Christiane Guidoni - Artemisia Gentileschi

La « première » femme peintre au XVIIe eut une vie fascinante : difficile, résiliente, foisonnante... Un portrait dressé par Christiane Guidoni.

 

Artemisia Gentileschi

 

 

Orpheline de mère à la naissance, fille d’un peintre, élevée à Rome dans son atelier, victime d’un viol suivi d’un procès qui fit grand bruit. Admirée pour sa grande beauté et la qualité de son art.

Artemisia Gentileschi (Rome, 1593-Naples, 1653 (?)) est souvent citée comme la première femme peintre. Toutefois, rien qu’en Italie, dès La Renaissance, d’autres femmes ont été pleinement reconnues comme artistes et le XVIIe siècle est un grand siècle pour les femmes peintres en Europe. Le jugement catégorique du critique d’art Roberto Longhi affirmant qu’elle est « la seule femme en Italie qui sut ce qu’était la peinture » lui vaut sans doute cette réputation d’être la première, la seule. Depuis que l’on s’intéresse à l’histoire des femmes peintres, Artemisia apparaît comme une grande figure de son temps.

Les féministes en ont fait un emblème. Des librairies, galeries, revues, portent son nom ; son œuvre et sa vie ont suscité des études, des biographies dans diverses langues. Des expositions en Italie et d’autres pays comme la France (une rétrospective en 2012 à Paris) ont eu lieu ces dernières années. Pour Artemisia, la célébrité est donc de nouveau au-rendez-vous.

J’ai choisi de suivre l’itinéraire d’Artemisia à travers une quête du nom, une quête d’identité.

Il faudra qu’Artemisia fasse de son prénom un nom pour être distinguée de son père, le peintre Orazio Gentileschi. Elle veut être reconnue en tant que femme peintre et pas seulement en tant que fille de peintre.

Artemisia entre tôt dans l’histoire et pour de mauvaises raisons. Pourquoi revenir sur l’épisode du viol ? Parce que la violence subie a nourri l’art de la jeune femme, parce que nous détenons les premiers actes d’un procès pour viol qui défraya la chronique romaine pendant plus de six mois.

Artemisia, élevée avec ses trois frères par un père sévère, connaît cependant la liberté d’une ambiance d’atelier, parmi le va-et-vient d’artistes et de gens du menu peuple. Enfant elle pose en angelot, très tôt se met à dessiner avec ferveur. Pour son apprentissage de peintre, son père la confie à un certain Agostino, dit le « fanfaron ». Quand Artemisia accuse son maître de viol, son père finit par réclamer justice un an plus tard. Les témoignages lors du procès sont passionnants : un imbroglio de mensonge et de vérité, un défilé de faux-témoins payés. Agostino nie. Artemisia accepte toutes les confrontations, vérification gynécologique, supplice dit « des lacets » : les doigts sont serrés par des lacets tandis que la plaignante est interrogée. Artemisia ne cesse de raconter, tous les détails, crûment. L’humiliation est immense, elle est traitée comme une femme de mauvaise vie. Condamné, l’accusé ne reste en prison que le temps du procès ; il est banni mais revient aussitôt, et redevient le grand ami du père ! Artemisia, elle, pour le meilleur et pour le pire, subira toute sa vie les effets d’une réputation ruinée.

 

Selon les mœurs de l’époque, Artemisia Gentileschi, adolescente déshonorée, devrait entrer au couvent. La peinture lui permet d’échapper à cela, son père réussit à lui trouver un mari qui, en lui donnant un nom, effacera le scandale et lui évitera de tomber dans l’anonymat de la fille publique. Le nouveau nom, Lomi, est un laissez-passer ; mais le mariage n’est qu’un intermède. L’activité artistique s’avère incompatible avec le rôle d’épouse. Alors, quand le mari demande l’annulation du mariage, Artemisia rejoint son père en Angleterre, elle redevient Gentileschi. Voyager seule, à l’époque c’est encore faire exception. C’est le plaisir d’être libre, sans comptes à rendre. Elle tourne la page. Ni épouse, ni mère. Son unique fille, qu’elle n’élèvera pas, la reniera très vite. Désormais, la peintre sera une femme seule, prix à payer pour la liberté. Elle s’affranchit des contraintes mais si l’art permet l’émancipation, quitter le moule féminin apporte aussi un certain désarroi. Elle se console en se disant qu’elle est une virtuose et que, « femme, elle a peint comme un homme, peut-être mieux. »

L’épisode anglais : c’est la reconnaissance de l’artiste qu’elle est venue chercher et son père s’incline devant son talent, il l’introduit à la Cour. Dans l’entourage de la Cour, on s’interroge : « Espionne ? Gitane ? Bâtarde ? Couturière ? Veuve, maîtresse, de qui ? Cantatrice » ? On lui adresse des poèmes : qui êtes-vous ? Mais elle n’en souffre pas, habituée depuis son jeune âge à être traitée de dévergondée et de putain. Roturière et quoique soumise aux exigences du mécénat, son privilège d’artiste la place dans l’intimité des grands. Elle n’envie guère l’existence des dames qu’elle rencontre, poupées tristes, contraintes à endosser leurs parures ; attentive à peindre leur visage et leurs mains, elle n’y lit que détresse et ennui.

