Yves Rebouillat - Au ras du sable

Portrait de femme

D’une apparition est né le portrait de cette femme, réelle ? Fantasmée ? Délicieusement dépeinte en tout cas, par Yves Rebouillat.

 

Au ras du sable

 

 

Je la reverrai toujours s’avancer dans ma direction sans me voir.

Avril finissait, il faisait frisquet, un vent tourbillonnant sévissait depuis la nuit. Elle marchait sur la plage où s’échouaient les vagues dont les embruns contrariés lui picotaient la peau et les yeux qu’elle essuyait de temps à autre. Un foulard dont les bouts voletaient, noué sous son menton, protégeait ses cheveux. Sa robe légère qu’elle retenait à peine, flottait et dévoilait très haut ses jambes. Elle semblait davantage jouer avec les éléments que les subir. Je la devinais allègre. Une grâce, une assurance et de l’énergie émanaient de cette femme en mouvement, indifférente, me semblait-il, à ce qui se produisait dans un rayon supérieur à une vingtaine de mètres autour d’elle. Selon moi, elle ne pouvait pas me voir et c’était bien ainsi, je faisais l’expérience de ce que d’autres, en d’autres circonstances et animés d’autres croyances auraient désigné par les termes galvaudés et fallacieux d’apparition miraculeuse. Le souffle chaotique, l’agitation de l’eau, les petits obstacles faits de coquillages coupants, de bois flotté, de méduses échouées, la déroutaient sans cesse, l’éloignaient de l’extrême rivage et la faisaient remonter vers le haut de l’estran. Entre deux rétablissements d’équilibre, ses enjambées étaient amples et lentes.

Je changeais de position pour ne pas avoir à la croiser tout en continuant de l’observer, fasciné par sa silhouette. Elle était grande, marchait le maintien droit quand le vent se calmait. Elle ne tenait rien en main ni à l’épaule, pas même des chaussures dont elle était dépourvue. Rien ne l’encombrait, n’entravait sa liberté de mouvement, ni son bain d’air humide de fin d’hiver. Son port d’attache était proche à moins qu’une voiture stationnant à proximité ne renfermât ce qu’elle n’aurait pas aimé prendre avec elle.

De profil, elle avait fière et joyeuse allure, de dos aussi. Son bassin était animé d’un léger et charmant roulis. Elle s’éloignait, ce que je désirais moins que tout, mais je n’allais pas me mettre à la suivre. Un choix heureux se présenta. J’aurais pu m’abstenir, ne pas bouger, partir, je décidai de dramatiser la survenue d’un événement trivial et d’en tirer parti. Un chien fou dont le maladroit propriétaire avait lâché la laisse provoqua la chute de la promeneuse. L’homme s’employait à rattraper son animal tournant le dos à la dame. Je me précipitai vers elle, il fallait bien qu’un citoyen fît son devoir ! Je courus comme un dément, comme si sa vie était en danger – la mienne avait besoin d’un nouvel élan – et que les sables allaient l’engloutir. Je parvins auprès d’elle alors qu’elle ne s’était pas encore relevée et j’eus le temps, avant de trébucher je ne sais comment, de remarquer qu’elle grimaçait tandis que j’arrivai face à elle, en glissant à plat ventre.

La beauté m’intimide, j’en ai toujours eu une représentation mentale statuaire, j’y associais la froideur, l’inaccessibilité, le sérieux, l’ennui, l’éternité du marbre et la précarité de la jeunesse, la suffisance... tout le contraire du rire et de ses éclats. Sévère démenti, sa grimace de souffrance se mua en un puissant éclat de rire qui illumina son entier et joli visage et se répéta outrageusement. Mais j’étais bien disposé. Le mien s’étant couvert de sable mouillé ajouta au ridicule de la scène. La manifestation joyeuse de la perfection en mouvement me fit perdre un instant mes moyens et mes références grecques, romaines et Premier Empire.

