Élisabeth Andreani - La vie à nu

La vie à nu

 

  

Loin, très loin de la Méditerranée, il est un peuple tant amoureux du sol qui le porte et qui loge en lui qu’il a fait de la beauté le centre de tout – de tout ce qui se voit et de tout ce qui ne se voit pas. Les Diné, appelés « Navajos » par les hommes blancs. Là n’est nulle mer. Sinon de sable et de grès. Des milliards de pas séparent ce milieu très aride des rivages de Mare nostrum. Mais un fil invisible en mon esprit les unit. Peut-être parce que souvent me vient ce « nous marchons dans la beauté » qui est aussi le leur. Peut-être parce qu’ici ou là ou ailleurs, tout ce qui reçoit de l’amour devient beau.

Que la Terre est merveilleuse, l’enfant le sent spontanément. Petite, tout lieu me ravissait pourvu que je puisse y marcher pieds nus, y rouler, y sauter, y courir, toucher les eaux, le bois et les pierres, prendre conscience de ma propre vie au contact de l’énergie qui émane de tout espace non bétonné, non abîmé, non souillé, non affligé des turpitudes humaines. Alors, j’étais un animal sauvage, assez sensible pour jouir de tout, car tout me procurait nourriture. Plus tard, adulte, selon tel ou tel temps de ma vie, seul tel ou tel lieu particulier fut à même de m’apaiser ou me remettre debout. Quand mon âme s’assécha au point de crever de soif, le destin me conduisit au Pays des sources. Là, une voix chuchota « suis les sources, suis les sources… », et, docile, sans volonté, je jouai longtemps à remonter à tâtons les rus souterrains sous les prairies. Jusqu’à ce que ma source frémisse enfin…

Alors, quand cette source âme fut plus audible, je pus m’en retourner vers Corsica. La Méditerranée avait toujours été là dans l’enfance, puis en pointillés, tel un être aimé avec qui l’on jouerait à cache-cache – le fuyant par peur de soi, s’en rapprochant par la force de l’aimant. Les terres de Méditerranée me rappelaient. Ce ne sont pas juste nous, humains, qui aimons telle terre plus que tout autre, mais c’est aussi elle qui, dans son infinie bonté, s’en va chercher ses enfants perdus et leur parle de mille manières. C’est là un immense mystère où s’entrelacent mille fils invisibles. Parfois, il faut des années et des années pour que l’humain entende… Avant de revenir en Balagne, sur le sol de laquelle, ciuccia, je m’étais roulée de joie, d’autres terres du Sud firent vibrer quelque chose d’enfoui. Mais sous des formes différentes, c’était toujours le même chant. Une musique bien particulière. Un chant de vie d’une force, mais d’une force… Plus torrent que source.

Je m’étonnerai toujours que Méditerranée et langueur aient été associées… Ça brûle, ça écorche, ça claque, c’est rude, sans fioritures, c’est radieux ! Tout ce qui y vit et lutte et se bat… Peut-être parfois avec douceur, avec persévérance, avec entêtement, sans violence apparente, mais que de rage ! Ce n’est pas un cocon. L’immortelle entre les rochers, le chêne à l’orée des cimes, toute fleur, tout arbre qui s’élève en des terres quasi nues, tout près du ciel, crie vers la vie, c’est un être qui se hisse et s’extirpe, se courbe et se tord parfois, mais continue continue continue… Sur les plaines andalouses, il est des arbres sans congénères à des kilomètres alentour, immenses, magnifiques, des îles dans un désert poudreux. Sur les crêtes des montagnes corses, de tels géants solitaires, vigies dans la tempête, déploient leur force et leur énergie en formes singulières. Ils sont. Infiniment présents. Chacun unique. Chacun incontournable. Juste un peu plus bas, à l’assaut des pentes s’avancent les enchevêtrements du maquis ; écoles de ténacité et d’attention, ils masquent d’anciens chemins à réinventer. Jamais disciplinée durablement, surabondante, ou précieuse dans sa rareté, c’est toujours la vie qui triomphe. Qui pourrait imaginer que cela ne modèle pas ceux qui y vivent les yeux et les pores ouverts… les imprègne, les pénètre, dans des zones qu’eux-mêmes ignorent ?

