Édito d'avril 2024

Pour cet édito spécial, Raphaël Cavallero, auteur de longue date du Décaméron, répond au texte "Les mots nous manquent" de Bernard Biancarelli. 

 

     Ils ont mis des clés aux mots pour enfermer les mots

 

 

Salut B

 

Quel est le comble de celui à qui les mots manquent ?... - Réponse : c'est de trouver les mots pour le dire.

En tous cas en ce qui me concerne tu as trouvé des mots pour des pensées chez moi qui n'en avaient pas encore, des pensées qui avaient mal au ventre comme un chien ou un chat à qui on n'avait rien trouvé à donner à manger. Ce que tu as écrit me soulage aussi je crois parce qu'au fond du coup je me dis que je ne dois pas être le seul dans ce cas (le seul à avoir besoin de mots qui disent la poésie qu'il y a dans la vie). Et puis aussi, manger pour le chien et le chat, non seulement ça rempli mais en plus ça réconforte... Et au fond nous les êtres humains bientôt cyborgs, à part à manger et une caresse (depuis le premier jour de notre naissance comme depuis la nuit des temps) finalement qu'est-ce qu'on besoin de plus ?... 

Je vois ça aussi (ton édito) comme une invitation à se délivrer en délivrant les mots qui sont enfermés à l'intérieur de nous, une invitation à sortir de nos prisons (d'une certaine manière on pourrait dire « à se délivrer par la parole poétique »). En fait je ressens ça comme quelque chose de fort (je sens que tu y as mis beaucoup de coeur). Et ce que ça me fait comme image c'est comme un coup de poing dans le cœur du lecteur pour réveiller l'humanité qu'il y a en lui (un coup de poing avec une caresse dedans bien sûr - « Una carezza in un pugno » comme le dit déjà le titre de la chanson, dans un tout autre contexte ). Un genre de coup de poing un peu à la Don Camillo, un coup de poing salvateur qu'on se repasse au ralenti rien que pour le plaisir, parce qu'il envoie tout valdinguer (que même le bon dieu si il est pas d'accord, il a qu'à regarder ailleurs, parce qu'ici il y a des priorités, des petites choses à "remettre en ordre" avec des "règles" qui ne regardent seulement que le petit monde immense de l'humanité et de sa poésie…). Un coup de poing peut-être aussi un peu quand-même comme un coup de pied au cul à ceux qui tous les jours massacrent l'âme de cette poésie de l'humanité avec leur monde en toc qui n'a trouvé de sens que dans la « liberté » (l’obligation…) de consommer et la « liberté » (là aussi on finit par se demander parfois si ce n’est pas devenu une obligation…) de s'exprimer pour dire toujours plus de conneries pourvu qu'on ne se sente pas exclu, pourvu qu'on soit bien dans le champ, dans le cadre de la lumière artificielle de nos écrans (pour soi-disant « partager »)... Un monde en toc, un « monde d’après » (d'après ce qu'on dit), un monde sans nuances avec un pouce en l'air et un pouce en bas. Un monde avec internet et bientôt si ça continue, un monde dans internet (Internet avec ses « mots clés » pour enfermer les mots - et les pensées qui vont avec). Un monde qui tourne en boucle, qui ne s'arrête jamais et qui ne sait même plus comment on fait pour fermer sa gueule (un monde google avec une grande gueule). Un monde qui ne sait plus écouter le silence du monde, le silence des autres, le silence aussi parfois où on laisse juste parler les petits riens. Un monde qui a souvent l'impression de voler très haut et de plus en plus haut et qui pense avec une intelligence froide et une arrogance imbécile et destructrice que ceux qui volent un peu plus bas comme les abeilles, au même niveau que les fleurs (ceux qui savent parler aux fleurs), ne sont que des débiles au ras des pâquerettes. Un monde où souvent aussi on fait semblant de s’aimer (et c'est un euphémisme que de dire que cette ambiance à la con d’internet y est encore pour quelque chose). Un monde aux antipodes (puisque j'en parlais un peu plus haut) du petit monde de Don Camillo, où là ce qui est beau au contraire c'est qu'ils font semblant de se détester (peut-être par pudeur ou peut-être par peur...parce que l'amour serait une trop belle chose pour être avouée, par peur qu'en la disant, du même coup, cette chose meurt et disparaisse - un peu comme tu le dis dans ton édito : « Ces mots mort-nés, zombies dans nos ténèbres, sont peut-être les plus importants. En tous cas, ils le sont tant qu’ils restent muets. Car dès qu’ils ont été prononcés, dans un souffle ou une éructation, voilà qu’ils laissent la place aux autres mots, plus banals, plus convenus, mécaniques, analytiques et sans profondeur : L’âme soulagée, l’esprit reprend toujours sa folle sarabande, d’un sujet à un autre, une pensée en entrainant une autre, une pensée en oubliant une autre. À peine dits les voici à l’agonie entre les humains : désincarnés au fur et à mesure qu’ils sont prononcés, repris, répercutés, sanctifiés… passati par pruverbii. Les mots s’étiolent, vieillissent et meurent… Oui, les plus beaux mots peuvent mourir… Faut-il donc espérer que les mots nous viennent ou bien qu’ils restent tapis au fond de nos âmes avec leurs secrets ? »).

Pour le dire simplement, tes paroles sont vraiment pour moi une aide et un réconfort parce que moi, comme beaucoup d’autres qui t’ont lu aussi j’en suis sûr, j'ai ce sentiment justement, comme tu le dis, d'aller chercher les émotions avec les mots tout au fond (des mots toujours très banals comme le soleil ou la pluie mais des mots toujours nouveaux parce que comme tu l’écris encore : « Pour qu'ils soient vrais, il faut qu'ils soient neufs. Il faut être allé les puiser au plus profond » ! ). Et puis aussi en plus le fait que quelqu'un s'en aperçoive (que je vais tout au fond pour ramener des mots) c’est un peu comme si on me disait : « Non tu n'as pas rêvé, tu n'es pas fou, moi aussi je le vois ce que tu vois et ça valait la peine d'aller le chercher. »

 

A prestu

 

Raphaël

 

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