« Je suis désolée ! Je ne devrais pas rire... mais que faites-vous à plat-ventre à mes pieds ? », dit-elle en riant à nouveau à gorge déployée.

Je pensais voler à votre secours au lieu de ça je me crashe, m’ensable et c’est vous qui allez m’aider à me relever !

J’en suis bien incapable, je crois m’être fait une entorse à la cheville !

Je me débarbouille et je vous aide ; c’était mon projet d’origine après vous avoir vu tomber. Je viens de faire rapidement des tests, tout va bien de mon côté, sauf la blessure d’amour-propre, vous savez de celles dont on ne guérit pas.

Taratata... Il y avait de l’élégance dans votre vol plutôt planté que plané...

Qu’est-ce que je vous disais : « Ridicule » !

Bon, on attend l’été et le retour de la surveillance des plages ou on se bouge ?

Ma voiture n’était pas garée loin, j’accompagnais la dame en la soutenant vers les bancs de la promenade où elle m’attendrait. Ce qu’elle fit. Puis, je la déposai dans une clinique dotée d’un service d’urgence après que nous eûmes récupéré ses papiers dans son appartement tout proche. Je me sentais prêt d’attendre avec elle, mais elle repoussa cette proposition et me donna rendez-vous le soir même pour un apéritif de remerciement dans une brasserie « sympa ». Stupéfait, je l’entendis me demander mon numéro de mobile.

En cas d’empêchement... je ne veux pas que vous ayez le sentiment que je suis versatile, sans parole ou impolie.

Je sais où vous habitez maintenant, craindriez-vous des représailles ?

 

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Le soir le rendez-vous fut confirmé.

Boitant bas, elle faisait les cent pas, devant le bar-lounge-restaurant qu’elle avait choisi.

Ce n’était pas la peine de m’attendre dehors...

Si vous m’aviez fait faux bond, je n’aurais pas toléré de vous attendre à l’intérieur, j’ai un sens suraigu de la dignité !

Une allusion à ma glissade matinale ?

Je l’avais déjà oubliée !

Nous nous retrouvâmes dans une vaste salle à la décoration « Art Nouveau », avec petites tables et petits fauteuils, disposés au vu de tous mais décemment espacés, alcôves pour clients désireux de préserver leur intimité, lampes de table à tulipe en pâte de verre multicolore, nappes blanches... Une ballade Jazz en fond sonore – il y en aurait d’autres – conforme à mes goûts et à mes dispositions auditives.

Je m’interrogeais : cette salle abritait-elle de simples apéritifs ?

Vous avez prévu de dîner ?

Je n’ai rien prévu, il n’y a pas de piège et vous pouvez même vous asseoir.

Je lui prêtais tout à coup l’intention de vouloir prendre le contrôle de notre relation. Mais après tout, on ne se connaissait pas, elle avait sans doute intérêt à montrer qu’elle avait du caractère, qu’elle ne s’en laisserait pas conter et qu’elle ne se ferait pas embarquer dans n’importe qu’elle aventure. Elle avait raison. Et moi-même, qu’avais-je fait sur la plage ? Il s’agissait bien de manœuvres...

 

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Nous bûmes un vin blanc servi avec des amuse-gueules : charcuteries et fromages corses, olives à la grecque, gressins italiens, tapas catalans, le tout en portions lilliputiennes.

Sous ces auspices méditerranéens, la conversation s’engagea sans délai. Mus par une soif commune de savoir tout de l’autre avant de quitter l’établissement, nous y dînâmes et enchaînâmes cent sujets dans un « coq-à-l’âne » susceptible de dérouter une personne normale qui nous aurait écoutés. J’appris de sa bouche beaucoup d’elle cette nuit-là. Et plus tard encore.

