Yves Rebouillat - À qui profite l'"Intelligence artificielle" ?

S’interroger sur l’Intelligence Artificielle pour mieux revenir vers l’humain, c’est ce que nous propose ici Yves Rebouillat. Il existerait donc un « cercle vertueux » ?



À qui profite l’« Intelligence Artificielle » ?



« ... les présentations étant faites, abordons le sujet...

... et dissipons d’emblée une croyance : il n’y a pas d’intelligence artificielle ! Une définition convenable de l’intelligence est donnée par le CNRTL1 : « Fonction mentale d’organisation du réel en pensées chez l’être humain, en actes chez l’être humain et l’animal. » Les robots, les machines, les ordinateurs ne pensent pas, ils fonctionnent à l’électricité, s’alimentent à des bases de données, usent de statistiques, embarquent des probabilités, obéissent aux algorithmes. Aucune machine, aucun robot ne tombera amoureux de nous ni ne pensera à l’aide de concepts ou ne défendra, dans la rue, en pleine conscience – qu’ils n’ont pas – la démocratie en danger... à moins d’avoir été programmés à cet effet ; alors ne se posera même pas la question de leur sincérité ! Ils simuleront, imiteront, mais il manquera toujours quelques ingrédients : l’emballement des esprits, les battements des cœurs, les larmes de l’émotion, du rire, l’ironie, l’humour au second degré, les sanglots de la douleur, les cris de joie, les sons de la jouissance2... sauf simulacres programmés, automatisés, produits par nos techniciens.

Faut-il s’étonner de ce que l’économie, la recherche scientifique et technologique coopèrent pour accoucher d’outils marchands – ou pour les réinventer, moins chers et plus performants –, à l’origine de profits substantiels ? Oui, si l’on a rêvé... Non, si l’on a à peu près compris ce que sont le libéralisme économique et le ressort du capitalisme : le profit. La curiosité, l’agilité de l’humanité, l’ego des personnes, l’envie et le besoin ataviques de sortir des ignorances, constituant le terreau favorable à l’invention, à l’innovation.

À chaque fois qu’un nouveau procédé, modifie les façons de produire, faudrait-il s’inspirer des luddistes anglais du début du XIXe siècle, ces artisans qui cassaient les métiers à tisser conduits par de simples ouvriers au sein des manufactures, concurrençant ainsi les savoir-faire et l’art des tisserands et mettant à mal les revenus et même l’existence de ces derniers ? Il y a d’autres voies plus... civilisées.

C’est un truisme de dire que la nouveauté dérange les foules qui aspirent à garder intacts leurs repères ; de petites modifications de confort sont bien accueillies tandis que l’acceptation des changements affectant nos façons de penser, de travailler, de bouger, de nous nourrir, requiert davantage de temps.

On objectera que « l’Intelligence Artificielle » n’est pas un outil, une marchandise comme tant d’autres en ce qu’elle renvoie, dans ses dernières apparitions fort médiatisées3, à des notions intimes, uniques, celles de notre capacité personnelle à la création intellectuelle, technique et artistique, à notre goût de la recherche, à notre attachement à la valeur « mérite » dans l’obtention d’une solution.

Et alors ?

L’humanité a connu des millénaires d’évolutions, de découvertes, d’innovations... Serions-nous parvenus au bout de notre histoire ; tout ce qui s’inventerait désormais nous entraînerait-il immanquablement vers notre perte ? En vertu de quoi le décréterions-nous ? En quoi aurions-nous raison cette fois-ci, après tant de précédentes prédictions funestes restées sans suites ?

La liste est longue des inventions qui ont représenté un progrès considérable et, en même temps, ont induit des effets indésirés ou connu des détournements.

Jouons à saute-et-mélange-siècles...

La roue, le sextant, la boussole, la vapeur, le moteur à explosion, l’électricité ont favorisé les déplacements, rapproché les gens ; mais il y eut des accidents, des sabotages, les catastrophes navales, aériennes, routières et ferroviaires... les pollutions, les fuites facilitées de délinquants.

Le papier le livre, l’imprimerie, les média modernes ont permis la diffusion des savoirs, les échanges, le ruissellement des connaissances et l’enrichissement culturel mutuel : mais aussi la propagande, le mensonge, la manipulation de haute intensité, l’incitation à la criminalité.

