- LND 2024 - février
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Un magnifique portrait d’un personnage ambigu et passionnant, Isabelle Eberhardt (mais aussi Mahmoud Saadi), sous la plume de Christiane Guidoni.
Le mirage Isabelle
Isabelle Eberhardt, 1877, Genève, Suisse ; 1904, Aïn Sefra, Algérie
« Je veux la liberté entière »
Comment parler d’elle ? Isabelle, l’en allée, l’échappée belle ? La liste des qualificatifs élogieux, erronés ou sulfureux qu’on lui a donnés s’allonge au fil des articles, biographies et romans qui évoquent sa vie et son œuvre. Longue aussi, la liste de celles et ceux qui, passionnément, l’ont fait connaître, sauvant son œuvre de l’oubli.
Je propose d’approcher ce qui nous interroge aujourd’hui : une femme aux identités multiples dont l’émancipation passe par l’islam, et qui précède les débats actuels autour des stéréotypes de genre (serait-elle Queer ?).
Les citations renvoient à sa correspondance ainsi qu’à son journal intime et ses carnets de route . Aborder son œuvre littéraire serait l’objet d’un autre article.
1. Les tribulations d’une journalière
Isabelle a pratiqué plusieurs formes d’écriture qui témoignent des multiples facettes de son talent. En écrivant, elle s’invente un autre moi, elle échappe à la réalité. Elle nous écrit de ce pays lointain qu’elle est à elle-même.
Tout a commencé par l’écriture épistolaire et dans un même élan : le désir d’évasion, le souci de soi, la quête spirituelle. Sa correspondance montre sa volonté de donner un cadre à ce qu’elle appelle son « chaos ». Il en va de même avec ses journaliers, sorte d’antidote à la tentation d’« un dérèglement de tous les sens ».
L’appellation « journalier » (plutôt que journal) renvoie à l’écriture conçue comme un labeur quotidien. Elle voudrait se dévoiler aux autres et à elle-même ; dès son premier journalier, elle dit vouloir atteindre son « moi réel ». Dans le même temps, elle vit avec le remords de n’écrire que pour elle : « Mais mon journalier à moi ne servira jamais que pour moi et de ne montrer que “ … quelques aspects de ce pays, et quelques notes sur mon âme”… » La question obsessionnelle « Où serai-je dans un an ? » nourrit sa mélancolie. Chaque fois qu’elle commence un nouveau cahier, « À cette heure du livre vague de ma vague existence », elle entreprend un face-à-face avec soi, le temps, la mort.
Dès ses débuts, elle mène une activité de reporter, elle est reconnue comme journaliste et chroniqueuse, en France et au Maghreb. Elle exprime la nostalgie d’un monde d’avant l’empreinte de la domination coloniale et veut faire connaître en Occident la terre de l’islam. Ses descriptions aux tonalités romantiques dépassent le sentiment du paysage et du sublime. Elle s’inscrit dans la veine orientaliste en usant d’un vocabulaire exotique conforme aux préjugés racistes. Cependant, en observatrice avisée, elle critique le colonialisme et défend des idées en avance sur son temps. Il lui arrive d’aller sur le terrain et d’inquiéter les autorités françaises par ses prises de position qui lui vaudront d’être expulsée un temps en France. Elle dénonce la condition des femmes musulmanes, leur vie de recluses. Elle s’identifie avec les déshérités, dont elle dresse les portraits.
En parallèle, la volonté de construire une œuvre est son souci permanent, un leitmotiv revient : « maintenant que je me suis mise sérieusement au travail littéraire, je ne l’abandonnerai plus… » Elle voudrait peindre, illustrer ses textes, quelques croquis ont été conservés. Ses tentatives littéraires (carnets de route et nouvelles, des romans inachevés, Le Trimardeur et Rakhil) annoncent ce que nous appelons aujourd’hui l’autofiction. C’est ce qui lui fait dire : « J’écris, parce que j’aime le processus de création littéraire. » Elle met la littérature sur le même plan que la foi pour construire un être idéal. Écrire, c’est creuser sa plaie mais aussi se recréer. Perfectionniste, elle réécrit sans cesse et peine à faire publier son œuvre.
Isabelle est une écrivaine nomade : « Il ne s’agit pas de vivre mais de partir ». Dans ses Notes de route, l’écriture du moi est aussi écriture du monde. L’errance nourrit ses écrits tout en l’empêchant d’écrire, car elle rend impossible le refuge d’« une chambre à soi ».
Son seul bien, sa besace contenant tous ses écrits fut retrouvée, sauvée des eaux, comme un symbole réconciliant l’exil et la demeure.
2. Identités
Si les journaliers font d’Isabelle une héroïne picaresque, nous allons voir que les rôles sociaux qu’on lui prête et qu’elle se donne, révèlent un personnage kaléidoscopique, insaisissable dans ses contradictions.
