Annie Eugénie Smadja - Ode à mon vieux Montblanc, noir et or

Annie Eugénie Smadja nous raconte l’histoire de son vieux compagnon d’écriture, de la rencontre à l’inéluctable déclin…

 

 

 

Ode à mon vieux Montblanc, noir et or

 

 

Salut mon vieux, mon blanc tout noir. 

Te voilà au rencard parmi les bijoux, rangé dans ta jolie boîte noire, que j’ai conservée presque intacte. Juste quelques empreintes de doigt, quelques empreintes de vie sur la doublure intérieure, à peine jaunie.  

 

Depuis trente-cinq ans, tu étais mon partenaire. Objet de convoitise et symbole du beau, du luxe, je me souviens avec quelle application je t’avais choisi. Je passais et repassais devant ce magasin à la devanture plus étincelante que celle des voisins, sur la place centrale de ma ville natale, dans le quartier de mon enfance. J’écrasais mon nez sur sa vitrine, comme une toute petite fille.

Jhésitais : noir ou bordeaux foncé ? Lequel ? Non, pas l’énorme qui ressemblait à un gros cigare, que certains journalistes célèbres, hommes ou femmes, exhibaient à la télé. Le plus petit, à la taille de ma main. Tu serais le moins extravagant, en coût et en couleur, la seule touche de classicisme dans ma vie de l’époque.

Comme j’étais fière : plus le porte-plume nostalgique de l’école primaire, plus le banal stylo à bille, plus le stylo encre baveur avec l’encre qui dégouline et tache définitivement les doigts, plus le feutre à pointe ultrafine ersatz du vrai, du seul. Non, enfin, le Prince des stylos à plume !

 

Javais quand même dû renoncer à ton presque pareil, mais orné dune pierre précieuse et me contenter de ta sobre petite étoile blanche au bout du capuchon.

Noir, fin et discret, avec ta si belle plume, ta plume en or. Je tai essayé longuement pour choisir lor qui t’irait le mieux : quel débit ? quelle plume large, moyenne ou fine ? J’étais fébrile et la vendeuse obséquieuse me regardait comme si j’étais folle. T’acheter était une véritable étape initiatique. J’étais jeune et je me lançais… ou me rangeais.

Voilà, tu porterais une plume très fine, au débit cependant fluide. Et pas de simples cartouches, un réservoir d’encre ! Quel curieux plaisir que de tremper ta plume dans ce flacon aux formes surannées, pour aspirer très lentement le liquide noir, ou bleu selon l’humeur, qui te gorgerait. Tu étais le luxe et la volupté, juste à ma main, comme moulé pour mes doigts.  

 

Comme j’étais gonflée de satisfaction lorsque je t’ai posé la première fois sur mon bureau, hésitant sur le meilleur emplacement, plus à gauche, à droite, non au centre.

Moi, si désordonnée, tu es presque le seul que j’ai toujours remis en place dans sa boîte, bien rangé dans la forme ajustée à ton corps, prévue pour t’accueillir.

Un jour, je t’ai lâché, tu t’es planté tout droit au sol et en a gardé une légère torsion, malgré les soins. Comme jaimais ce très fin bruissement de grattage sur le papier, cicatrice de l’accident. Je le reconnaissais, entre tous.

Avec toi, les mots semblaient s’écrire tout seuls sur la page, comme par miracle. Compagnon de route depuis si longtemps, tu as partagé mes labeurs, mes joies et mes peines. La patine t’a embelli, tu es resté performant et alerte. Tu as cru, comme moi, ne jamais vieillir. Et pourtant, je ne te caresse plus.

Je pianote d’un geste rapide et sec, avec deux pouces sur mon téléphone, ou deux index sur ma tablette. Ils sont désormais mes instruments, voyageurs, efficaces et froids. Eux m’autorisent la liberté de n’importe quelle position : avachie sur un fauteuil les deux pieds sur la table, assise en tailleur sur le lit, ou allongée dans le canapé.

 

Je ne t’ai plus jamais sorti de ton bel étui. Sans même m’en apercevoir, je tai juste… oublié. Un jour, subitement, tu es devenu vieux.

 

 Ce texte répond à l’une des propositions de l’atelier d’écriture de Racines de Ciel. Le thème de l’édition 2023 était « les réécritures », soulignant le lien entre lecture et écriture.  Les propositions s’appuyaient sur des textes de Sheila Watt-Cloutier (Le droit au froid), Albert Cohen (Le Livre de ma mère), Antoine Ciosi (Peut-être qu’un jour), Baudelaire (La Chevelure).

 

 

 

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