Elle était blonde, portait ses cheveux mi-courts, ses yeux étaient bleus délavés, elle avait le nez court, un rien retroussé, son visage n’était ni oblong ni rond ; carré surtout pas ; le dire « diamant » ou en « cœur » ne serait pas exact ; elle avait de jolies oreilles auxquelles étaient accrochées de discrètes boucles bleu azur, comme la pierre enchâssée dans l’or, fixée à la chaînette du même métal passée autour de son long et gracieux cou. Ses yeux en grosses amandes lui donnaient un air perpétuellement rieur. Elle avait un léger accent, celui un peu traînant du Lyonnais. Elle mesurait cent soixante-treize centimètres, j’ignorais son poids et m’en fichais, il était bien réparti à mon goût.

Nous aimions la musique, le Jazz et le Rock, avec des préférences inversées. Aussi le spectacle vivant : tous deux les concerts, moi, plus la danse et le cirque, elle, plus le théâtre. Nous lisions tous les deux de nombreux romans, des nouvelles ; en sus, elle, de la poésie, moi, des essais politiques.

Nous nous adonnions à plusieurs sports, elle la varappe, l’alpinisme, la natation en mer, moi... mais c’est d’elle qu’il s’agit...

Elle pratiquait la gymnastique, en général, en début de matinée, le yoga le soir, prenait des cours de tapissage de fauteuil. Le tout sans routines ni crispations, elle pouvait changer ses plans : l’envie de faire était son ressort ; une obligation, une habitude, auraient « gâché un bout de [sa] vie ». Elle descendait des rivières en canoë, aimait le canyoning. Parlait français, anglais et italien. Sa culture musicale et cinématographique était considérable. Elle aimait les karaokés, était à l’aise lors de toutes les danses de salon auxquelles elle se livrait en privé et en boite de nuit où elle criait et bougeait merveilleusement bien et où les gens la regardaient puis cherchaient à savoir, en balayant du regard tout l’espace autour d’elle, si elle était accompagnée, puis renonçaient rapidement parce qu’elle n’intimidait pas que moi ; il y a des projections qu’on ne s’autorise pas.

Sa démarche, hors les plages venteuses, était souple, assurée, cent fois plus élégante que celle de mannequins tristes et anorexiques arpentant nerveusement un podium hideux en tentant de donner vie à leurs seins et à leurs fesses devant un public de sottes et de crétins friqués.

Elle se disait de gauche, républicaine et humaniste, fatiguée par les profiteurs de la politique, tous les élus et leurs équipes de fonctionnaires, de conseillers et de consultants privés. Elle haïssait les fascistes de tous poils : les salauds sournois comme les salauds déclarés ; méprisait les « ni-gauche-ni-droite », ces trafiquants, ces insincères, ces opportunistes, ces illusionnistes ratés. Elle connaissait par cœur leurs logorrhées indigestes et répétées, leurs lâchetés qu’ils tentaient de faire passer pour du réalisme, leurs rodomontades de tristes clowns.

Elle respectait infiniment le monde ouvrier, le petit peuple dont elle s’estimait membre par choix intellectuel et politique. Se mordait les doigts d’avoir voté Macron aux dernières « présidentielles » « mais quoi d’autre à la place ? » Elle détestait la politique mais s’efforçait de se tenir bien informée. Elle suivait avec douleur et empathie la chronique ukrainienne, savait le décompte macabre des disparitions en Méditerranée et les raisons de ces tragédies.

Elle achevait un processus de rupture entrepris d’avec un homme qu’elle avait aimé et qui lui avait fait du mal. S’occupait de ses parents âgés dont elle était la fille unique. Elle était professeure d’histoire, obligée d’enseigner aussi la géographie.

Nos conversations prenaient la forme égalitaire et agréable d’un « chacun son tour ». Elle s’intéressait à ce que je disais, en tout cas ne montrait pas autre chose, me posait des questions...