Les outils du bâtiment, de levage, la conception par ordinateur ont aidé les travaux des bâtisseurs : architectes, maçons, tailleurs de pierres, charpentiers, couvreurs. Mais il y eut des accidents au travail, des incendies volontaires, des effondrements, des attentats, des outils transformés en armes, ainsi du tournevis et du marteau.

La généralisation de l’hygiène, les avancées de la médecine, la mise au point de vaccins, ont contribué à maintenir et à restaurer la santé des individus, mais tous n’en ont pas bénéficié pareillement parce que les sociétés sont injustes et leurs richesses limitées et mal réparties entre les nations.

Les conteneurs ont été inventés pour faire parvenir à ceux qui ne les produisent pas, les biens fabriqués loin de chez eux, mais la mondialisation des économies intervenue avec ces caisses géantes se moque des particularismes nationaux et régionaux, nivelle les goûts, abaisse les niveaux d’exigence, répand les « mauvaises » graines, les insectes nuisibles, les virus tueurs et rend les régulations plus ardues. Avec elle, s’est développée la mondialisation du crime plus difficile à combattre à l’échelle planétaire.

Le téléphone mobile a fait oublier nos jeux d’enfants quand nous nous parlions dans des boites de conserve reliées par un fil ordinaire tendu sur quelques mètres entre nous, les talkies-walkies étaient hors de prix. Il a multiplié de façon démesurée les opportunités et les facilités « d’entrer en contact ». Mais, désormais, ni le grand banditisme ni la police ni les petites frappes ne pourraient plus exercer leurs activités illicites sans ce précieux objet à tout faire, ni les commerciaux, les journalistes, les professionnels « uberisés »...

La liste est loin d’être exhaustive ou seulement synthétique...

J’admets que ces rapprochements ne sont pas tous de même nature et que les pesées respectives des effets positifs et des conséquences néfastes n’ont pas été réalisées pour chacun des éléments cités.

Il y a plus sérieux que quelques contreparties inopportunes plus ou moins disproportionnés qui rendent les gens suspicieux, opposés au tour que prennent les choses. Une frayeur moderne – sur fond de peurs immémoriales – s’est emparée de franges des peuples, apparue avec le machinisme et les littératures de fictions pseudo-scientifiques. Une peur existentielle. On redoute la concurrence qu’impose la machine, la prise de pouvoir du robot sur l’Humain, la soumission à des êtres de métal, d’électronique et de plasma, sans morale, ni loi ni sentiments, la décadence de l’Humain, la fin de soi et de ses petits ou grands bonheurs vécus, encore espérés ou que l’on veut faire durer. Ne plus faire confiance en l’avenir, les sciences, les institutions, est un symptôme. Les inquiets en viennent à crier au complot, ils finiront par actualiser la folle thèse d’un « grand remplacement ».

On admettra que les spéculations autour de la « Super Intelligence Artificielle », des « Machines Réactives », des machines « Théorie de l’esprit » ou « à prise de conscience de soi » pourraient bien alimenter les inquiétudes... Mais, et pour faire simple, de la cybernétique à l’IA en passant par les réseaux de neurones, cela fait sept décennies que l’IA, on en parle, en fait, on la redoute et on en promet !

Y a-t-il une régulation dans l’environnement des scientifiques, des chercheurs sérieux et des docteurs Folamour, qui travaillent sur le sujet ? Il y a bien la protection par la loi, des référentiels professionnels de déontologie, des protocoles de recherche, des procédures de sécurité et de sûreté... mais la recherche reste une jungle, elle a besoin de liberté et de chaos créatif... Les régulations y sont mal aisées, les secrets de mise. La Finance aussi connaît bien cela. Et je ne crois pas au respect spontané par les acteurs de valeurs immanentes quand la loi est muette, ni sur la diligence des tribunaux pour faire trancher les litiges quand les textes sont à peu près clairs... 

Mais revenons à l’IA et à ses dernières tribulations.

Celle-ci peut-elle créer des œuvres conformes aux standards couramment admis, telles des romans, des essais, des dissertations, des modes opératoires, des cahiers des charges, des scripts de films... Oui, de plus en plus et de mieux en mieux, à mesure que les bases de données exploitées par l’IA seront plus nombreuses, plus riches et mieux abordées.

