! » qui glaça bien des membres du groupe et lui fit perdre des points de popularité.

Les jours suivants, ils se revirent tous, au même endroit, sans rendez-vous. Ils partageaient peu, hors leur jeunesse, leur grande disponibilité et la plage. Elle, n’était pas vraiment emballée par la fréquentation de la bande. Peut-être en était-il qui méritaient qu’elle s’y intéressât, mais la solitude lui convenait davantage. Elle se forçait toutefois à rechercher chez les gens un trait de caractère, l’amorce d’une pensée, l’expression d’un sentiment qui créeraient une envie d’en savoir plus. Elle n’ignorait pas qu’aller vers autrui pouvait être à l’origine de bonnes surprises. Il y avait bien le grand frisé à lunettes et la blonde taiseuse ; le premier paraissait gentil, l’avait invitée à rejoindre ses amis sans insister, respectant son choix initial, ne semblait pas considérer l’ordre d’arrivée sur un îlot comme un événement et avait même souri à l’annonce de la prochaine « défaite » du vaniteux ; la seconde, un peu à son image, mêmes taille et corpulence, mêmes cheveux blonds, mais coupés court, paraissait introvertie, craintive, mais tout autre qu’évaporée.

« On verra » devait-elle se dire en doutant.



À l’occasion d’une nouvelle belle journée, enfin prête physiquement pour la « grande traversée », elle se jeta à l’eau. Elle n’avait demandé à personne de l’accompagner, pas plus à la nage qu’en canot, s’y rendit seule avant de susciter des propositions – devenues improbables – qu’il lui serait difficile de décliner.

Elle fendait l’eau d’une nage efficace et élégante ; les mouvements parfaitement symétriques de ses bras, leur parfaite attaque de l’eau et les ondulations lentes et régulières de ses jambes ne soulevaient aucune éclaboussure ; tout laissait penser qu’elle n’y mettait aucun effort. La natation était aussi, à ses yeux, une esthétique qu’elle avait travaillée. Elle fit de courtes pauses, allongée, se laissant porter, immobile, les membres écartés, les yeux grand ouverts sur le ciel, repartait puis atteignait rapidement sa vitesse de croisière. Elle mit moins d’une heure pour accoster. La météo était favorable, elle n’avait emporté pour tout vêtement que ses effets de bain et des chaussons de plage. Elle explora l’île et fut surprise par sa luxuriance. La flore abondait sous la forme d’une garrigue étonnement haute, comme si, très paradoxalement, la terre était ici plus généreuse que sur le continent et les vents moins sévères. De gros rochers que les sables, le sel et les vagues déchaînées avaient polis, striés, creusés, émergeaient de la végétation. Ils pouvaient faire fonction d’abris contre les intempéries, la dureté du soleil et constituer autant de postes d’observation utiles.

Des oiseaux de multiples espèces criaient et chantaient de concert ou en solo, de sorte que jamais leur tintamarre ne s’arrêtait, et faisaient plus de bruit que les vagues qui s’échouaient. Pas suffisamment cependant pour empêcher la jeune femme d’entendre un bruissement dans les fourrés qu’un petit animal ne pouvait pas provoquer. Elle prit peur. Une réaction qui se transforma en stupéfaction lorsqu’elle vit émerger des épais buissons la discrète et blonde joueuse de volley en bikini à la mode sous une chemise ouverte, le corps en jolis galbes, les jambes longues et modérément musclées, son beau visage animé par l’expression charmante de sa surprise.

« Ça alors ! s’écria-t-elle.

Je ne te le fais pas dire ! rétorqua la nageuse.

Que fais-tu là ?

J’ai la même question !

J’ai l’habitude de venir ici… de m’y réfugier quand mes semblables m’exaspèrent. Pour éviter des cris et des baffes, des violences verbales et physiques !

Tu me fais peur !

Tss, Tss… Je viens là quand moi, j’ai peur… du monde… de moi-même…

Tu fuis quoi ?

— … Et toi, tu fais quoi, là ?

Je cherche un refuge.

C’est à dire ?

Quand les gens m’importunent… Je sais bien que ce n’est pas ici que je trouverai une humanité bienveillante avec laquelle vivre serait une fête, mais, à certaines périodes plus ou moins longues, j’ai besoin de me soustraire de la ville, des institutions, de faire le vide, de savoir qu’il existe un lieu au monde où on me foutra la paix. Au moins un long moment… Là, je prospecte.

Raté !

Qui sait ?

Ça ressemble bigrement à mes crises de retrait !

Comment tu es venue ici ? À la nage ?