Les noms
Bien au-delà du simple pseudonyme d’écrivain, sans aller jusqu’à l’hétéronymie pratiquée par Pessoa, Isabelle-la-sans-nom, la bâtarde, joue à la valse des noms jusqu’au vertige. Sa connaissance des langues nourrit ses jeux d’identité.
Cela commence avec le patronyme.
Fille illégitime, elle est marquée du sceau de l’infamie, quelle que soit l’hypothèse retenue quant à son géniteur. Elle choisit pour patronyme le nom de son grand-père maternel : Eberhardt. Patronyme qu’elle gardera, même si en se mariant, elle devient épouse Ehnni Slimane.
Au féminin, elle décline ses prénoms en trois langues, français, russe, arabe.
De ses trois prénoms (Isabelle Wilhelmine Marie), elle garde celui d’Isabelle et utilise parfois Marie, traduit en Russe Maroussia, diminutif Mania, et en arabe, Meriem.
Son échange épistolaire avec Slimane abonde en surnoms et diminutifs produisant un gazouillis amoureux et ludique : « zouiza, zizou, ziza ».
Pour ses débuts au masculin, son pseudonyme préféré est celui de Nicolas Podolinsky, Podol. Podolinsky représente le meilleur d’elle-même, dit-elle. L’abandon de ce nom pour celui de Saadi prend une dimension initiatique dans son parcours vers l’islam. En effet, elle choisit définitivement le nom du poète persan du XIIIe siècle, Mahmoud Saadi.
Les deux noms, Isabelle Eberhardt/Mahmoud Saadi s’avèrent indissociables au point que Slimane la présente ainsi : Isabelle Eberhardt, ma femme, et Mahmoud Saadi, mon compagnon. Elle-même se nomme parfois, non sans dérision : madame Mahmoud Saadi Eberhardt, en une parodie de nom d’épouse.
Les rôles sociaux
Bien avant Isabelle et bien après, nombreuses sont les femmes, souvent artistes ou voyageuses, ayant bousculé les codes sociaux de leur temps pour mener une vie conforme à leurs désirs. Toutes ont usé de pseudonymes et porté des costumes masculins. Mais Isabelle va plus loin.
En effet, elle n’a cessé de semer « le trouble dans le genre ». Sans jamais s’enfermer dans un moule, elle a déployé en éventail les facettes des deux sexes.
Toujours en quête de gémellité avec sa mère, son frère, son époux, elle se dédouble sans cesse. Est-elle personne ? Quelqu’un(e) ? Toujours autre, à travers jeux de rôles et jeux de miroirs.
Elle se veut tantôt homme, tantôt femme, jusqu’à l’extrême des stéréotypes. Elle se dit écrivaine mais se parle au masculin dès son premier journalier, affirmant : « Je suis seul et je rêve… »
Femme, elle est mère, fille, amante, sœur, peut-être espionne, sûrement chargée de mission par Lyautey, femme d’affaires pas toujours habile, héritière ruinée.
Dans ses lettres à Slimane, il lui arrive de conclure ainsi : « de la part de la servante d’Allah, ton épouse, ta servante, ta ziza, ton âme, ta fille brune ».
Les vêtements féminins sont pour elle des accoutrements incommodes qu’elle refuse de porter. Elle s’en explique longuement dans sa correspondance : « Je ne me crois nullement obligée, pour être musulmane, de revêtir une gandoura et une mélya », tout comme elle se moque de la toilette des Européennes.
Homme, elle est docker marseillais, cavalier bédouin, sur son cheval piaffant dans l’odeur de poudre, elle participe aux fantasias. Fils spirituel de sages soufis, ascète lors de périodes de retraite, de zaouia en zaouia. Débauché, fréquentant tripots et bordels des bas quartiers, fumant du kif et buvant des nuits entières, choisissant librement ses amants.
Son goût précoce pour l’habit masculin et le crâne rasé ne la quittera pas, en témoignent quelques photos en matelot ou cavalier bédouin. Elle adopte « le majestueux costume du désert », revendiquant le burnous blanc au lieu du « stupide costume européen ».
Elle se décrit ainsi dans une lettre à son frère : « Le cavalier, […] portant à son cou le chapelet noir des khadriyas ce sera Mahmoud Saadi fils adoptif du grand cheik blanc… »
Avec Slimane (« un second moi-même », dit-elle), elle joue une multiplicité de rôles. Fils, frère, amant, compagnon, époux, coreligionnaire, toujours complice, il est « sa famille ».
Au-delà du scandale et de la provocation, elle transgresse pour traverser la vie en s’affranchissant des stéréotypes de genre. Pour Isabelle, la vie intéressante, c’est celle que mènent les hommes. Point. Femme musulmane ou européenne, ce n’est pas « son genre de vie ».