Que l’IA livre à l’architecte, une heure après sa commande, un document technique excellemment construit, écrit et opérationnel que son requérant, sans cet outil, aurait confectionné en six jours, n’est pas déraisonnable ni effrayant.

Que l’IA rédige des fiches de synthèse sur n’importe quel sujet qui aideront la personne qui a besoin de leur contenu n’est pas choquant.

Des livres seront fabriqués, achetés et lus ; faudra-t-il les boycotter ? Même s’ils sont bien faits, séduisent, si on en connaît l’origine comme le pain de l’artisan boulanger et le pain produit par l’industrie ? Les « romans d’amour » d’une certaine maison n’ont pas supplanté le « Roman courtois », ni donné ses lettres de noblesse à l’écriture obscène.

Gagner du temps, au moins, prendre des raccourcis, s’épargner des efforts, tout le monde fait cela, partout, tout le temps.

...vous trouverez de nombreux exemples.

La suppression des emplois...

Au moins en France, il n’y a plus de mines de charbon, c’est tant mieux pour l’écologie et pour les mineurs qu’il aurait fallu sinon, continuer d’envoyer à la mort. On doit au moins cela à l’énergie nucléaire marquée par son caractère hyper-technologique.

Dans les administrations la gestion d’archives dématérialisées a mis fin au travail en sous-sol de gens mal payés qui charriaient, dans la poussière, en s’emmerdant, du papier toute la journée.

Supprimer des emplois fâcheux qui minent la santé des opérateurs, constituera toujours un mieux. Qu’une invention chasse de la pénibilité, dégage du temps bien réemployé, elle est une conquête.

Ne faisons pas semblant : l’ « IA » au sens automatisation, robotisation, modélisation, prédiction, substitution aux gestes des hommes et des femmes, aide à la décision, pilotage de machines complexes... existe déjà... depuis des lunes... dans tous les domaines, l’industrie, l’aéronautique, la médecine, toutes les sciences, la lutte contre les fraudes...

Alors ?

Ne nous emballons pas !

Ne confondons pas l’outil et ce qu’on en fait – mal –, sa destination première et son emploi voyou.

Et parce que aucun outil ne fera preuve de discernement à notre place, nous sommes conviés, à garder la tête froide et à tenter de comprendre le monde pour continuer d’en faire partie.

Tâchons de ne pas être dupes des détournements, des falsifications, des petites et des grosses tricheries, des impostures ; il y aura de l’IA pour les débusquer ! Soyons, comme au cinquième siècle avant l’ère commune, comme au huitième siècle après l’ère commune ou au XXe siècle d’hier, vigilants !

Tout peut être fait par les machines à la triple condition que l’humanité gagne en temps libre, partage mieux ses richesses, fasse triompher les Arts et les Vertus.

Merci de votre attention, place aux échanges ! ».



Voilà c’est fait !

Je devais, pour introduire un débat, présenter un petit développement sur un sujet qui fait les choux gras des media toujours prêts à créer des craintes chez les gens, à alimenter leur besoin d’information qui fait vendre les journaux, scruter leurs écrans et à accentuer le mouvement de panique dans un processus circulaire sans fin.

La direction d’une grande entreprise m’avait invité à tenir une conférence-débat de nature à faire réfléchir ses salariés au sujet de l’IA. J’avais accepté parce qu’il m’avait été assuré que je pourrai exprimer un point de vue personnel, iconoclaste ou conventionnel, hors la présence de membres de l’équipe de direction. Aux collaborateurs, femmes et aux hommes présents d’exposer leur point de vue et de discuter sous ma neutralité vigilante...

Le débat a eu lieu et n’a pas cassé trois pattes à un canard. Les gens formaient en gros, quatre groupes : ceux qui s’en foutaient, ceux qui avaient peur pour leur avenir, leur profession, ceux, moins nombreux, qui avaient le sentiment de vivre une aventure humaine exceptionnelle au cours de laquelle l’humanité se débarrasserait des tâches subalternes pour se consacrer aux loisirs, à la culture, aux voyages, et à l’avènement de l’ « Humain augmenté », enfin ceux – les moins « grande-gueules » et les plus malins – qui estimaient qu’à eux tous, ils avaient raison d’envisager toutes les formes d’un avenir complexe.