C’est là la Méditerranée de mon cœur. À chacun la sienne… À chacun ses amours… Je sais qu’elle a bien d’autres visages mais qui à cette heure me sont moins nourriciers. Tant de mosaïques, tant de contrastes. Je sais les anciens jardins si abondants près des rivières – et la sueur des hommes qui s’en occupaient –, la paix des vergers – si le feu ne vient soudain les ravager. Il y a de la douceur en tout, il y en a ici aussi, d’autant plus émouvante qu’elle côtoie sa face opposée. Douceur posée ici ou là sur une pierre moussue, au creux d’une vasque, dévoilée dans la rondeur d’un relief, dans la lumière du soir à travers les feuilles du vieil olivier… Ma perception humaine est bien trop limitée pour saisir tout entière ne serait-ce qu’une infime parcelle de ces terres. De la même façon qu’il m’est impossible de saisir qui j’aime, lequel restera à jamais inconnaissable. Je ne peux alors que chercher le fil qui va de mon âme à la sienne. Là où est la plus grande vérité. La sienne. La mienne. Là où peut advenir la rencontre. Et ce fil me ramène inlassablement là où la vie est le plus mise à nu, la plus dépouillée, et de là la plus manifeste, la plus offerte, dans sa rudesse et sa douceur… Révélée en quelque sorte et, paradoxalement, plus évidente et claire que dans la luxuriance des forêts.

C’est sur les hauteurs que je la rejoins le mieux. Il y a parfois des arbres mais il y a surtout la pierre. Partout. La proximité de l’os. Un peu le vent qui racle et épure, un peu le soleil qui dessèche, un peu l’eau qui parfois déferle, un peu je ne sais quoi, mais la roche est là, jamais loin. Sous les pieds, contre les mains. Le flanc de la Terre, le squelette de son corps. Tantôt elle affleure, tantôt elle se disloque en gros blocs qui racontent… quoi ? Granits à la peau si douce. Roches tant aimées. Pour ma part, je les caresse, je leur parle, je les respecte, elles sont si anciennes. Peut-être que je m’égare… Ou peut-être pas. Je cherche. Quelque chose qu’elles savent mieux que moi. Je les sais généreuses. Elles se penchent sur nos villages comme sur les berceaux des enfants que nous sommes. Elles nous sont un appui, elles nous appellent aux défis. Vivantes. Présentes. Un jour, à Delphes j’ai senti pour la première fois le sacré m’envelopper. C’est une autre histoire. Mais c’est là aussi une histoire de pierres, de lumière et de ciel. Une autre histoire parce que la main de l’homme a su là canaliser et sublimer ce qui le dépasse et pourtant le constitue. Mais la même histoire, car, à l’état brut, même sans main humaine, certains lieux exhalent ce que je ne saurais nommer. On l’effleure dans la densité de l’air et dans la vastitude qui s’installe en soi. Dans la force de la nudité. Dans la vie qui vibre sans fard sous le bleu du ciel, la vie à laquelle on ne peut échapper et qui appelle…

Et de nouveau me reviennent les Diné, les Hopis et autres peuples du Sud nord-américain. Loin, si loin des rivages de la Méditerranée. Sur ces sols arides où la moindre eau fait éclore en fleurs multicolores des milliers de graines, ces hommes, accoutumés à vivre dans des chaleurs extrêmes depuis bien longtemps, agressés de toutes les manières par d’autres cultures, sans que leur flamme et leur singularité ne vacillent totalement, ces hommes qui ont fait du désert un lieu habité disent eux aussi quelque chose de la vie qui ne renonce jamais. Les Diné figurent le sacré avec des sables colorés, nous, nous le chantons… De eux à nous peut-être, des fils invisibles…

 

 

   

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