Non, j’ai un petit Zodiac à moteur que je cache dans un abri naturel au sud, invisible dans la plupart des angles d’approche et des lieux d’accostage plus aisés. »

Les deux femmes parlèrent du pays, du temps et de leurs études, marchant peu, faisant des haltes, s’asseyant à même le roc. Elles se confiaient, de timides débuts d’intimité se dévoilaient, mais rien qui fut bien engageant, chacune voyant l’autre se retenir. De quoi s’agissait-il ? Méfiance ? Prudence ? Concurrence ?

Elles épuisèrent les sujets qui comblaient des vides, dirent vouloir poursuivre leurs activités sur place et rentrer toutes les deux comme elles étaient venues, séparément.



Une semaine plus tard, sans se concerter, elles se retrouvèrent à plusieurs dizaines de mètres avant d’accoster de nouveau. La nageuse entendant un bruit de moteur cessa tout mouvement de progression vers le rivage, vit se rapprocher doucement une petite embarcation et reconnut son pilote. Elles promirent de s’attendre.

Une fois sur la terre ferme, l’embarras était patent. Une gêne mutuelle s’empara des deux filles. Parce qu’elles ne s’étaient pas entendues pour effectuer le trajet ensemble ? Parce que chacune avait un projet si personnel qu’il ne souffrait pas d’être partagé, ni même connu de l’autre ?



« Je ne voudrais pas t’embêter pendant ta découverte de l’île.

Ni moi t’empêcher de vaquer à tes tâches…

Si tu veux, on se retrouve là dans un moment, une ou deux heures, ce bout de terre est petit.

D’accord, j’essaie d’en faire le tour, et toi ?

Juste quelques relevés géologiques pour un mémoire.

Oui, tes études en géologie…

Plus ou moins, ouaip !

À tout’. »



Arrivées au centre de l’île, elles se retrouvèrent.

« Hello !

Hello ! Tes recherches ont été concluantes ?

Ouais ! Et les tiennes ?

Bof ! »

Le temps passant, la glace fondait. Meublant d’abord le silence, elles engagèrent des échanges plus libres et sincères, abordèrent de grands sujets : la vie délicate des jeunes adultes – elles-mêmes – vivant sous le toit de leurs parents pendant les vacances et n’ayant pas l’argent de leur indépendance matérielle, l’oppression des femmes, les violences qui leur sont faites, l’avenir écologique de la planète et de l’humanité, la difficulté à construire des projets professionnels, les guerres et les vanités…

« Faut que je te montre quelque chose » : la femme de sciences entraîna la femme de lettres vers un petit campement creusé dans le roc où l’on entrait en se baissant, par une ouverture naturelle, et où elles s’arrêtèrent.

La première avait longuement prospecté cette parcelle de monde qui avait mauvaise réputation. Des tragédies que personne ne pouvait raconter s’y seraient déroulées ; son approche en raison des récifs qui l’entouraient était dangereuse, des accidents s’y seraient produits. Les imaginations s’étaient enfiévrées au point que, dans les représentations des gens de mer, il passait pour un site maudit. Jamais personne ne s’y rendait. Elle, qu’un puissant ressort animait, avait voulu savoir, se forger sa propre opinion. Elle avait fini par tordre le cou aux légendes sans récit ni témoins, agencer un refuge sommaire au centre de l’île, découvrir une source d’eau douce et des baies comestibles ; elle aurait pu ainsi compléter les provisions qu’elle apportait avec elle, mais ne le faisait pas… Son abri était assez grand et haut pour qu’on s’y tînt debout à deux, sans se heurter à chaque déplacement. Une béance haute contribuait à assurer une ventilation adéquate. Des végétaux séchés en grande quantité s’entassaient contre la roche sur un sol propre et, dans un « meuble » fait de bois flotté assemblé de façon rudimentaire, se tenaient soigneusement pliées des étoffes épaisses, des vêtements, une vaisselle de camping, un réchaud à gaz, un combiné radio-lecteur de disques à piles et une vingtaine de CD. Son examen minutieux de l’endroit concluait qu’à part les oiseaux, des insectes et de rares lézards, il n’y vivait aucun autre animal ; elle ne craignait que les serpents et les rongeurs. Un territoire inestimable, sans prédation endogène à l’espèce, à la différence du reste du monde.