 

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J’ai rencontré ses amis, elle a fait connaissance des miens ;  nous avons partagé avec eux des week-ends, des repas, nous eûmes des débats. J’admirais son sens de l’argumentation, son calme, l’effort de raison qu’elle mettait dans les discussions pour les garder indemnes des émotions dévastatrices de l’amitié, pour contrer les passions sous-jacentes. Elle parlait moins souvent et moins longtemps que bien d’autres débatteurs. Elle avait adoptée une sorte de discrétion... il y avait peut-être de sa part, de la tactique – une parole rare serait mieux écoutée – il n’empêche qu’elle était devenue en peu de temps la coqueluche de mes amis, de ma famille... Elle faisait preuve d’humour, de sagesse. Et parfois de ruse. Alors son visage changeait subitement d’expression après l’énoncé d’une réflexion, d’un fait : sourire pincé, silencieuse, ou bouche ouverte plus longtemps que nécessaire et regard de côté, guettant les effets conjugués de ses mots et de sa posture sur ses contradicteurs et reprenait comme s’il n’y avait plus rien à dire sur un sujet désormais entendu. Pédagogue, elle ne contredisait jamais de front, faisait des détours, convainquait ou n’insistait pas, mais savait aussi relancer un débat qui s’éteignait. Elle apaisait les énervés, faisait taire les grandes gueules et douter les péremptoires, encourageait les taiseux...

Aux yeux des enfants, elle passait pour une fée ; avec elle, ils riaient, parlaient, jouaient, oubliaient leurs peines, se réconciliaient ; après l’avoir quittée ils demandaient à leurs parents quand la reverraient-ils.

Elle ne craignait pas d’enfouir ses mains dans la terre du potager, dans ses parterres de fleurs. Elle aimait les bons repas mais se refusait de faire la cuisine afin de ne pas décevoir, elle n’avait pas cette flamme-là.

 

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Je lui demandais souvent son avis, un conseil, lui donnais les miens, cherchais à ne l’empêcher, ni la gêner en quoi que ce fût. Elle était « naturelle », simple, sans prétention. Sa voix douce me charmait, comme tout en elle, me faisait chavirer dans un tout autre monde que celui que j’avais connu avant elle.

Nue, elle était une splendeur. Elle exprimait sans chichis sa recherche du plaisir, « sans lequel il n’y a pas d’amour vrai ». Je me réveillais pour la regarder dormir, l’entendre respirer. Je m’endormais pour rêver d’elle, faire avec elle des voyages que nous ferions tôt ou tard. Ou jamais, l’important, la nuit, endormi, c’est le rêve. Je me levais pour vivre avec elle en pleine conscience. Je la quittais pour la retrouver, retardais le moment de l’embrasser, étirais mon impatience espérant en retour un bonheur augmenté.

Le matin, seulement enveloppée d’un négligé de fine soie blanche, sans fioritures,  elle petit-déjeunait de café noir, de fruits entiers ou pressés, d’un yaourt nature, de pain garni de confiture et d’un carré de chocolat.

Rien dans ma passion que ma raison a confortée n’a changé depuis notre rencontre cocasse au ras du sable.

 

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« ... [Aimer] les femmes quelles qu’elles soient, telles qu’elles sont ! » ? Peut-on écrire sur ce thème sans se laisser emporter, dépasser ? Sans tricher, ni confectionner une sorte de portrait-robot, genre « Je recherche... », un portrait-puzzle, faits de traits relevés chez plusieurs femmes ? Sans dresser impudemment le catalogue des qualités fantasmées d’une femme « idéale » ? Sans rédiger une improbable synthèse d’expériences réelles, imaginaires, d’envies, d’espoirs déçus, de rêves vrais et qui persistent des jours, des années... ? Quel fou ranci serais-je donc pour me livrer à si vil inventaire et tellement hors sujet ?

 

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Constance ! Pourrais-tu me relire un papier, c’est pour Albiana.

Ouais ! Une histoire de dingues vraie ou de la totale fiction ?

Tu verras...

 

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