Alors elle s’invente, Isabelle/Mahmoud.
3. Islam
Très jeune, en Suisse, dans la maison familiale, elle aspirait au désert, comme si elle y pressentait le lieu où elle pourrait échapper à son chaos intérieur, rassembler ce qui est épars. L’Europe, c’est « la terre d’exil », « inhospitalière et maudite », celle de la chrétienté honnie pour celle qui proclame « Moi qui n’ai jamais été et ne serai jamais chrétienne ».
Au Maghreb, où l’entraîne sa quête d’absolu, elle découvre une religion et une terre réunies en un même rêve d’Orient. Désormais, l’islam sera « sa cause aimée » pour laquelle elle mènera un combat culturel car elle croit à l’unité spirituelle de l’Islam bien plus qu’à celle du christianisme. Elle défend l’islam universel et intemporel contre l’Occident colonisateur.
Dans son évolution personnelle, elle trouve un équilibre entre les élans extrêmes de ses contradictions : « … je tâche de [...] m’islamiser […] sans la foi, je serai perdue sans retour. » Elle cherche, en même temps que la liberté et l’autonomie absolues, l’abandon total à Dieu. Quel Dieu ? Celui qu’elle rencontre dans l’islam ésotérique.
Dès 1900, elle est initiée dans une confrérie soufie, la Khadrya, devenant ainsi la première soufie européenne. Elle est d’emblée reconnue et accueillie par les croyants qu’elle fréquente, hommes et femmes. Elle aime l’épreuve du désert, elle accomplit de longues retraites, pratiquant l’ascétisme et la pauvreté, au détriment de sa santé. Formée par Si Mohamed Elhachmi (« l’esprit le plus prodigieux que j’aie rencontré »), qui la traite en fils adoptif, elle devient également l’amie d’une maraboute renommée, Zaynab. Cependant, elle garde une totale liberté. Loin d’obéir aux dogmes, disciple indiscipliné, elle va toujours voir ailleurs. Elle ne suit pas un seul guide spirituel et n’adopte pas le mode de vie musulman. Sa foi soufie s’avère compatible avec ce qu’elle appelle « les narcotiques de la vie, l’art, la poésie et l’amour ». Sa quête est aussi quête des origines, le désert et l’islam se confondent dans un passé mythique. La liberté, l’amour et le Coran se mêlent dans l’idéal d’un « vieil islam ».
Elle adhère à l’amalgame entre l’amour divin et l’amour des amants, prôné par certains courants soufis : l’unité en Dieu, l’abolition des dualités. Le couple d’amants qu’elle incarne avec Slimane, au-delà d’une vision romantique (« aucune force humaine ne saurait nous séparer »), correspond à une conception de la littérature amoureuse soufie.
Ainsi, la foi d’Isabelle rassemble les contradictions d’une insoumise qui livre dans ses écrits un pèlerinage intérieur où la religion n’est pas une entrave à l’émancipation.
4. La mort
Dans ses Notes de route, au gré des arrivées et des départs, elle avait écrit : « Il fait bon s’endormir ainsi, n’importe où, à la belle étoile, en sachant qu’on s’en ira le lendemain et qu’on ne reviendra sans doute jamais, que tout ce qui est ne durera pas… »
Et encore : « … dans le provisoire et l’incertain de l’heure, Aïn Sefra est belle… »
Aïn Sefra : sud de l’Algérie, 21 octobre 1904, la tragédie, la fin de l’errance. Les journaux racontent la catastrophe ; enfants, indigènes et européens emportés par la crue de l’oued. Slimane est retrouvé vivant, mais pas Isabelle. Voilà. C’est ainsi qu’elle a cessé de « jouer par politesse la fatigante comédie du monde ».
Dans une famille hantée par le suicide du frère aîné, la mort appartient à l’horizon rassurant des possibles qu’Isabelle évoquait parfois avec un accent romantique : « le seul refuge qui s’offre à moi c’est le suicide, le probable néant de l’au-delà ». De même, dans une conception soufie, la mort est apprivoisée grâce à la résignation devant l’heure venue, attendue.
À la question, souvent posée dans ses Journaliers, « Sous quel ciel et dans quelle terre reposerai-je au jour fixé par mon destin ? », la réponse était « n’importe où sous le sable brûlé du désert, loin des banalités profanatrices de l’occident envahisseur ». Reposer en terre musulmane était son souhait, elle imaginait « une tombe silencieuse […] dans la paix d’un cimetière musulman ».
Sidi Boudjemaâ : cimetière, l’inscription sur la tombe, « Isabelle Eberhardt, épouse Slimène Ehnni » en caractères romains et « Mahmoud Saïdi » en lettres arabes.
« Du vent vous dis-je, du vent, et un peu de sable dans le vent. » Edmond Jabès.
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