Être loin de son pays, étrangère et exilée, laisser son identité en suspens, cela lui convient. Voyageuse, elle aime aussi s’enfermer dans l’atelier, artiste recluse dans sa tour d’ivoire. Mais elle a choisi une carrière, elle évolue librement dans l’espace public.

De retour en Italie, elle fonde une école à Naples. Femme, elle enseigne son savoir à des hommes, elle paie des modèles hommes et femmes. Ses lettres, écrites par son frère qui est aussi son secrétaire, car elle sait tout juste lire et écrire, montrent qu’elle est habile en affaires. Dans une lettre où elle marchande le prix d’une commande de portrait, elle précise « le nom de femme suscite le doute tant que l’on n’a pas vu l’œuvre ». Ailleurs elle affirme porter « une âme de César dans le cœur d’une femme ». 

La question du modèle et de son portrait est au cœur de la peinture. La postérité attribue un autoportrait à Artemisia, qui, s’il est bien une de ses œuvres, serait cependant le portrait d’une autre, une amie. Parmi ses derniers tableaux, un autoportrait la montre en train de peindre un modèle masculin, leurs visages se faisant face, en miroir.

On le voit, sa vie a les couleurs baroques du clair-obscur de ses toiles. En quoi est-elle une peintre importante ?

 

Dans la hiérarchie picturale de l’époque, les sujets d’histoires bibliques et mythologiques viennent en premier. Puis les portraits, les peintures animalières, les paysages et les natures mortes. Les femmes se sont souvent cantonnées aux fruits et aux fleurs, pratiquant de petits formats.

D’emblée, Artemisia s’attaque aux sujets les plus prisés par ses collègues masculins et elle exécute des toiles de grands formats (d’un mètre cinquante à deux mètres). Ses thèmes sont ceux de son temps. Elle peint ce que peint l’école caravagesque. Des déesses, des musiciennes, des vierges à l’enfant, des héros, des chevaliers.

Mais on peut souligner certains points. Dans certains tableaux les femmes brandissent des armes, poignards, pieux et épées. Elles sont parfois victimes telles Lucrèce, Suzanne au bain ou les filles de Loth ; mais le plus souvent elles sont vengeresses, tuent de grands généraux de guerre. Esther, Judith, les femmes représentées sont des héroïnes assassines qui font tomber des têtes d’hommes qu’elles portent ensuite fièrement dans un panier d’osier (la tête de Jean-Baptiste et surtout celle d’Holopherne). Artemisia détaille les scènes, les redéploie en plusieurs épisodes, ou les reprend avec une sorte de délectation, non sans cruauté. La toile intitulée La décapitation d’Holopherne, qui montre le guerrier surpris dans son sommeil, est le tableau qui fascine depuis des siècles le public et les spécialistes. Elle est la seule peintre à représenter la servante et Judith à l’œuvre, contrairement à l’épisode biblique, repris par les caravagesques. Même chez Caravage, la servante se tient à l’écart. Ici les deux femmes s’activent ensemble. Holopherne est renversé sur son lit ; la finesse d’exécution des tissus, toujours magnifiques chez Artemisia, contraste avec le sang qui gicle, éclabousse les draps, les vêtements des deux femmes. La servante semble égorger une bête, Artemisia tient l’épée, son geste est précis. Holopherne, la gorge tranchée, nous regarde. La plupart des commentateurs y voient la représentation d’un viol, l’homme jambes écartés soumis aux deux femmes solidaires dans le crime. C’est une scène théâtralisée, d’une violence inouïe. Un tableau qui permet de dire, qu’on parlera peut-être, quand les femmes auront pris la place qui leur est due, du siècle d’Artemisia pour évoquer le XVIIe.

Elle se sera fait un prénom aux côtés de Caravage et de son père Gentileschi…

 

Bibliographie (succinte)

Actes d’un procès pour viol en 1612 suivis des lettres d’Artemisia Gentileschi, ED. Des femmes, 1984.

Banti Anna, Artemisia, POL, 1989.

Jamis Rauda, Artemisia ou la renommée, Presse de la Renaissance, 1990.

Lapierre Alexandra, Artemisia, éd. Pocket, 2010

Vreeland Suzan, La passion d’Artemisia, L’Archipel, 2003.

Arts Magazine, mars 2012.

 

Judithe décapitant Holopherne, Artemisia Gentileschi, réalisé entre 1612 et 1613, musée de Capodimonte, Naples.

 

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