Après cette opération très bien rémunérée, je suis rentré chez moi, satisfait. J’avais distribué toutes mes cartes de visites faisant état de mes qualités et particulièrement celles de « Professeur agrégé, Docteur en Philosophie, Conseiller en travaux à caractère littéraire ». Je n’avais pas trouvé la bonne formule, mais comme celle-ci ne voulait rien dire, on me demandait de quoi il retournait et je développais mon offre : rédaction de folios, fascicules, opuscules, libelles, monographies, biographies, rapports, accompagnement de lycéens, d’étudiants dans la confection de leurs dissertations, mémoires et thèses... Ce n’est pas le job de prof de philo qui me rapporte le plus d’argent. Avec cette activité « annexe », je multiplie mes revenus, au bas mot, par dix. Pour à peu près autant de travail... au total, ça fait tout de même plus d’une soixantaine d’heures par semaine !

Oh ! N’allez pas croire que je peux tout faire seul : écrire des romans, des textes de toutes longueurs pour des lycéens fainéants un brin analphabètes, des étudiants exigeants, de futurs Docteurs, des inspecteurs de la haute fonction publique, des cadres dirigeants de firmes prétentieuses, des auditeurs de cabinets huppés...

Je suis plutôt versé dans l’outillage informatique : langages, systèmes experts, automates, intelligence artificielle. J’ai suivi un cursus de trois années à Polytech-Sorbonne. Mais c’est ma qualité de prof de philo qui m’a ouvert des portes, grâce à laquelle je me suis fait connaître et suis devenu un conférencier demandé, recommandé, réveilleur d’intelligences abîmées par le salariat.

Je dispose d’un atelier personnel bien équipé en infrastructures et en outils logiciels, le tout à l’état de l’art – serveurs de pointe, grande capacité de stockage, ordinateurs tous usages, fibre optique, multitude de logiciels dont des logiciels d’IA, imprimantes... J’ai de nombreux accès à des banques de données, bibliothèques, de textes et d’images. Des collaborateurs de géants de l’informatique répondent à mes sollicitations. Pour l’essentiel, je suis un homme discret et je ne crois pas être surveillé plus qu’il ne le faudrait. Je suis un faux-vrai-faussaire, mais à bien y regarder, je vends des services non illégaux, j’aide des gens qui expriment des besoins pour toutes sortes de raisons, offrir un livre unique4, truander pour obtenir une note, un titre. Le plus souvent, je n’aime pas mes clients, je sais que ce sont tous, à divers degrés, des tricheurs, auxquels je ne peux pas faire confiance. C’est pourquoi mes conditions en matière de versement d’acompte et de solde sont draconiennes ; et puis je fais peur : « un crack en informatique peut t’attaquer et ruiner ta vie... ». Moi, je travaille sans embrouille, je paie une redevance sur tous les logiciels que j’utilise, je ne pirate rien, ni personne, ne vole rien, je relis, révise, corrige, améliore mes propres outils de révision, je programme et code d’abondance... J’ai participé généreusement à des travaux de développement open source d’outils de détection des arnaques au droit d’auteur.

Je ne dis rien de mes procédés au sujet desquels personne n’a eu le culot de m’interroger.

J’estime que je ne suis pas dépourvu de vertus morales, mais je sais que l’on peut me reprocher une faute réitérée de complicité que je partage avec nombre d’acteurs de l’économie marchande. Personne n’est parfait. Je donne de l’argent pour l’Ukraine, la Croix rouge et le Secours Populaire et fais deux ou trois autres bricoles pour le bien de la planète. Il y a plus et moins vertueux...

1Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.

2Il existe des bibliothèques de tout, comme celles des sons de l'orgasme, téléchargeables en MP3.

3Cf. ChatGPT.

4Si je fabrique le livre de A à Z, j'applique sur la quatrième de couverture la mention « Fait selon des procédés industriels » par opposition à « Fait maison ». Ce n'est pas négociable, même si l'acheteur signe « son » œuvre .

 

 

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