Jouer les survivalistes lui plaisait bien, néanmoins, si un meilleur choix s’était présenté ailleurs, moins connoté « fantasme enfantin », « abri SDF », elle aurait saisi l’occasion. Elle pouvait rester plusieurs jours dissimulée, à l’abri des regards et des insultes ; arrivait défaite, prise d’un chagrin intense et repartait ressourcée, pleine d’énergie. Elle savait gérer ses crises d’angoisse, de mépris pour une poignée d’abrutis et de doutes quant au tour qu’avait pris sa vie. La solitude lui était une protection, une thérapie, une médication efficaces.



Elles prirent conscience que la nuit approchait et qu’elles-mêmes s’accordaient.

« Zut ! Je ne veux pas nager de nuit ! Ton Zodiac ? Tu rentres ?

Non. Enfile ça si tu veux rester en forme demain matin, la fraîcheur tombe !

Merci !

Je ne voulais pas dévoiler mon repaire. J’ai pas la confiance facile.

Je comprends ça, nous ne sommes pas très différentes là-dessus. »



Elles « dînèrent » devant la grotte. Partagèrent des vêtements chauds. Firent plus ample connaissance, rirent ; des affinités, des ressemblances, des intérêts communs se confirmèrent – musique, livres, sport, mer, sixties, idéologie progressiste et des répulsions communes la grossièreté des hommes, le racisme à l’égard des gens différents de soi et de son groupe, de ceux qui vivent hors les troupeaux et refusent le commandement du chef de meute et les complots pour le renverser et le remplacer par un semblable.

Sa tête dodelinait, les paupières d’Éva se baissaient et s’ouvraient de nouveau au prix d’efforts qui ne durèrent pas. Après sa nouvelle performance physique de l’après-midi, le besoin de sommeil devenait irrépressible. S’en retourner à la nage aurait pu être une très mauvaise initiative. Pleine de prévenance, Léa fit de l’amas végétal un matelas épais et dense qu’elle recouvrit d’un gros drap sur lequel elle étendit une grosse couverture piquée, puis aida Éva à gagner sa couche qui pouvait, sans trop de contraintes, accueillir confortablement deux corps.

Éva se rendormit aussitôt sous le regard doux et protecteur de Léa.



Leur nuit impromptue fut douce, accompagnée par le bruit apaisant du ressac et le vent caressant qui se glissait dans leur chambre secrète.



Un fin rayon du soleil levant vint éclairer et réchauffer le visage d’Éva qui se réveilla voluptueusement. Elle fit comme chez elle, s’étira en gémissant, et s’assit, tandis que toujours à l’affût des moindres bruits et mouvements, Léa se redressa comme mordue par une bestiole.

« Salut Léa !

Salut ! Déjà réveillée ?!

Il fait jour…

C’est pas une raison ! Bien dormi ?

Oui, génial, ta résidence secondaire me plaît bien ! Et toi, en forme ?

T’imagines pas !

J’ai rêvé de la fée Clochette et d’un Pays imaginaire sans hommes.

Une vision positive de cet îlot !

Ma nuit fut une joyeuse initiation, pleine de surprises, de douces sensations…

Tout ça !?

Ben oui, moi, quand je rêve, je rêve… quand je ne fais pas de cauchemars…

Tu te rappelles tes rêves ?

En général, pas trop au-delà des cinq premières minutes d’éveil.

Cette nuit par exemple ?

C’était bizarre… très doux comme si on me berçait, me caressait, m’enveloppait et en même temps s’insinuait, se glissait en moi en me faisant du bien…

Un rêve érotique…

Oui, mais pas seulement… comme une révélation…

Une révélation de tes préférences ?

Je ne sais pas… Qu’un tel plaisir fût possible… comme ça… je frémissais, me déhanchais, j’étais prise de spasmes répétés dans le bas du ventre… je gémissais…

Les vagues du désir et le souffle de l’amour… l’art de la fée Clochette… la découverte de l’orgasme et de ses ondes…

Arrête ! T’es pas sérieuse !

En tout cas, des moments de jouissance…

Léa ! Non, juste des rêves.

On peut jouir en rêvant…

— … ou rêver qu’on jouit… là, c’était… j’sais pas… différent, plus fort… J’accueillais tout, consentais à tout, en redemandais…

Bon… ça va durer longtemps ton délire ou t’es vraiment nunuche ?

Ha ha ha !... On peut vivre un rêve éveillé, non ?

C’est rare !

Pour être honnête, je n’ai pas dormi tant que ça…

Je l’ai vite compris… à l’avenir, sous consentements plus explicites, quelques-unes de nos nuits pourraient nous surprendre encore…

Je ne souhaite pas autre chose !

Sus à l’absurdité du monde et à ses hordes de barbares et de crétins ! Et demain… c’est mon tour !

Pourquoi demain ? »

 

 FIN

  

 

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